Christian Jaccard met à feu et à nœuds la peinture

Le Musée Fabre à Montpellier accueille actuellement une exposition dédiée à l’œuvre remarquable de Christian Jaccard. Passé maître dans l’usage du feu comme matériau premier de création, l’artiste franco-suisse, qui fut proche des acteurs de Supports/Surfaces, a développé une approche unique. À travers un ensemble de près de 40 pièces – sculptures, peintures, dessins et film –, l’exposition témoigne d’une recherche prolifique jusqu’à aujourd’hui, au sein de six salles du parcours permanent du musée. A découvrir jusqu’au 21 avril.

Le musée Fabre fait œuvre de mémoire vivante. Michel Hilaire son conservateur (1) s’attache depuis plusieurs années à un programme de constitution d’un fonds de référence pour la deuxième moitié du XXe siècle. Le musée s’est enrichi d’œuvres datant des années 1970 jusqu’à nos jours, cette période si féconde qui marque l’histoire de l’art. Après les expositions consacrées à André-Pierre-Arnal, Vincent Bioulès, Pierrette Bloch, Stéphane Bordarier, Pierre Buraglio, Daniel Dezeuze, Dominique Gauthier, – le regretté – Jean-Michel Meurice et Claude Viallat, c’est maintenant à Christian Jaccard, artiste souvent associé au mouvement Supports/Surfaces, de rendre visible une donation au sein de laquelle un demi-siècle de son œuvre est détaillé. Intitulé Une collection, l’ensemble a été conçu selon le choix de pièces muséales fait par Michel Hilaire et la commissaire d’exposition Maud Marron-Wojewodzki (2).
A peine sommes-nous arrivés au rendez-vous organisé par le musée pour rencontrer l’artiste (né en 1939, regard bleu et vif) qu’il souhaite la « Bienvenue dans Jaccardland, pays des énergies libérées » ! Et c’est dans l’atrium Richier que nous sommes immédiatement confrontés au « concept supranodal » et aux « nœuds sauvages », deux éléments importants de la cosmogonie de Jaccard qu’il décline ici en sculptures blanches Garden Party 1994, ou en installation rouge Le délassement du peintre 2017, faite de pinceaux enserrés dans des ligatures, succession de nœuds collés par la peinture.

Christian Jaccard, Le délassement du peintre (détail), 2017. Outils et coton peints. Dimensions variables. Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole, photo Frédéric Jaulmes. ©ADAGP, Paris, 2023

Cette entrée en matières si j’ose dire, puisqu’à l’évidence il s’agit de cette remise en cause fondamentale des composantes de l’œuvre, se poursuit par une très grande toile qui porte l’empreinte d’une corde brulée. Cette trace insolite s’explique par l’intérêt que l’artiste eut pour les fossiles dès son plus jeune âge et qu’il traduira tout au long de sa démarche en vestiges de fumée. A cette même époque, son appartenance à un groupe de louveteaux l’habitue à la nature et à la pratique des feux de camp, dont il va lui rester les marques propres à fonder son univers artistique. Ainsi s’établit le lien entre deux axes qui lui sont chers, la planète et le vivant, portés par « l’énergie et le temps sidéral ». Christian Jaccard fait ce raccourci entre les origines de ses pôles d’intérêt et la maturité d’une synthèse esthétique, autrement dit en choisissant la trace et la combustion puis l’empreinte et la fumée. Les cordages tiennent lieu d’outil, de forme, remplacent les pinceaux et la fumée les pigments. Le parallèle entre l’organique et la pratique de la combustion ne le quittera plus.
Dans les années 1950, Jaccard s’intéressa à l’imprimerie et cela restera une source supplémentaire pour le transfert et la transmission. Dans sa démarche, il n’y a pas de place pour la couleur en tube, tout en revendiquant un statut de peintre car il considère la pratique comme essentielle au détriment d’une « théorie partie en compote » comme il l’affirme ! C’est ce qui le distingue aussi de ses amis de Supports/Surfaces. Son engagement est foncièrement tactile, une sorte de continuum entre la pensée et l’objet, le jeu et l’élaboration, le hasard et le construit.
Progressivement nous comprenons tout en poursuivant la visite que la rencontre avec son œuvre se fait par la relation entre la flamme, le nouage et ce qu’il nomme le nœud sauvage. Le nouage est son principe, le sauvage vient du traitement qu’il applique au nœud sans code, sans restriction, sans intention, encore moins celle de glisser vers un nœud de pendu ! Pourtant, il est facile d’imaginer qu’il mette la peinture au pilori, à moins qu’il ne lui ait mis la corde au cou. Car réellement saisies dans les nœuds, les formes que l’on voit nous emportent en peinture, nous emportent dans ce rapport au support, qui, en lieu et place de couleurs, laissent filtrer des traces de corde brûlée, suaires picturaux d’une tradition sacrifiée. Les ovales se côtoient, les couronnes spectrales s’enroulent, on navigue assez rapidement dans les méandres en suspens à mi-chemin entre symboles christiques et outils sacrificiels.

