Le mémorial de Rivesaltes dédié essentiellement à la mémoire des réfugiés espagnols exilés après la victoire des troupes franquistes en 1939 ouvre ses portes à une exposition temporaire Art In Situ, qui accueille trois artistes, Nicolas Cussac, Philippe Domergue et Nessrine Seffar. Tous trois ont arpenté le site à pied ou carnet de croquis à la main, et ont rendu leurs interprétations inspirées par ce site unique en son genre, constitué d’une friche de baraquements délabrés et d’une garrigue balayée par le vent. Relèvements, Les indésirables et Au mémorial sont à voir jusqu’au 28 janvier 2024.
L’art au camp
La commémoration à laquelle nous convie l’exposition Art In Situ réunit trois artistes mobilisés par la problématique de l’exil. Ce thème est plus précisément proposé dans le cadre des événements qui ont marqué la Catalogne, lors de l’arrivée massive du côté de la frontière française d’immigrants républicains fuyant le franquisme. Sans faire appel à une historicité dont l’argument serait documentaire, les artistes Nicolas Cussac, Philippe Domergue et Nissrine Seffar ont décliné leur interprétation, restant au plus près des conditions tragiques du site qui fut de rétention, d’enfermement, de regroupement, de triage, voire d’extermination*…
Le parcours de l’exposition est construit selon une progression démarrant par les œuvres de Philippe Domergue, dont ce n’est pas la première investigation du thème. Pour avoir déjà exposé au Musée Mémorial de l’Exil de la Jonquère et avoir traité à plusieurs reprises ce sujet, il intervient dès l’entrée avec un projet intitulé Relèvements. Après une marche dans le couloir volontairement dépouillé et assez oppressant voulu par l’architecte Rudy Ricciotti, une œuvre discrètement posée en oblique accueille le public à l’entrée du mémorial. Le long parcours à pied dans ce bâtiment à semi enfoui dans le sol, nous a préparés à une analogie de la marche, certes fort lointaine avec ceux qui l’ont vécue, mais évoquent ces longs déplacements sinistres auxquels étaient soumis les réfugiés espagnols.
Le travail de Philippe Domergue est divisé en trois propos : la frontière espagnole en 1939, la marche vers les camps, puis les camps, élargi à la période contemporaine. C’est à cette première référence que nous sommes confrontés dès la première œuvre de Domergue, traitée en palissade. Il s’agit d’une photo issue des archives du camp. C’est le principal dispositif plastique pour lequel il a opté. Photos d’archives reproduites sur calque (savamment retravaillées par le photographe Paul Senn), sur lesquelles apparaissent des personnages inquiets, fatigués, démunis, que l’artiste montre en petites quinconces de bois. La photo est collée sur plusieurs planches verticales, récupérées sur le site et « relevées ». C’est le mot qu’utilise l’artiste après avoir ramassé les lattis et linteaux sur le site, les avoir traités, rabotés, ajustés pour les rendre plus nets, plus réguliers. Toutes les planches prélevées dans le camp pendant ses déambulations (de janvier à juillet 2023 nous apprend-on) ont subi le même traitement ou presque, et à vrai dire on a un peu de mal à imaginer qu’elles proviennent toutes du site tant la forme des planches est régulière ou neuve quand il arrive pour certaines restées à nu, qu’elles ne soient pas encollées par la photo. Mais cela n’écorche en rien la qualité du projet de Philippe Domergue, car au bout d’un moment, la multiplication des œuvres qui jalonnent le parcours d’exposition, la rigueur de coupe font écho au contexte répressif, à la contrainte sous laquelle vivaient les prisonniers du camp et à une forme de séparation, de vies tranchées qui se retrouvent juxtaposées, morcelées à l’image des lattes qui les supportent. Le rapport de ce bois laissé à nu et la douceur des gris et noirs travaillés sans contraste de la photographie constituent avec chaque palissade une sorte de page d’histoire qu’on aurait arrachée d’un grand récit, et qui se retrouverait sous nos yeux, perdue et immobile.
