Bienvenue au XXIe siècle

Depuis octobre 2017, le ZKM, à Karlsruhe en Allemagne, propose Open Codes, véritable événement dans le monde de l’art technologique. Non seulement, l’intersection entre l’art et l’informatique y est traité comme nulle part ailleurs mais la singularité des œuvres présentées y est célébrée par un format d’exposition inédit. Il y a ceux qui font, contraints et forcés par le cours de l’histoire, et ceux qui osent, poussés par la découverte de formes nouvelles. L’enthousiasme au ZKM se traduit par la bienveillance de l’accueil, la pertinence des choix, l’engagement des commissaires et la transmission des savoirs. Sortir des chemins balisés, faire confiance à la curiosité des visiteurs, miser sur le futur. Quel beau programme !

Drei Phasen der Digitalisierung, Bernd Lintermann
et Nikolaus Völzow, 2017.

Dans quelques jours va se terminer l’exposition la plus novatrice et la plus intéressante que l’Europe ait imaginée à l’intersection de l’art et de l’informatique. Evidemment, il ne pouvait y avoir que le ZKM, à Karlsruhe en Allemagne, pour non seulement en avoir l’idée mais aussi la hardiesse. Première à pouvoir se revendiquer pleinement du XXIe siècle, Open Codes* est l’exposition qui, dans les livres d’histoire de l’art futurs, sera perçue comme un tournant. Un objectif totalement assumé par ses organisateurs à la tête desquels Peter Weibel, le directeur de l’institution depuis 1999. « Nous avons développé un format désinstitutionnalisé, une plate-forme de connaissances, en accès gratuit, qui ressemble de très près aux mondes actuels dans lesquels nous vivons et travaillons. Open Codes est conçue comme un espace commun, un environnement dans lequel les gens se réunissent et échangent des idées, des points de vue, des informations et des expériences. Travailler et apprendre sont considérés comme des processus collaboratifs qui visent à créer des synergies entre différentes professions et diverses formes de savoirs et d’expertises », explique-t-on au ZKM. Invités à travailler et à produire au sein même de l’exposition, les visiteurs qui en sont à la fois les usagers et les acteurs, sont exhortés à apprendre les uns des autres. La scénographie inclut des espaces de détente et de travail où chacun peut contempler et/ou agir, jouer et/ou travailler, s’interroger et/ou conseiller. L’ensemble visant à « promouvoir la compétence, la créativité et l’acquisition de connaissances » et à « tester de nouvelles formes de rencontre et de débat critique ». Si cet environnement évolutif ressemble à s’y méprendre à celui que les technologies ont modelé pour nous ces dernières décennies, il tend à effacer l’impression souvent confuse, mais bien réelle, d’être en permanence dépassés par les évolutions technologiques et nous offre la possibilité de mieux les appréhender. Tout en s’étonnant de l’« état des lieux » dressé et des perspectives tracées.

Manifest, Robotlab (Matthias Gommel, Martina Haitz, Jan Zappe), 2008-2018.

Au commencement du projet était le code, un langage formel caractérisé par un ensemble fini de symboles modifiés par des suites d’opérations ou d’instructions nommées algorithmes. « Seul langage exécutable et performatif, véhiculé par les cadres de la modélisation mathématique, le code numérique représente l’état d’abstraction le plus radical de notre évolution. » Il succède aux mots et aux images qui, pendant des siècles, définirent notre environnement, les objets qui le peuplent et les histoires qui le parcourent. Digérant les premiers comme les secondes et les restituant à l’envi, le code leur permet d’effectuer des voyages jusqu’alors impossibles, voire insoupçonnés. Mais l’aventure ne s’est pas contentée de transformer tout le savoir des hommes en des suites de 0 et de 1. Dans un élan irrépressible, le code s’est émancipé du monde physique pour devenir une matière en soi et ouvrir des espaces de création originaux, déplaçant de nombreuses lignes, devenant l’élément fondamental de nombreuses disruptions.

Vertigo in the Face of the Infinite, Matthew Plummer-Fernandez, 2017.

Dans un premier temps, l’exposition s’est concentrée sur lui. Une première phase intitulée « Vivre dans des mondes numériques », inaugurée en octobre 2017 et close en août de l’année suivante, s’est interrogée sur la numérisation généralisée, allant de pair avec la mondialisation. Quelque 120 œuvres, travaux scientifiques, écrits théoriques (de l’Ars Magna de Raymond Lulle, produit au XIIIe siècle, jusqu’aux travaux pionniers des mathématiciens George Boole et Claude Shannon du XXe siècle) et artefacts (compteurs, commutateurs ou microprocesseurs) y étaient regroupés par thème – « Intelligence artificielle & apprentissage machine », « Travail et production », « Economie algorithmique », « Gouvernance algorithmique », « Code génétique », « Réalité virtuelle », « Neuroscience » et « Interaction humain-robot » –, montraient comment les codes se sont emparés de notre quotidien, exploraient les principes physiques comme mathématiques sur lesquels ces derniers reposent et présentaient leurs « véhicules » : micropuces, relais et autres circuits.

Faces in the Mist (détail), Antoine Chapon et Nicolas Gourault, 2017.

