L’exposition de l’artiste québécois Baron Lanteigne, La matérialité du virtuel, marque le début de la nouvelle saison culturelle du Centre des arts d’Enghien-les-Bains. On y découvre une œuvre captivante, redessinant les frontières entre réel et virtuel, monde matériel et monde immatériel, art analogique et art numérique. À découvrir jusqu’au 23 décembre.
Au seuil de la salle d’exposition se dresse un étrange totem. Des écrans se superposent et prolifèrent de manière chaotique, semblables aux pop-ups ouverts par un virus informatique. Sur ces écrans, des images numériques éclosent, croissent et se multiplient comme en un kaléidoscope de couleurs, de formes, de lumières et de textures. Le corps humain – en particulier la main, centrale dans les œuvres de Baron Lanteigne – fusionne avec des fluides visqueux et des volumes abstraits. Suspendu au plafond par de fines tiges métalliques, cet obélisque écranique semble tout droit descendre du ciel. Au pied de l’installation, le système informatique chargé d’alimenter la machine en images repose sur de grands coussins duveteux. À l’étage, on découvre de petites boules de fourrures au centre desquelles gît un écran circulaire, évoquant un œil humain. Celles-ci sont confinées dans de petits enclos verdoyants, comme un élevage de créatures hybrides, entre l’organique et l’informatique. Sur les murs de l’étage, une série de variations autour du thème de la main est présentée sur des écrans verticaux. Tantôt déformée comme un tissu malléable et ductile, tantôt transformée en une substance squameuse ou cristalline, la main n’est plus celle de l’artiste qui façonne la matière, mais la matière même de l’œuvre, façonnée par la machine.
Détourner le médium numérique
L’œuvre de Baron Lanteigne peut déconcerter, troubler, surprendre, mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne laisse pas indifférent. Une première raison, c’est que l’artiste cherche toujours à détourner les outils numériques de leurs usages ordinaires pour en explorer les limites et les possibilités créatives. Pour lui, il s’agit de briser les cadres esthétiques et les normes visuelles imposés par l’industrie du cinéma et du jeu vidéo, dont le but est souvent d’obtenir une reproduction aussi fidèle que possible de la réalité. Une approche vivement critiquée par Saint John Walker, animateur et modeleur 3D, qui déclare que « les outils mis au point par les développeurs de logiciels 3D visent à l’imitation du “monde réel” plutôt qu’à l’expression du monde intérieur de l’artiste » (1). À l’origine employés pour la conception automobile et aéronautique, ces logiciels s’inscrivent dans une logique plus fonctionnelle que créative. Ils ont contribué à construire un imaginaire, des discours et des pratiques qui privilégient l’hyperréalisme comme seul critère d’évaluation des images numériques, ceci aux dépens d’autres options esthétiques.
Or, le geste de Baron Lanteigne, et bien qu’il s’agisse là d’un lieu commun du discours sur l’art, consiste précisément à transgresser ces règles, à détourner son médium et ses outils, à bouleverser les attentes du public. Son œuvre se construit en effet à rebours de l’idéologie mimétique, tout en jouant avec ses conventions. Face aux Manipulations, on est d’abord frappé par le réalisme des mains virtuelles, mais ce réalisme est très vite déjoué dès lors que celles-ci se métamorphosent en formes abstraites, se cristallisent ou se liquéfient, se couvrent de végétation ou se creusent de l’intérieur en cercles concentriques. Dans cet espace intermédiaire, entre hyperréalisme et surréalisme, s’ouvre tout un éventail de possibilités figuratives, conjuguant à la fois la maestria technique et l’imagination délirante de l’artiste. En choisissant la main comme leitmotiv, Baron Lanteigne met en avant la nature matérielle et tangible de la création numérique, brisant ainsi l’idée préconçue selon laquelle cette forme d’art connectée serait précisément déconnectée du corps et des sens. De même, l’intégration de matériaux textiles, comme la fourrure et le duvet, sollicite une sorte de faculté tactile de l’œil, au-delà de la dimension purement visuelle des œuvres.
Baron Lanteigne se démarque aussi d’une autre tendance artistique, celle de l’art immersif. Contrairement aux œuvres immersives qui nous plongent dans une expérience sensorielle, il cherche à maintenir une certaine distance entre le spectateur et l’œuvre. Ce faisant, il nous incite à prendre conscience des conditions matérielles et techniques par lesquelles on accède à cette dernière. Le premier procédé de distanciation qu’il favorise consiste à documenter sa pratique à travers des archives, des esquisses et des notes, présentées sous la forme de captures d’écran. Ceci prolonge, par les moyens du numérique, l’une des orientations les plus radicales de l’art depuis les années 1960 : le nivellement de la distinction, pour le dire avec Erwin Panofsky, entre le « monument » et le « document », entre l’œuvre d’art et toute la documentation qui l’entoure. On peut penser, par exemple, aux Valises de Marcel Duchamp, sortes de musées portables contenant pêle-mêle des reproductions d’œuvres miniatures, des fac-similés, des esquisses et des notes préparatoires. En autorisant, lui aussi, le document à faire œuvre, Baron Lanteigne vient souligner la tension entre le processus créatif et son résultat final. Il en résulte une œuvre toujours en train de se faire, toujours en mouvement, toujours susceptible d’être mise à jour.