Dans ces œuvres, dont il faut rappeler qu’elles sont toutes posées au sol et légèrement inclinées contre le mur, on voit des personnes qui, fractionnées par le dispositif visuel choisi par l’artiste où chaque planche est en décalage et divise l’image en autant d’unités de planches qu’il le faut, semblent guetter la sortie, attendre, et être figées par des « grilles » alors qu’elles sont en marche. Le but de la marche est immédiatement saisi comme vain, le fractionnement de l’image correspond aussi à un démantèlement de tout ce qui pouvait être la personnalité des détenus, à une réduction d’espace vital, à un fragment d’humain, une unité devenue numéro où la généralité prend le dessus écrasant toute singularité.
Mais si la narration est très présente, on ne peut s’en tenir au sujet traité par Philippe Domergue, son procédé rappelle aussi la forme de placardage plastique tel celui de l’artiste Ernest Pignon-Ernest, lorsque dans les rues de Paris les figures de personnages déplacés ou plus tard celle de Rimbaud ont été collées dans des lieux qui n’ont rien de poétiques mais interrogent le passant. Ici le placardage des photos est moins offensif dans la mesure où il se passe dans un musée et renseigne le spectateur sur le sujet qu’il présente, mais il ressemble à un lent déferlement, à un affluent de propagande porteur d’un message d’engagement politique autant que plastique. L’effet de réel est ainsi créé par les matériaux utilisés. La rudesse des planches, le fractionnement, leur placement dans le long parcours du musée contribuent à remettre en question le principe photographique, soit une fiction pour une réalité qui a été. Pas de distanciation ni d’effet d’optique, les photos sont quasiment à l’échelle 1. L’extraction d’un sujet que produit habituellement la photo en réduisant son échelle ou en l’agrandissant par des optiques diverses est ici annulé, et restitue le tout d’un sujet ressuscité.
Les œuvres posées à distance produisent elles-mêmes les scansions du parcours. Le morcellement, volontairement redondant de ces morceaux de frontières, est aussi éloquent pour illustrer la répétition des différents déplacements, des changements de camp, mais c’est aussi une vision très plastique de la mise en scène du récit historique. Les personnages représentés font eux-mêmes une limite, ils sont les sujets de l’image, inscrits dans une peau de papier faisant corps avec le bois, un presque rien, une pellicule de passage aussi fragile que tenace. Plantés devant nous, ils recomposent une frontière, telle la marca ou borne frontière décrite dans la littérature historique catalane du XXe siècle, mais le mot ayant aussi le sens de marche prend ici tout son sens analogique. Les êtres sont ancrés sur leur planche à l’affût d’une issue, et le système de lattes légèrement décalées les unes des autres participe du sentiment d’une cassure des corps et de leur vie commune.
Actualiser notre réflexion et la reporter sur les violences actuelles
Ce qui est à remarquer dans l’œuvre de Philippe Domergue c’est la cohérence à laquelle il s’attache dans l’évocation de la mémoire. Ce lieu totalement dédié à celle des enfermements multiples dont il a été l’objet fournit à l’instant les matériaux de création au sens imaginaire et matériel. En ramassant les lattis, en piochant dans les archives, l’artiste actualise la violence passée et la documente, en ne la rendant ni répulsive ni atténuée. Il incite de cette manière à un regard plus précis, plus aigu, et sollicite notre réflexion pour l’actualiser et la reporter sur les violences actuelles qui elles aussi sont de l’ordre de l’intolérable. Enfin, une dernière salle montre une continuité thématique entre les camps d’enfermement du Sud de la France 1939/1942 jusqu’à celui de Kutapalong au Bengladesh 2018. Domergue se préoccupe aussi des zones actuelles d’enfermement. Il s’agit de portes et fenêtres transformées en écrins pathétiques d’exilés rohingyias. Aucun visage n’est visible, seules des portions de leurs corps aux vêtements colorés sont enchâssées dans les encadrements. Ce dispositif renforce logiquement la notion d’exclusion, « d’encadrement » répressif, de hors-champ, de laquelle fondamentalement naissent tous les ostracismes.
