Fondée en 2014, AWARE s’emploie à valoriser le travail des femmes artistes. « La grande ambition scientifique d’AWARE est de réécrire l’histoire de l’art de manière paritaire. Il est grand temps de replacer les artistes femmes au même plan que leurs homologues masculins et de faire connaître leurs œuvres », explique l’historienne de l’art Camille Morineau, cofondatrice de l’association. De cette démarche est née le Prix AWARE, en partenariat avec le Cnap. Pour cette 5e édition, les nommées étaient Myriam Boulos, Gaëlle Choisne, Sara Ouhaddou, et Mona Varichon. Dirigé par Emma Lavigne, présidente du Palais de Tokyo, le jury a désigné Gaëlle Choisne comme lauréate du Prix, consacré à une artiste émergente, entraînant une acquisition au sein des collections du Cnap et une aide à la production pour la réalisation d’une exposition monographique dans le réseau d.c.a (Association française de développement des centres d’art contemporain) et/ou Platform (regroupement des Fonds régionaux d’art contemporain). Barbara Chase-Riboud remporte, quant à elle, le Prix d’honneur doté de 10 000 euros et de la publication d’un entretien inédit à paraître en 2022.
Lauréate du prix d’honneur
Barbara Chase-Riboud est née en 1939 à Philadelphie (États-Unis.) Sculptrice, poétesse, mais également écrivaine, l’artiste afro-américaine baigne dans l’art depuis son plus jeune âge. C’est à sept qu’elle débute sa formation lorsqu’elle décide de suivre des cours du soir au Philadelphia Museum of Art, ainsi qu’à la Fletcher Academy. Elle n’est âgée que de 16 ans lorsque sa première sculpture est acquise par le MoMA, à New York. Elle étudie à l’université de Temple puis à Yale où elle devient la première femme noire américaine à être diplômée de l’École d’Architecture. Installée à Paris depuis 1961, Barbara Chase-Riboud poursuit une pratique artistique marquée par la sculpture classique et baroque, façonnée par ses nombreux voyages grâce auxquels elle découvre l’histoire de la sculpture non occidentale. L’esthétisme de ses œuvres prend une dimension plus politique lorsqu’elle rencontre les figures du Black Panther Party en 1966, lors du Festival panafricain. En 1998, elle érige Africa Rising, une sculpture de cinq mètres de haut en hommage à Sarah Baartman – esclave exhibée en Europe au XVIIIe siècle –, située au 290 Broadway, à New York, juste devant le bâtiment du FBI. « Le travail de sculpture de Barbara Chase-Riboud est épique et inoubliable, (…) : plus de soixante-dix ans d’une production prolifique, intense, concentrée, parfois monumentale, parfois relevant le défi de la pérennité dans l’espace public. Une sculpture où s’invente un vocabulaire unique ; qui décide de contourner le socle, de colorer le bronze, de nouer la soie, de dialoguer avec des poèmes, de convoquer le passé et de rendre hommage, encore et encore. », explique Eva Barois De Caevel, curatrice et critique d’art. Son travail est exposé dans de nombreuses institutions aux États-Unis mais également en France, au Japon, en Australie ou encore en Allemagne… Elle a publié également une dizaine de romans et de recueils de poèmes, récompensés par de nombreux prix dont le Janet Heidinger Kafka.
Lauréate du prix de l’artiste émergente
Gaëlle Choisne est née en 1985 à Cherbourg. Diplômée des Beaux-Arts de Lyon en 2013 où elle apprend la sculpture et la photographie, la plasticienne commence à exposer son travail lors de résidences, notamment à la Cité internationale des Arts de Paris et à la Rijksakademie d’Amsterdam. Sa pratique artistique entend faire dialoguer différents médiums telles que la sculpture, la peinture et la vidéo. La confrontation des supports permet à l’artiste de nourrir ses réflexions sur la mémoire et l’hommage en questionnant les représentations. Issus d’une double culture : une mère haïtienne et un père breton, l’artiste interroge sa propre histoire, l’ère coloniale et post-coloniale occupant une place importante dans ses recherches. A ces questions politiques, Gaëlle Choisne répond : « Je veux dans ma pratique rendre hommage à des corps invisibilisés, minoritaires, meurtris. Une mémoire que l’on doit garder, et que je matérialise pour que nous la conservions. Et je le fais notamment à travers la question de l’amour », explique-t-elle lors d’une interview accordée à AWARE. L’artiste a notamment participé aux biennales de La Havane et de Lyon. Son travail est exposé au Musée des beaux-arts de Lyon, au MAMO de la Cité radieuse de Le Corbusier, au musée Fabre de Montpellier, au CAFA Museum à Pékin et au musée Pera à Istanbul.