Subvertir la dichotomie réel-virtuel
Le second procédé de distanciation repose sur une mise en avant du contenant de l’œuvre, à savoir l’écran. Contrairement à la majorité des artistes numériques qui se concentrent sur le contenu de l’œuvre, à savoir l’image, Baron Lanteigne considère l’écran, non pas comme un simple support de diffusion, mais comme une composante essentielle de l’œuvre, un matériau à part entière qu’il faut sculpter et façonner. D’où la mise en scène quasi sculpturale des seize écrans de Cinématographie de la matière virtuelle, agencés dans une verticalité hiératique, imposant leur présence physique dans l’espace de l’exposition. D’où l’utilisation d’écrans circulaires dans Ménagerie d’écrans, une forme peu conventionnelle qui vient briser la norme du rectangle de nos écrans de smartphones et d’ordinateurs, tout en évoquant les tondi de la Renaissance, ces œuvres peintes ou sculptées sur un support de forme ronde. Baron Lanteigne s’inscrit ainsi dans la lignée d’artistes vidéo comme Nam June Paik ou Wolf Vostell qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, s’emparent de la télévision pour la bricoler, la désosser et l’intégrer dans des mises en scène sculpturales ou performatives.
De même que les artistes vidéo ont accordé autant d’importance à l’objet télévision qu’à l’image télévisuelle elle-même, Baron Lanteigne accorde un intérêt égal à l’écran d’ordinateur et à l’image informatique. En renversant ainsi la relation entre le contenu et le contenant, il renvoie l’image de synthèse à son origine matérielle première, celle du système informatique. C’est un geste fort, dans la mesure où celle-ci fut longtemps considérée comme strictement immatérielle, intangible. « Si vous ouvrez votre ordinateur, vous ne trouverez aucune trace de cette image ; c’est presque une immaculée conception » (2), déclarait en ce sens Alain Renaud dans Télérama en 1996. Cette conception de l’image numérique repose, inconsciemment peut-être, sur la dichotomie entre le réel et le virtuel, sur l’idée qu’il s’agirait de deux sphères séparées, alors même qu’elles sont dialectiquement liées l’une à l’autre, comme le note le sociologue Nathan Jurgenson. Impossible, donc, d’établir une frontière franche entre le monde hors ligne et le monde en ligne, car cette distinction ne repose sur aucun fondement philosophique, sociologique, technologique ou scientifique solide.
Ainsi, dans l’œuvre de Baron Lanteigne, le matériel (hardware) et le logiciel (software) s’entremêlent de manière si inextricable qu’il est presque impossible de distinguer ce qui relève de l’un ou de l’autre. Pourtant, celle-ci bat en brèche la distinction entre art analogique et art numérique, deux catégories qui ne doivent pas être considérées comme mutuellement exclusives, mais plutôt comme interdépendantes. Elles représentent les deux extrémités d’un spectre sur lequel se dessinent une infinité de choix esthétiques, pris dans un entre-deux inéluctable entre l’analogique et le numérique. Cette ambivalence est d’ailleurs au cœur de l’art post-Internet qui consiste à rematérialiser l’art numérique, autrefois confiné dans des ghettos internautiques, pour infiltrer les circuits traditionnels de l’art contemporain. L’œuvre de Baron Lanteigne nous invite ainsi à penser l’art, non pas en termes d’oppositions statiques, mais sur le mode, fluide et fugitif, de l’entre-deux. Cet entre-deux qui, pour le dire avec Daniel Sibony, ouvre un espace dialectique où les différences naissent, se croisent et s’entrelacent, où les idées durement acquises s’évanouissent dans les brumes de l’incertitude, où les concepts se tiennent en tension les uns avec les autres et finissent par se refléter dans des eaux contraires.
(1) Saint John Walker, A Quick Walk Through “Uncanny Valley”, in A. Oddey et C. White (dir.), Modes of Spectating, Bristol, Intellect Books, 2009, p. 30.
(2) Alain Renaud, Sous la loi du nombre, Télérama, numéro hors-série « Le délire multimédia : tout pour s’y retrouver », 1996, p. 74.
Contact> Baron Lanteigne-La matérialité du virtuel, du 20 septembre au 23 décembre, au CDA, à Enghien-les-Bains.
Image d’ouverture> Cinématographie de la matière virtuelle (détail). ©Baron Lanteigne