Vue d’exposition. ©Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole, photographie Frédéric Jaulmes. Reproduction interdite sans autorisation

Inspiré par les nœuds des mathématiciens qu’il qualifie plutôt de croisements, on comprend mieux que l’œuvre se constitue autour de la figure tissée de la toile traditionnelle. Le nœud nécessaire est celui qui fixe, le croisement devient solide. Ici, le nœud fermé rend compte d’un lien avec un hors-champ, d’une relation, il ne fixe rien mais ouvre des marges, celles des noirs de fumée des traces murales, des bougies à la découverte de dessin pariétal. A l’inverse d’un artiste comme Claudio Parmiggiani, dont les installations et les réserves de fumée révèlent des livres et étagères de bibliothèque, les traces de fumée de Christian Jaccard n’ont pas de sujet, elles ne dessinent aucune figure, bien au contraire, elles ne conservent que celles induites par la mèche lente, silhouettes noires montantes et dansantes de la dynamique de combustion. Les accumulations de nœuds, en revanche, induisent une courbe, le poids de la corde produit sa forme, son empreinte produit de l’organique inconnu. Symboliquement rattaché au tissage par un fil de tisse, un fil de trame, la bipolarité commence là et se poursuit par l’envers/l’endroit, par la dualité organique du corps humain, deux yeux, deux mains… les rapports s’établissent naturellement entre deux, le support, l’empreinte, et il va souvent développer un principe de diptyque magistralement illustré par de grandes empreintes de corde nouée, brulée, recto/verso.
Mais ces brûlages ont une histoire et lui viennent d’une trouvaille, un jour de promenade au cours de laquelle il ramasse une mèche lente, élément d’une chaîne pyrotechnique. Il en fera un outil de prédilection. A partir de ce moment-là (vers 1972), s’ouvre à lui un champ immense d’exploration qu’il concrétisera par des toiles-outil. Le travail lent de la combustion produit des traces de flamme qui entament parfois la surface du support au-delà de leur empreinte. Il parle alors de « dégraduation ». Les œuvres sont somptueusement présentes, sortes de reliques vivantes, oxymores issus de la combustion et de la naissance d’une forme dont les bords apparaissent comme les vives épines d’une liane Polyptyque 1994 (combustion mèche lente noire sur toile écrue).

Vue d’exposition. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole, photographie Frédéric Jaulmes. Reproduction interdite sans autorisation.

