Camille Grosperrin au Creux de l’Enfer : phasmes et merveilles !

Certes, atteindre le Creux de l’enfer au fond de la vallée des usines de Thiers se mérite, mais comme tous les plus hauts sommets, le point de vue y est remarquable et, en ce lieu aussi beau qu’insolite, l’exposition de Camille Grosperrin à la fois savante et poétique. La jeune plasticienne, fraîchement installée dans la région, y présente une série d’œuvres récentes, du 18 janvier au 26 février 2023, L’âne, le phasme et le bâton, restitution d’une résidence qu’elle a effectuée dans l’entreprise Cannes Fayet située à quelques kilomètres du centre d’art.

Profitant d’une immersion de plusieurs semaines dans cette manufacture qui peut sembler rescapée d’une autre époque – Cannes Fayet est le dernier atelier de fabrication de cannes encore en activité en France – Camille Grosperrin a travaillé comme une véritable ethnologue à la recherche des gestes et savoir-faire, mais également des matières traditionnellement utilisées dans la confection d’un objet qui peut nous apparaître aujourd’hui totalement désuet. Une remontée dans le temps et dans l’histoire qui l’amène également à découvrir que la canne comme objet de mode disparaît avec l’avènement de la voiture, les hommes ayant dû l’abandonner au même titre que leur haut de forme par simple manque de place dans ce nouveau moyen de déplacement. Ainsi fait-elle le lien entre le déclin de la canne et celle du cheval, animal alors utilisé comme moteur, mais rapidement distancé par le progrès industriel et le développement de l’automobile.

Camille Grosperrin, L’âne, le phasme et le bâton, au centre d’art Le Creux de l’Enfer à  Thiers. ©photo Vincent Blesbois.

Il  n’en faut pas plus pour constituer le début d’une histoire que l’artiste se raconte, avant même que de nous la conter, à travers une installation inédite et difficile à classer tant celle-ci  tient à la fois de la sculpture et pourrait-on dire presque du dessin. Là où la canne s’arrête, commence pour Camille Grosperrin la ligne et la courbe, le prolongement du geste qu’elle articule dans l’espace jusqu’à rendre fluide le bois, qui de tradition se voulait rigide, force et appui, et n’en doutons pas quelque peu viril à la main de l’homme. En utilisant ici du rotin, il devient liane, ligne déliée qui dessine d’aériens volumes, jusqu’à remettre en cause le classique rayon dédié au design des cannes et en étirer le format à l’extrême. En s’éloignant délibérément du  statut même de l’objet et de sa fonction, elle participe en collaboration avec les artisans œuvrant à l’atelier, à une véritable réécriture de l’histoire en exploitant les éléments de style et les matériaux précieux à l’origine de ce bâton de marche devenu au fil du temps complément vestimentaire. Il lui suffit de s’arrêter sur un pommeau décoratif à tête d’âne, ou plus loin un autre en forme de sabot pour imaginer une fable contemporaine, qui prend la forme d’une forêt peuplée de branches au bois délié et feuilles de corne, à pattes d’âne chaussées d’étain.

Vue de l’exposition de Camille Grosperrin, L’âne, le phasme et le bâton, au centre d’art Le Creux de l’Enfer à  Thiers. ©photo Vincent Blesbois.

Dans l’écrin industriel de l’ancienne Usine du May, tout ce petit monde enchanté semble ainsi prêt à se mettre en marche, et les premiers invités de cette inédite procession ne sont autres que quelques phasmes, insectes branches ou walking sticks en anglais – le même terme est utilisé pour désigner les cannes – incarnant par leur délicate et silencieuse présence l’idée même de métamorphose initiée par l’artiste. L’idée est belle de mélanger ces instruments du vivant aux fantômes des belles orthèses du passé. Le regard flotte un peu, cherchant des repères qui n’en sont pas, et la réalité se mélange avec la fiction, devant ces cannes qui ne cessent d’apparaître et de disparaître, et de se transformer en d’étonnantes chimères, oscillant en permanence entre faune et flore comme pour ne jamais se laisser saisir. Il y a un peu de la tragédie de Macbeth, ou encore de la féérie de La Belle et la Bête dans cette théâtralité de l’objet et dans ce bal finalement donné au Creux de l’enfer afin de célébrer la fin d’un règne,  miroir tendu à une certaine élégance de l’être et de l’âme qui nous semble perdue à tout jamais.

Camille Grosperrin, L’âne, le phasme et le bâton, au centre d’art Le Creux de l’Enfer à  Thiers. ©photo Vincent Blesbois

Camille Grosperrin est née en 1988 en région parisienne. En 2008, après une formation en design textile à l’ESAA Duperré, elle rejoint l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg, où elle se familiarise au travail de la terre et des émaux dans l’atelier de l’artiste Elsa Sahal, et à la vidéo auprès du cinéaste Alain Della Negra. Diplômée en 2012, elle a vécu et travaillé à Paris, puis dans les Vosges, avant de s’installer en Auvergne en 2019. Depuis quelques années, elle élabore une façon de travailler qui consiste en une multitude d’allers-retours entre la céramique, le dessin et la vidéo. Avec une approche qui provient du modelage, elle fait naître des formes petit à petit, par touche, en manipulant la matière autant que possible pour en faire émerger des enjeux narratifs. Camille Grosperrin se nourrit aussi des histoires qu’elle collecte, d’anecdotes et de mythes qui constituent le point de départ de son travail de création. L’omniprésence de la figure animale est une caractéristique qui lui est propre. Elle se concentre souvent sur les relations qui se tissent entre l’humain et l’animal. L’animal est pour elle à la fois le miroir qui lui permet de porter un regard sur notre façon d’être au monde, et l’élément passerelle qui nous fait basculer dans le merveilleux, rejoignant souvent les grandes figures du conte.

Camille Grosperrin, L’âne, le phasme et le bâton, au centre d’art Le Creux de l’Enfer à  Thiers. ©photo Vincent Blesbois.
Camille Grosperrin, L’âne, le phasme et le bâton, au centre d’art Le Creux de l’Enfer à  Thiers. ©photo Vincent Blesbois.

Contact :  L’âne, le phasme et le bâton, Camille Grosperrin.   Exposition présentée du 18 janvier  au 26 février 2023
du mercredi au dimanche de 14 :00 à 18 :00. En entrée libre et gratuite.

Le Creux de l’enfer, Centre d’art contemporain 83, avenue Joseph Claussat, 63300 Thiers. www.creuxdelenfer.fr

A propos de l’auteur :  Après avoir créé et dirigé pendant 20 ans l’agence de design V.I.T.R.I.O.L., Jean-Marc Dimanche fonde en 2008, avec Florence Guillier-Bernard, Maison Parisienne, galerie dédiée aux métiers d’art français. Début 2016, appelé comme conseiller auprès de S.A.R. la Grande Duchesse Héritière du Luxembourg, il travaille à la création de la biennale De Mains De Maîtres dont il est aujourd’hui commissaire généralIl dirige entre 2019 et 2022, ELEVEN STEENS, espace privé bruxellois dédié à l’Art et à la Matière. Il collabore depuis janvier 2019 à la Revue de la Céramique et du Verre.

Visuel d’ouverture : Vue de l’exposition de Camille Grosperrin, L’âne, le phasme et le bâton, au centre d’art Le Creux de l’Enfer à  Thiers. ©photo Vincent Blesbois.

 

 

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