Le centre d’art contemporain perpignanais A cent mètres du centre du monde accueille actuellement une rétrospective de l’œuvre de Bernard Michel. Visible jusqu’au 19 décembre, l’exposition présente un ensemble important de pièces réalisées entre 1990 et 2021. Composé de plusieurs séries, l’accrochage propose une traversée originale de l’œuvre de cet ancien élève du peintre Zao Wou-Ki à l’ENSAD, qui travailla régulièrement comme scénographe pour le théâtre, la danse et l’opéra, notamment avec les metteurs en scène Klaus Michael Grüber et Marie-Louise Bischofberger (actuellement), ainsi qu’avec les chorégraphes Blanca Li et Roland Petit.
Le rayonnement acquis par le centre d’art A cent mètres du centre du monde pourrait se mesurer à l’assemblée de professionnels que l’artiste Bernard Michel a réunie autour de lui lors de la nouvelle exposition. Aucun artiste avant lui ne peut se prévaloir de les avoir attirés au même moment et aussi nombreux ! Sourire mis à part, Bernard Michel puisque c’est de lui qu’il est question, nous invite à une immersion immédiate dans son œuvre. Dès le premier coup d’œil, on réalise qu’on a affaire à une présentation qui se veut exhaustive, voire une rétrospective.
La centaine d’œuvres distribuées dans l’espace suit un parcours chronologique. L’artiste insiste sur le fait que le trajet de l’exposition doit se faire dans un certain sens, de façon à avancer de strate en strate jusqu’à imaginer un concept d’archéologie, depuis le début de son travail jusqu’à l’œuvre la plus actuelle. Comment cela se passe-t-il ? Ce qu’il appelle archéologie est d’une part le parcours temporel rendant compte des différentes étapes de son travail mais aussi un procédé de montage de fragments plus anciens, recomposés en une nouvelle distribution sur le fond, collages superposés et peints, crayonnés de couleurs que l’artiste présente encadrés. Soit dit en passant, si la fantaisie vous prenait néanmoins de « débuter par la fin », sachez que cela ne gêne en rien le saisissement de sa démarche ! Entre ces deux points, de commencement et de fin, une déambulation un peu solennelle se fait au sein de couleurs, ni jetées ni maîtrisées, mais contenues à leur juste place pour chacune des séries qu’il développe sous de multiples aspects. Il s’agit d’œuvres de taille imposante, des ronds, des rectangles, des formes abstraites. Cela pourrait paraître très simple. Rien ne l’est jamais malgré les airs d’une peinture qui respire la tranquillité, exécutée sur toile tendue, mais aussi parfois toile libre (qui sied parfaitement au traitement des Meules).
Les allées sont ainsi scandées par des séries, à commencer par les Lois, peintures des années 1990 dans lesquelles les formes en léger volume se veulent tablettes, traces d’écritures qui pourraient symboliquement renvoyer aux tables prescriptives de La loi (?). C’est l’interrogation que l’artiste nous soumet. Viennent en vis-à-vis les Prismes, peintures réalisées une vingtaine d’années plus tard, reprenant les lignes d’armure de la toile, sa trame, légers treillis de couleurs croisées qui en tissent visuellement la surface, puis viendront les Sonates, et enfin les Meules. Un peu plus loin, une salle consacrée à l’évocation de la peinture de Kandinsky avec la série Point-Ligne-Plan (2003) annonce les références multiples à l’histoire de la peinture. Ainsi dans cette salle consacrée à des recherches numériques pour un design graphique, il déploie une petite collection de robes imprimées par ses motifs colorés, assortie dans cette même salle de compositions sur papier, taches colorées, géométrisées commentant, en forme de prédelle le registre qui les surmonte. Ces travaux inspirés par la technologie du multiple –exceptionnellement explorée par lui qui affirme ne pas aimer les multiples – sont apposés en contraste à une pièce unique, une aquarelle sombre, qui semble extraite de l’œuvre de Klee, rejouant les couleurs impliquées dans les exercices technologiques sur robe et papier.
