Qu’il utilise la photographie, le dessin ou la peinture, Alain Nahum puise son inspiration dans la simplicité du quotidien pour raconter des histoires à la fois intimes et collectives, ancrées dans le réel tout en stimulant l’imaginaire. Interrogeant les traces anonymes laissées à même le sol ou sur les murs de nos villes, l’artiste livre une vision poétique du monde, où s’entremêlent les petits bonheurs comme les inquiétudes des hommes. A l’occasion de l’exposition Les Transparences Masquées – du nom de sa série photographique dédiée à ces vitrines badigeonnées rapidement de peinture par les ouvriers pour abriter des regards tel ou tel chantier de rénovation –, que lui consacre actuellement à Paris la Librairie photographique Le 29 et de la récente publication de ses ouvrages Nation Souterraine et Mise en Sacs – Mode d’Emploi, aux éditions Voix, l’artiste a accepté de se prêter au Jeu des Mots.
Enfance
Les images et les mots sont pour moi indissociablement liés à l’enfance. Voir, Nommer, Parler, Dessiner, Rêver génèrent des Mots et des Images et des Images des Mots. Jouer avec la magie des mots et des images est pour un enfant une vraie jubilation ; c’est ainsi que chacun bâtit son petit théâtre intime, son rapport au monde, à la vie. A l’école, j’ai délaissé les mots des livres pour m’intéresser davantage aux images, du fait d’une nouvelle méthode, qualifiée de globale, qui venait d’être mise en place et m’a retardé dans l’apprentissage et le plaisir de la lecture. C’est avec les images que je me suis mis à voyager, les collectionnant, les découpant dans les revues pour faire des collages à la manière de Max Ernst et de Prévert. Lisant des bandes dessinées en cachette de mon père, qui les avait interdites à la maison. J’ai pris alors l’habitude de me fier à ma vue et j’ai aiguisé au fil du temps mon acuité visuelle. Je me suis peu à peu passionné pour la peinture, la photographie et le cinéma, et suis devenu réalisateur et artiste.
Inspiration
Le surréalisme et le cinéma m’ont profondément marqué. Le premier m’a montré l’infinie diversité de l’imaginaire et la manière de s’affranchir des règles et des conventions. Le second m’a hypnotisé et happé avec ses ombres fantomatiques, la force de ses récits en images et sa poésie.
Image
J’ai toujours en tête qu’une image est une construction mentale, où se télescopent mystérieusement le réel et l’imaginaire. L’image s’accomplit en nous de manière vivante, nourrissant notre vue et nos pensées. Elle est un étrange écran du temps, le lieu d’une collision où se rencontrent et se croisent la lumière, l’ombre, les êtres, les objets, la nature, le passé et le présent. Elle n’est pas un fragment de réel, ni son miroir, mais un artefact. Dans mon travail, je cherche à délivrer les images de toute anecdote. A confronter l’intime à l’histoire collective. Pour moi, une photographie réussie réserve un espace imaginaire à celui qui la regarde. Et sous-tend un récit. Je n’aime pas penser à l’avance aux images, je pars toujours d’une surprise, de quelque chose d’inattendu, qui émerge et attire mon regard. Et ensuite, je cherche la logique des images. C’est ainsi que naissent mes séries urbaines : « Les Papiers de Nuit » sur les charges d’intimités ; « Passages » sur les traces d’usure des bandes piétonnières ; « Les Transparences Masquées » sur les vitrines délivrant leurs secrets ; « Sacs de gravats » sur les migrants et les sans-abri ; « Nation Souterraine » sur un mobilier urbain qui sépare plus qu’il ne protège.