Sara Ouhaddou, comprendre pour créer
ArtsHebdoMédias. – Quelques mots de présentation.
Sara Ouhaddou. – Je suis une artiste franco-marocaine. J’ai commencé par faire du design industriel tout en développant une pratique artistique, sans envisager qu’elle devienne un jour professionnelle et pérenne. J’ai notamment travaillé comme designer pour des marques de luxe. Tout l’argent gagné était investi dans mes projets personnels. C’est ainsi que l’histoire a commencé.
Votre double culture a une place importante dans votre travail. En quoi alimente-t-elle votre pratique artistique ?
Au début, c’était de la curiosité mélangée à un besoin de comprendre qui j’étais et ce qui me constituait. Être issue d’une double culture, c’est très riche mais c’est aussi grandir entre deux, en étant ni complètement de l’une, ni complètement de l’autre. Mes premières réflexions ont été nourries par une nécessité de comprendre pourquoi ma famille restée au Maroc rêvait encore d’émigrer en Europe. J’avais du mal avec ce fantasme car le Maroc regorge de richesses extraordinaires. Alors que se passait-il dans ce pays pour que les gens aient autant envie d’aller respirer ailleurs ? Pour répondre à cette question, j’ai initié des projets avec des artisans. Mon idée était de prendre la température et d’entendre leurs motivations. Voilà la genèse de tout le projet. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus ouvert. Maintenant que j’ai intégré la complexité géopolitique et historique des deux pays, j’essaye de raconter les nuances de cette histoire commune et de l’élargir au monde.
Pourriez-vous revenir sur votre collaboration avec les artisans marocains ?
Je m’intéresse toujours à divers sujets en même temps pour lesquels interviennent l’histoire, la science et l’anthropologie. Je vais à la rencontre des locaux, pas nécessairement pour initier des collaborations mais pour m’immerger dans leurs travaux, apprendre de leurs traditions et de leurs relations avec le monde. Puis un jour, il y a un déclic qui s’opère. Par exemple, pour Je te rends ce qui m’appartient/Tu me rends ce qui t’appartient, installation exposée lors de Manifesta13, j’ai travaillé sur le savon de Marseille. Dès que j’ai vu cet objet, j’ai immédiatement fait le lien avec l’histoire d’Alep. Si personne n’a entendu parler de la route du savon au Maroc, je connais les artisans qui en produisent. L’idée était donc de relier tout le monde et de laisser émerger les questions politiques comme les débats. De manière générale, pour la réalisation d’une œuvre, je mets en place d’emblée des protocoles. Je parle d’histoire avec les artisans, parfois même je leur fais découvrir des poèmes, et réciproquement. C’est comme ça que le travail démarre. Certains suivent les projets sur le long terme, d’autres non. Il y a sept ans, quinze brodeuses de Tetouan participaient, aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une. Pour l’œuvre du Palais de Tokyo, il en va autrement. C’est un atelier de dix hommes avec lequel je collabore. Au Maroc, le retour du vitrail intéresse beaucoup et l’atelier va sûrement grossir ses rangs.
Votre travail est nourri par une réflexion sociale, économique, et politique, notamment sur les enjeux de la modernisation et de l’internationalisation face aux traditions. Comment considérez-vous votre rôle d’artiste dans la compréhension de ces évolutions ? Quelle portée peut avoir votre art ?
C’est la question que je me pose tous les jours face à une paupérisation économique et culturelle persistante dans de nombreux endroits du monde. J’ai fait cet état des lieux au Maroc et maintenant en France et au Japon. La mondialisation et l’ère industrielle ont créé des processus d’interdépendance. J’essaye d’apprendre à défaire les nœuds en cherchant à savoir quels sont les outils qui offrent de l’autonomie. Les artisans que je rencontre apprennent de ces outils et tracent leur propre voie. C’est un apprentissage que je fais depuis près de dix ans. Mes œuvres sont le témoin d’endroit où l’on a réussi à défaire ces nœuds. Sur le long terme, j’aimerais que mon travail ait une vraie portée, quelque chose de significatif qui pourrait créer de l’économie.
Quelle est votre actualité ?
Je te rends ce qui m’appartient/Tu me rends ce qui t’appartient est proposée à la galerie Polaris, à Paris, jusqu’au 3 avril. Je présente également une œuvre dans le cadre de l’exposition Le déracinement au Z33, à Hasselt, en Belgique. Et bientôt, il sera possible de découvrir une broderie à la Cité des Arts, à Paris, à l’occasion de Répare Reprise.
Mona Varichon met en évidence une réalité caméléonesque
ArtsHebdoMédias. – Quelques mots de présentation.
