En fréquentant régulièrement le Musée de la Chasse et de la Nature, on se prend à se demander s’il n’est pas davantage un paradis pour les artistes et les amateurs d’art que pour les chasseurs eux-mêmes ? L’un n’empêche pas l’autre me direz-vous, et l’incroyable bestiaire de céramique qu’y expose l’artiste hollandaise Carolein Smit en ce début d’année, jusqu’au 5 mars, nous invite plus que jamais à visiter cet hôtel (si) particulier du Marais, devenu au fil du temps et pour notre plus grand plaisir un véritable cabinet de curiosités contemporain.
Dents ! Crocs ! Griffes ! Le titre est bien choisi qui annonce, sinon la couleur, les phantasmes fantaisistes et habités d’une artiste surdouée quand il s’agit de rendre vivants les animaux qu’elle façonne de terre et de verre. Puisant son inspiration dans quelques contes et légendes d’hier, ou mythes et monstres peut-être d’aujourd’hui, Carolein Smit nous embarque avec elle dans une aventure fantastique et extrême à la découverte ou redécouverte du sauvage. Le ton est donné, « barré » et totalement baroque, mais quelle merveille et quelle maitrise s’étonne-t-on à la vue de ces bêtes de poils et de plumes qui envahissent les espaces du Musée, comme tombés là d’une peinture de cour avant que de s’animer dans une Nature magnifiquement augmentée.
Dès la cour d’entrée de l’Hôtel de Guénégaud, un chien nous accueille telle une divinité trônant sur un incroyable et monumental fauteuil de grés émaillé, alors que notre œil n’y voit que du bronze. L’illusion est parfaite, et l’ouverture grandiose, qui d’une pirouette alchimique transforme ici la céramique émaillée en un métal aussi sombre que précieux. À s’en approcher, on aperçoit multitude de rats et serpents qui en font littéralement le siège, vision d’un monde quelque peu dantesque et déjà en pleine décomposition. Dans la salle d’exposition temporaire, c’est une véritable meute que Carolein Smit semble avoir lâchée, cour des miracles ou opéra canin qui met en scène une horde de bouledogues aux yeux exorbités, malicieux carlins et autres limiers à l’affût. La chasse est ouverte, et les lourds et somptueux colliers qui ornent leur cou font écho à ceux que l’on pourra admirer plus loin, en parcourant les collections du musée. Hiboux, Grand-ducs et vautours ne sont pas en reste, qui, perchés sur un promontoire surveillent d’un œil aiguisé cette basse faune sous leurs griffes déployée.
Quelques autres invités sont aussi de revue, d’un Loup à l’allure docile, animal devenu ici presque domestique et œuvre parmi les plus anciennes de l’artiste, en passant par l’Homme sauvage, sorte de génie du lieu portant cornes et fourrure, ou encore le Faune à la souris, créature hybride et en mutation, comme sorti d’un autre monde et un peu perdu au cœur de cette forêt animale. Mais peut-être le plus remarquable se tient-il au fond de cette grande salle, où tel un rideau de scène, Carolein Smit a créé tout spécialement pour le Musée de la Chasse une impressionnante fresque de céramique réalisée en bas reliefs blancs sur fond bleu nuit. Sublime danse de la mort, dont la composition évoque les procédés du fameux Jasperware de la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, L’amour fou et l’Ours volant est une fable chasseresse et poétique joliment inspirée d’anciennes légendes et fables des Carpates.
La visite continue au premier étage, où dans chacun des salons, un animal a été choisi pour donner vie à quelques œuvres des plus fantastiques. Ici une licorne, devenue cavalier de l’Apocalypse s’étend sur un parterre de fleurs, symbole d’une nature renaissante. Plus loin ce sont les singes, avatars de l’homme et autres sujets de prédilection de l’artiste, qui nous accueillent sur le marbre d’une cheminée ou la précieuse marqueterie d’un meuble d’époque. Ou encore là une souris sur un coffre délicat et précieux, qui n’est pas sans nous rappeler la boite à dents de lait de notre enfance, et un hérisson, clin d’œil à Bernard Palissy et ses célèbres plats aux reliefs enlacés d’animaux et végétaux. Le guerrier se tient, lui, au centre du Salon de Compagnie, œuvre magistrale synonyme d’horreur et de bestialité, tripes et tatouages dehors, mutant sorti tout droit d’un jeu vidéo ou d’un conte d’heroic fantasy, et qu’il est facile d’associer à la triste actualité de notre monde.
C’est bien une grinçante et divine comédie que nous propose Carolein Smit, une véritable odyssée animalière riche d’aventures et de rebondissements, qui croise et revisite, dans ce lieu chargé d’histoire et de traditions, l’iconographie d’un art ancestral et populaire. Il y a bien sûr, comme toujours dans les contes et légendes, une certaine cruauté et monstruosité, mais aussi beaucoup de beauté et de poésie, portées, emportées par le talent et la dextérité d’une céramiste réellement hors normes. Notre vision se dédouble devant le spectaculaire qu’elle nous offre à regarder, d’une violence perçue de loin et dans sa lourde charge émotionnelle, au merveilleux que l’on découvre en s’approchant pour se perdre dans chacune de ses œuvres. Il n’est qu’à voir les incroyables détails que révèlent pelages et plumes, crocs et griffes, cet extraordinaire traitement des surfaces et la magnificence des émaux, pour basculer dans un autre monde à la fois décoratif, mais sans doute davantage encore onirique et totalement féérique. Passés l’étonnement et la fascination devant cet époustouflant hyperréalisme, il est certain qu’en ressortant de cette exposition, nous ne verrons plus les animaux, ou nos animaux, de la même façon, mais comme des êtres à part entière, de chair et de sang, et aussi de cœur et d’esprit, désormais prêt à partager avec eux nos craintes et nos doutes de simples terriens.
Saluons à cette belle occasion l’audace de Christine Germain-Donnat, conservatrice des lieux, qui a su poursuivre le travail entrepris par son prédécesseur Claude d’Anthenaise, pour faire du Musée de la Chasse et de la Nature un lieu d’enchantement ouvert à tous les publics, et sans doute est-ce grâce à son parcours à la direction du Château Borély à Marseille, puis du Musée de Sèvres, qu’on lui doit d’oser aujourd’hui nous montrer ici le meilleur de la céramique contemporaine.
Infos pratiques>Dents ! Crocs ! Griffes ! Carolein Smit, jusqu’au 5 mars 2023, du mardi au dimanche de 11h à 18h, nocturne le mercredi jusqu’à 21h30. Musée de la Chasse et de la Nature, 62, rue des Archives,75003 Paris.
Visuels d’ouverture : Dents ! Crocs ! Griffes ! Carolein Smit – salle d’exposition, © Photo David Bordes