Actuellement à l’affiche, le second volet d’Open Codes s’intéresse aux datas. Avec « Le monde en tant que champ de données », la manifestation renouvelle sa proposition tout en conservant le même esprit et les huit thèmes d’origine. Notre environnement numérique, programmé et « intelligent » y est passé au crible. Forte de 40 nouvelles œuvres, l’exposition met en évidence le rôle des algorithmes dans la captation et le traitement des données. Elle révèle une singulière et récente couche terrestre invisible enserrant la planète, connectant des informations les unes aux autres via nos smartphones, ordinateurs, téléviseurs et bien d’autres objets connectés. Que nous soyons chez nous, au bureau, dans une salle d’attente ou sur un banc public. Les œuvres font alors basculer le visiteur dans un univers de « science-réalité ». Subjugué par l’esthétique inspirée par le code, il s’enthousiasme devant les nouvelles formes engendrées par les données et s’effraye face à une surveillance de plus en plus accrue menant à un rétrécissement probablement exponentiel des libertés individuelles. Dans des coupes, des fruits sont mis à la disposition du public et des boissons sont offertes. Le wifi plein pot laisse glisser l’information par tous les circuits et processeurs de nos ordinateurs. Au pupitre, un invité s’exprime devant un parterre de spécialistes concernés et de néophytes attentifs. Plus loin, quelques étudiants discutent. Ce week-end, les visiteurs viendront en famille découvrir l’art d’un siècle qui décolle enfin. Quelle audace !

N-Polytope, Behaviors in Light and Sound After Iannis Xenakis, Chris Salter, 2012-2018.

* Imaginée par Peter Weibel, Open codes a pour commissaires Blanca Giménez, Yasemin Keskintepe et Lívia Nolasco-Rózsás ainsi que Natalia Fuchs et Franz Pichler en tant que consultants. Artistes et chercheurs participants : Jean-Michel Alberola, Morehshin Allahyari, Isaac Asimov, Lisa Bergmann, Michael Bielicky & Kamila B. Richter, Patrick Borgeat, James Bridle, Ludger Brümmer, Can Büyükberber, Emma Charles, Matthieu Cherubini, Arthur C. Clarke, Tyler Coburn, Max Cooper & Andy Lomas, Shane Cooper, Larry Cuba, Frederik De Wilde, Simon Denny, Götz Dipper, Constant Dullaart, Margret Eicher, Jonas Eltes / Fabrica, César Escudero Andaluz & Martín Nadal, Cerith Wyn Evans, Claire L. Evans, Harun Farocki, Thierry Fournier, Kristof Gavrielides, Jan Gerigk, Julia Gerlach, Julia Ghorayeb, Melanie Gilligan, Fabien Giraud & Raphaël Siboni, Manfred Hauffen, Daniel Heiss, Anton Himstedt, Yannick Hofmann, ICD/ITKE, Simon Ingram, Eduardo Kac, Helen Knowles, Beryl Korot, Anton Kossjanenko, Brigitte Kowanz, Marc Lee, Donna Legault, Jan Robert Leegte, Lawrence Lek, Armin Linke, Bernd Lintermann, Fei Liu, Christian Lölkes, Solimán López, Shawn Maximo, Tamara Mchedlidze, Rosa Menkman, Ben Miller, Chikashi Miyama, Andreas Müller Pohle, Jörn Müller-Quade, Greg Niemeyer, Helena Nikonole, Julian Palacz, Elizabeth Pich, Matthew Plummer-Fernandez, Julien Prévieux, Peter Reichard, Manfred Kraft & Michael Volkmer, Matthias Richter & Josef N. Patoprsty, Chandrasekhar Ramakrishnan, Betty Rieckmann, Robotlab, Curtis Roth, Rybn.org, saai |Südwestdeutsches Archiv für Architektur und Ingenieurbau, Chris Salter, Karin Sander, Karl Sims, Rasa Smite & Raitis Smits, Space Caviar, Barry Stone, Monica Studer & Christoph van den Berg, The Critical Engineering Working Group, Jol Thomson, Suzanne Treister, Ubermorgen.com, Ruben van de Ven, Harm van den Dorpel, Koen Vanmechelen, Ivar Veermäe, Nikolaus Völzow, ::vtol::, Clemens von Wedemeyer, Peter Weibel, Alex Wenger & Max-Gerd Retzlaff, Where Dogs Run, Dan Wilcox, Stephen Willats, Manfred Wolff-Plottegg & Wolfgang Maass, World-Information Institute. Les partenaires de l’exposition sont l’Institut Fraunhofer d’optronique, d’ingénierie des systèmes et de traitement des images (IOSB), le centre de recherche en informatique FZI, l’Institut de technologie de Karlsruhe (KIT) et l’Akademie Schloss Solitude de Stuttgart.

Contact

Open Codes, The World as a Field of Data, jusqu’au 6 janvier 2019 au ZKM, à Karlsrhuhe, en Allemagne.

Crédits photos

Image d’ouverture : YOU:R:CODE, 2017 © Bernd Lintermann, photo MLD – Drei Phasen der Digitalisierung © Bernd Lintermann et Nikolaus Völzow, photo MLD – Manifest © Robotlab, photo MLD – Vertigo in the Face of the Infinite © Matthew Plummer-Fernandez, photo MLD – Faces in the Mist © Antoine Chapon et Nicolas Gourault, photo Nicolas Gourault – N-Polytope, Behaviors in Light and Sound After Iannis Xenakis © Chris Salter, photo Thomas Spier, appollovision.de