Clin d’œil encore mais cette fois à la peinture de Malevitch, avec une série d’œuvres carrées dont les cadres peints eux aussi, s’intègrent dans les motifs, série que sa galeriste d’alors lui fit présenter dans une exposition consacrée à …Malevitch ! En plus de ces ancrages dans la tradition abstraite, Bernard Michel explique avec une faconde généreuse comment il est passé d’une rigueur de procédé dans les Lois (1990), avec une mise en relief légère ou plus marquée de l’unité picturale (une forme géométrique en volume au sein d’une trame ou tissage peint), à une représentation de couleurs griffonnées, compressées les unes dans les autres formant un tondo pour la série des Meules (2016). Des œuvres sont issues de l’observation de la campagne… et de la peinture impressionniste ! Non seulement en référence aux meules fraîchement roulées qui jalonnent nos routes, mais aussi celles qui ont été peintes et développées par Monet. Il compacte alors à son tour, à l’aide de touches sèches et régulières, de courts segments peints de paille qu’il enchevêtre sur la toile jusqu’à la représentation d’un tondo. Il y a résolument une impression sacrificielle, une dimension spirituelle issue de ce travail qui n’exprime pas sa gestualité, qui la retient en permanence, lui évitant tout envolée propre ou figurée. Afin de donner corps à cette métaphore, l’équipe du centre d’art a réussi l’exploit de transporter dans une des salles, une meule de 300 kg avec moult machine, élévateur et autre remorque. Ajoutons que ce désir de paille (!) évoqué par l’artiste fut aussitôt exaucé, grâce à la ténacité de la directrice artistique, et était justifié non seulement par la densité que cela apportait à la relation entre l’objet et l’œuvre mais par un autre aspect de l’activité de l’artiste, celle de scénographe. L’ex-position est pour lui un moyen de présenter concrètement une conceptualisation artistique plus que des œuvres individuelles. On peut juste regretter peut-être que ce ne fut pas installé au cœur d’un espace moins clos qui aurait donné air et respiration nécessaires à l’œuvre. Bernard Michel a fait plusieurs scénographies d’opéra (en collaboration avec Gruber, Erlo entre autres) et il lui reste de cela, la nécessité de situer spatialement les thèmes de son travail pictural. La scénographie reste présente, mentalisée dans l’espace intellectuel de l’artiste comme un effet de miroir.
Ce trajet pictural s’achève par les toiles actuelles, noires, intitulées Passions, elles sont composées d’éléments représentant des graminées, cette folle avoine que l’on trouve au hasard des promenades, semis jaunes et verts qui dansent sur la toile au milieu de chaînes bien cachées dans les hautes herbes. Pour quel récit ? Mystique ? Bucolique ? Le noir qui occupe le fond n’est pas innocent. Hormis ces derniers travaux où il domine largement, on a remarqué son utilisation constante, y compris avec mesure mais insistance sans la série des Sonates, où le noir joue un rôle de structuration, comme peut en rendre compte les touches noires, exécutées sur la musique d’Arvo Pärt, produisant une ponctuation rythmée entre fond et forme. L’artiste procède par touches légères, qui émaillent souvent de grands formats aux couleurs dominantes très lisibles, plutôt vertes, bleues, ocres, mais chacune œuvre bouge différemment, selon qu’elles sont rythmées par ces ajouts de noir. Une sorte d’impressionnisme inversé où le fond apparaît à la surface.
Néanmoins si nous parlons d’impressionnisme, il n’est pas dans la touche mais dans l’impression générale que la vitalité des peintures produit comme effet visuel. A mon sens, à les voir isolément on y perdrait beaucoup, chaque peinture joue sa musique mais elle devient plus forte lorsqu’elle s’enrichit de ses compagnes de mur. Les espaces se redistribuent, les bords contribuent au mouvement, ainsi que les hauteurs d’accrochage. Si elles se renforcent les unes les autres, il n’en reste pas moins que leur accrochage un peu en surnombre, freine sans le supprimer l’élan esthétique qu’elles produisent, et contribuent à forger une sorte de fonction démonstrative. Certaines des Meules ou Lois nous en « diraient » aussi long en privilégiant la respiration plastique, en préservant l’espace vital de l’œuvre. En peu de traits elles se disent, et se suffisent… Pourtant l’artiste y tient et entame sans doute en ce sens un parcours originaire dont chaque strate devrait livrer son mystère. Telle une écriture des contraires, de la trame qui enferme et délivre, du noir qui inquiète et apaise, des aplats des débuts aux griffures récentes, le mouvement est immobilisé, pris dans la gangue de couches picturales, mais surtout mises en couches et en scène. Le discours « tenu sur » devient indispensable pour la continuité de l’œuvre. Il rejoint de cette façon sa question primordiale qui serait de lier les volumes et la surface, le son et la forme, une figuration écrasée de mystère jusqu’à la rendre sous-jacente aux limites du souvenir.
L’exposition réserve une pépite en nous donnant accès aux carnets de Bernard Michel étalés sur une table. Elle est jonchée de nombreux cahiers en papier différents, riches, colorés, plaisants et édifiants. On y trouve des variations colorées, de petits croquis géométriques, dont certains sont rehaussés d’aplats dorés avec là encore quelques mentions historiques… un nom tel celui de Morellet inscrit au crayon au bas d’une page… Dans cette entreprise qui couvre presque quarante ans de peinture, ces livrets sont une véritable distraction, un filon de papiers japonais, aquarelle, jamais ordinaires et leur facture rayée, géométrique, concentrique, etc., offre un panel miniature des possibles picturaux.
Il reste au sortir de l’exposition une sensation d’enveloppement par la peinture, une traversée douce qui berce ses thèmes sans s’appesantir sur un sujet. Ainsi toute l’exposition compose pour le spectateur un ensemble balançant sans violence, entre tout et parties, entre unité et unités, mais aussi entre divers étirements historiques.
Contact> Bernard Michel-Sonates et autres scènes, jusqu’au 19 décembre, A cent mètres du centre du monde, Perpignan. Site du centre d’art. Site de l’artiste.
Crédit image d’ouverture> Vue d’exposition. ©Bernard Michel, photo ACMCM.