Ville
La ville est faite pour les travailleurs et les flâneurs de toutes sortes. Errer dans la ville, s’y perdre, comme le recommandait les situationnistes, sans avoir à recourir à son GPS pour s’orienter, permet à celui qui tente l’aventure de la redécouvrir sans cesse, de la réinventer, de tracer de nouveaux chemins, de dresser des cartes inédites, d’assembler des fragments d’espace encore inconnus. Pour le cinéaste et photographe que je suis, Paris est un atelier à ciel ouvert, c’est là que j’aime travailler avec l’éphémère, l’à peine visible, l’instable, le fragile. Capter les métamorphoses permanentes du territoire, les traces anonymes et intimes qui se cachent, cadrer les corps et les signes en suspens, enfouis dans les reflets fragmentés des sols ou des vitrines. La ville est mobile, souvent bouleversée, parfois décomposée, elle nous parle de nous, de notre passé, de notre modernité. Et chuchote ses histoires souvent à notre insu.
Emotion
Ce qui m’émeut, c’est l’intimité contenue dans les choses ordinaires, c’est de recueillir les petites traces éparses d’humanité que les gens laissent derrière eux, de croiser des regards, de les échanger, que la photographie devienne le lieu d’un échange et de questions en suspens.
Lumière
La lumière dessine des formes improbables, changeantes, géométriques, abstraites. Sans lumière, pas d’ombre. Sans ombre, les paysages, les êtres, les choses seraient sans volume, sans relief, tristement présents. La lumière est vivante ; en se déployant, elle nous communique son énergie. Elle est indispensable à la vision, à la pensée… Il me suffit d’évoquer le siècle des Lumières pour me rappeler que la pensée éclaire la vision et le regard la pensée. Ecrire avec la lumière a toujours été un rêve pour l’humanité, comme pour moi enfant. L’invention de la photographie l’a réalisé. Aujourd’hui, avec le portable, chacun écrit avec la lumière, photographie. Chaque regard est singulier, on voit toujours avec son œil intérieur. Sans jamais vraiment pouvoir dissiper le mystère de l’obscurité et des clartés enfouies. A trop fixer la lumière du soleil, elle nous aveugle. Cela me fait penser à la caverne platonicienne où l’ombre nous rend captif d’une réalité virtuelle, celle de notre monde où circulent en flux incessants des millions et des millions de photographies.
Trait
Des traces urbaines qui s’impriment sur les bandes blanches des passages piétonniers forment une infinité de dessins informes, « sans queue ni tête », des carnets de ville qui racontent des histoires d’inconnus, de rencontres et de croisements. Entre la trace non pensée et le tracé voulu, il n’y a que l’instant du regard qui lui donne forme.
Couleur
En photographie, le noir et blanc n’est pas considéré comme de la couleur. Pourtant, le noir est une couleur, le blanc en est une autre. Tout le paradoxe vient du fait que la lumière du jour est constituée d’un spectre lumineux qui se compose de six couleurs. Elle peut devenir un peu trop bavarde si on ne la maîtrise pas, le noir et blanc est beaucoup plus silencieux. Je m’aperçois que le rouge est la couleur qui domine dans mes séries photos, lorsqu’elles ne sont pas en noir et blanc. Il faudra que je me pose la question de savoir pourquoi ce lien rouge me tient…
Transmission
Un trait d’union entre les gens. On ne sait jamais ce que l’on transmet vraiment avec son travail. Ce que l’autre va voir, retenir, penser, décoder. Au mieux, on transmet sa vision, son univers. Face aux flux des images d’aujourd’hui, on a une responsabilité quant aux images que l’on prend, il faut les accompagner, être vigilant sur celles que l’on choisit d’exposer ou de publier.
Liberté
La liberté est un moteur pour la création. Elle permet de tourner le dos aux académismes, aux formatages, aux modes. Elle nous isole parfois, nous fragilise, mais contribue toujours à affirmer notre singularité et la vérité de notre art. Lorsque j’ai commencé à faire mes premières photographies sur les passages piétonniers et les papiers de nuit, certains me disaient qu’ils ne voyaient pas l’intérêt de ce que je faisais, que ce n’était pas de la photographie. Une fois mes séries finalisées, ma démarche a été mieux comprise et cela m’a donné la force de continuer à affirmer mon travail. Voir libère la pensée. Etre libre penseur en art est une chose précieuse.