Cet artiste n’a eu de cesse de renouveler les outils, les supports, de croiser les sources. En écho au travail au chalumeau d’Yves Klein, il a utilisé aussi du gel thermique, matière très inflammable, pour des œuvres sur bois ou acier doux et s’aperçoit que la vapeur d’eau de la brûlure produit une oxydation qu’il ne peut laisser aboutir et qu’il doit stopper, Polyptyque 1992 (gel thermique sur bois graphité). Il exerce de cette façon un contrôle sur la progression de l’oxydation en posant un vernis qui met fin à cet effet dès qu’il l’estime accompli.
L’exposition exhaustive, s’il est possible, par la variété des approches artistiques de Christian Jaccard aborde encore deux aspects peu connus de son œuvre. Les Anonymes calcinés et les séries de papiers. Les Anonymes sont des portraits de facture traditionnelle sur toile acquis sur des marchés à la brocante, dont le premier fut trouvé, abandonné dans un caniveau. Ce qui attira son attention, c’est que le personnage avait été poignardé. Il intervient alors sur ces peintures de chevalet, portraits, calicots de star ou scènes religieuses, traitant indifféremment ces sujets comme des supports complémentaires à l’exercice incantatoire du marquage par le feu, biffant les sujets en traits réguliers de brûlures. Enfin, les combustions sur papier Arches ou Japon représentent la salle des papiers, des dessins de fumée noire en réserve dont les effets de barbelé enrichissent encore le répertoire graphique de ces hasards « travaillés ».
Les éléments symboliques extraits de l’œuvre de Christian Jaccard abondent en faveur d’une recherche sur l’usure, sur la perte de matière, sur la métaphore. Il y a effectivement des équivalences, voire des substitutions, d’outils, le nœud à la place du pinceau ou du crayon, la flamme à la place de la couleur ou du graphite, l’empreinte ou la trace en guise de sujet, pourtant chacun d’entre eux entretient une relation avec l’objet de référence, de la même façon que le rouge de ses rares peintures en couleurs ricoche sur le feu de la toile, les brûlages évoquent eux le sépia. Bien que certaines pièces possèdent des titres facilement reconnaissables comme les Cibles ou les Anonymes, les œuvres montrent une mise à distance de tout sujet, renforcée par la répétition. Nous savons bien que cette forme de rhétorique à elle seule peut évoquer la banalisation jusqu’à la disparition. Biffures, empreintes, enroulages, les gestes de Jaccard sont simples et remettent en cause ce que fait l’outil à la surface, la trace au plan. La trace du pinceau se fait corde, la couleur se fait cendres, la forme se fait nœud. Au plus près de la tradition dans ces gestes décalés, Jaccard dé-range la peinture et certifie le tableau.

Christian Jaccard, Sans titre, 1983. Combustion mèche lente sur vélin d’Arches, 91 x 63 cm. Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole, photo Frédéric Jaulmes ©ADAGP, Paris, 2023

Enfin, cette exposition du musée Fabre peut être considérée comme un cadeau au public tant elle pourvoit le spectateur en indices de tous genres pour approcher cet œuvre au parcours pétri d’une intelligence logique qui en livre ses points de capiton. Il faut aussi ouvrir le catalogue remarquable édité à l’occasion pour développer encore d’autres qualifications citées parmi les auteurs des textes telles que les tagmes, les nœuvroses qui en disent long sur ce brillant et enflammé canut d’art. Jaccard a fait en sorte de créer une trace de ses propres nuages qui flambent maintenant dans nos rêves.

Il faut préciser que pour l’ensemble du projet historique initié par le conservateur, un agrandissement de 850 m2 de l’espace muséal est dédié à l’art contemporain.
 
(1)  Conservateur général du patrimoine et directeur du Musée Fabre.
(2)  Conservatrice du patrimoine, responsable des collections modernes et contemporaines et du service multimédia.

Contact> Christian Jaccard-Une collection, du 16 décembre 2023 au 21 avril 2024, au Musée Fabre, à Montpellier.

Image d’ouverture> Christian Jaccard, Couple toile-outil calciné
1972. Toile libre brûlée et mèche lente, 179 x 108 cm, Montpellier, musée Fabre, inv. 2021.35.6. Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole, photographie Frédéric Jaulmes ©ADAGP, Paris, 2023