L’exposition se termine par les deux salles consacrées pour l’une aux œuvres de Nicolas Cussac et pour l’autre à Nessrine Seffar. Le premier expose le résultat d’une déambulation de neuf mois dans le camp, promenades et observations précises qu’il restitue par une série de dessins en couleur, sorte de captation froide et détaillée du lieu où toute vie a disparu. On y retrouve une sorte de chronique architecturale constituée d’une fresque de petits formats et une série de plus petits encore, sortes de timbres-vignettes évoquant le voyage qui sont autant de notations extérieures, dont toute vie est exclue. Les pans de couleurs révèlent soigneusement les façades des murs jusqu’à y voir des constructions banalisées à la manière d’une architecture péri-urbaine. L’artiste a misé semble-t-il sur une scénarisation extériorisée des détails choisis, comme si les lignes de construction délimitaient des espaces de lumière. L’ensemble graphique est si épuré qu’il prend le risque de désincarner la pluralité mémorielle mais c’est peut-être ce symbole de déshumanisation que l’artiste a eu comme visée. Pourtant les larges pans de lumière extérieure sectionnées par les lignes de bâti, très en contraste avec la semi-pénombre intérieure du mémorial, attestent d’une ouverture sur un espoir sans fin, comme si le drame n’atteignait pas la chronique de Cussac mais rendait compte d’un calme distancié, d’un équilibre que rien ne peut vaincre, comme en témoigne ce dessin sur fond rose où une table pliante garde un air pimpant, isolée de l’enfer.
Enfin, le travail de l’artiste d’origine marocaine Nessrine Seffar, avec ses œuvres sous l’intitulé générique Les indésirables, donne une vision très interprétée, après avoir arpenté elle aussi ce champ de baraquements qui se trouve en surface, des volumes construits d’objets énigmatiques et de différentes empreintes. On comprend que les allusions varient entre ce qu’on peut imaginer comme bout de civière faite de sangles, et ces objets plâtrés comme s’ils venaient d’être blessés. Il semble que l’enjeu politique soit très impliqué dans le travail de Seffar car elle va jusqu’à utiliser de la cervelle animale pour réaliser ses pièces afin d’être au plus près de ce que la barbarie des hommes politiques exerce sur les populations. Une série de six dessins montre des traces rouges éparpillées comme s’il y avait une explosion organique dont on soupçonne qu’elle est celle d’un homme. Elle y ajoute une série d’une centaine de petits rectangles de plâtre où des photos imprimées sont partiellement effacées et représentent des fragments de baraquements baignés dans une couleur jaune. Tout en contrastes, les pièces renvoient à une tentative de restitution des effets pétrifiants de la cruauté et de la réparation impossible qu’elle génère chez les populations concernées. Le rapport entre les installations d’objets, les dessins et les empreintes est un peu compliqué à définir mais relève vraisemblablement dans la démarche de l’artiste, de l’impossibilité d’une seule modalité pour décrire l’horreur, l’indicible.
Cette exposition Art In Situ au Mémorial du camp de Rivesaltes insiste, depuis sa création en 2015, sur le lien continu entre les différentes périodes de l’histoire qui entre exil, immigration et déportation n’en finissent pas de se ressembler et dont les artistes sont de pertinents témoins.
* La pluralité des termes n’est que l’image du soupçon d’atténuation que les différentes politiques ont qualifiée. Il s’agit d’une conception d’extermination dès lors que servant de centre de tri pour des êtres humains, la participation à l’aboutissement fatal des camps de la mort, est patente. Ici pas de nuance.
Contact> Art In Situ, 3 regards contemporains sur le camp de Rivesaltes, Nicolas Cussac, Philippe Domergue et Nissrine Seffar, du 19 octobre 2023 au 28 janvier 2024, Mémorial du camp de Rivesaltes, 66600 Salses-le-Château.
Image d’ouverture> Relèvements, Philippe Domergue, 2023. ©Photo FC