Mona Varichon. – J’ai étudié la sociologie à Paris et à Montréal, au Canada, avant de poursuivre des études d’art à San Francisco puis à Los Angeles, aux Etats-Unis, où j’ai décroché un Master de beaux-arts. A l’étranger, les écoles et l’enseignement artistique ne sont pas similaires à ceux du système français. J’ai donc évolué dans une tradition un peu différente. Ma pratique artistique a débuté par la photographie, puis j’ai bifurqué vers la vidéo, qui est aujourd’hui mon support principal. Je suis également traductrice.
Pour certaines vidéos comme Insta Stories Archive, vous utilisez des extraits de contenus diffusés sur Instagram.Comment les sélectionnez-vous ?
Avant de choisir des images, ma sélection porte sur un phénomène. Les gilets jaunes, par exemple, que j’ai observé de loin de cette façon durant ma dernière année à Los Angeles. Pour cette série, j’ai utilisé l’hashtag « gilets jaunes » et la géolocalisation des manifestations, pour ensuite collecter des stories Instagram. Puis, je les monte en essayant d’en faire ressortir les liens, tant formels qu’au niveau du contenu. Il s’agit de recréer un moment et une ambiance, de relater une réalité à partir d’éléments disparates et d’établir aussi une vision critique. Pour revenir à l’exemple des gilets jaunes, j’ai sélectionné des images prises par eux mais aussi par des touristes, ou encore des Parisiens blasés, agacés. Faire se côtoyer des images reflétant autant de perceptions différentes d’un même évènement me permet de mettre en exergue le comportement de chacun et d’en révéler éventuellement l’absurdité. Comme se plaindre de ne pas pouvoir se rendre à un cours de gym du fait des manifestations. Mes vidéos me permettent de faire résonner ces diverses réalités. Mais je ne fais pas qu’utiliser les images des autres, j’en réalise moi-même. J’ai créé une série de vidéos à partir de conversations téléphoniques. Dans ce cas-là, le montage est plutôt à assimiler à l’écriture d’un texte.
Dès que possible, vous veillez à ce que vos vidéos possèdent un sous-titrage en anglais. Pourquoi ?
J’ai commencé à traduire mes vidéos en anglais parce que je vivais aux États-Unis. Mes premières œuvres étaient des conversations avec ma mère. Il fallait donc faire tomber la barrière de la langue afin de rendre accessible d’une part une certaine intimité, et d’une autre notre culture. Ensuite, pour les gilets jaunes, je souhaitais rendre compréhensible pour les anglophones cette source différente d’information sur ce mouvement. Il m’arrive également de sous-titrer en français mes vidéos qui parlent d’événements se déroulant dans un pays anglophone. Cet aller/retour entre les deux m’intéresse.
Vos études de sociologie se ressentent dans votre travail, votre démarche artistique pourrait être assimilée à certains endroits à celle d’un documentariste. Comment définiriez-vous votre rôle en tant qu’artiste ?
J’essaye d’amener l’attention sur quelque chose. En l’occurrence, les stories Instagram sont de plus en plus utilisées comme source journalistique, au point d’être parfois les seuls témoins d’un évènement. J’avais envie de m’emparer de ce potentiel et de montrer le parallèle entre ce nouvel outil et la tradition des journaux filmés dans le cinéma expérimental, alors même qu’une storie n’a pas pour vocation d’être montée avec d’autres, exposée, etc. Ces courtes vidéos sont vouées à disparaitre comme si elles n’étaient que des déchets alors même qu’elles ont un potentiel informatif. En les réunissant, on peut voir se dégager des tendances, se dessiner des profils sociologiques. Les gens s’approprient les outils technologiques, comme le téléphone, filment leur quotidien, et à leur façon endossent le rôle d’autres acteurs de la société, sans même s’en rendre compte. C’est là que j’interviens, en mettant au jour des messages à travers le montage.
Quels sont vos projets ?
Jusqu’à la fin du mois d’avril, je présente une mini-série de vidéos sur ma résidence à la Cité Internationale des Arts sur le site de l’ICA London. Je vais également montrer de nouvelles vidéos sur la page Instagram du Jeu de Paume Lab en avril. En mai, je présenterai une exposition solo de ma mère, Malak El Zanaty Varichon, à la galerie Cocotte de l’artiste Louise Sartor, qui se situe actuellement à Treignac. En juin, je participerai à une exposition de groupe organisée par Clément Délépine à la galerie BQ à Berlin. Puis je serai également en résidence au CAPC de Bordeaux à partir du mois de septembre. En parallèle, je traduis en français les mémoires des cinéastes américains George et Mike Kuchar, qui sortiront avec ma maison d’édition Varichon & Cie. Je m’apprête également à publier Bonbons à l’anis, la première traduction française de l’autrice argentine Cecilia Pavón, en co-édition avec les éditions Brook.