Autrement va le monde d’Anne Duk Hee Jordan

Première exposition personnelle d’Anne Duk Hee Jordan en Suisse. Jusqu’au 19 mars, les robots de l’artiste germano-coréenne ont pris leurs quartiers d’hiver à la HEK, à Bâle. Pour I must alter myself into a life-form which can exist on this planet, cette dernière a imaginé des scénarios expérimentaux et futuristes, dans lesquels elle s’attache à exprimer des préoccupations écologiques.

Dans une ancienne zone de stockage de Münchenstein, quartier périphérique de Bâle, on ne soupçonnerait pas la présence d’un lieu culturel original et peu connu du grand public. Il s’y trouve un centre artistique fondé en 2011, consacré aux nouvelles technologies, la Maison des arts électroniques (HeK, acronyme d’Haus der elektronischen Künste). Créée quelques années auparavant, elle s’est installée en ce lieu en 2014, et y présente des expositions d’art contemporain dédiées aux dispositifs actuels de création remettant en cause nos modes de médiation, de communication, de discours. L’exposition en cours d’Anne Duk Hee Jordan interroge notre perception de l’œuvre d’art à travers l’interactivité, l’imitation, le mouvement, cela non sans évoquer avec insistance la technologie quotidienne dont nous sommes rendus dépendants.

Clapping Clams, 2018. Moteurs, mécanique, aluminium, coquillages. ©Anne Duk Hee Jordan, photo FC

A l’entrée de l’exposition, nous sommes accueillis par un petit plan d’eau à la surface duquel navigue une créature marine (Water Crab, 2017), drôle de robot, en interaction avec le public à certains moments de la journée, pendant une heure. A proximité, le Robotic Waste Crab (2016), sorte de crabe métallique, recherche inlassablement des bribes de nourriture, carrément nommées « déchets humains » par la médiation du centre d’art. Son travail consiste à traquer ces derniers et indiquent de fait que l’homme en produit en quantité. Cette pièce est suivie par un piédestal sur lequel sont installés des coquillages montés sur tige, mimant une bouche. Les Clapping Clams (2018) sont articulés comme des mâchoires qui s’ouvrent et se ferment dans une succession de petits claquements secs, plus poétiques que dévorateurs. Autre symbole de dévoration signalant que soit il n’y a plus rien à manger pour eux, et qu’ils sont condamnés à rester affamés après notre passage, soit qu’un jour viendra où ils pourront nous dévorer à leur tour. Sur le sol, une Teapot (2019) rampant avec un léger sifflement de bouilloire et un Helmet (2022) complètent ce premier ensemble de robots maladroits, déboussolés, renvoyant à notre propre image critique d’êtres accablés par l’automatisation, par la connexion invasive, pour la cause desquelles nous sommes inévitablement convoqués à une réflexion sur l’hybridation entre le naturel et l’artificiel. En donnant de tels exemples dérisoires et dérangeants, les pièces laissent place à un sentiment d’immense vacuité de nos modes de vie.
On se demande alors qui se connecte ? Est-ce le monde artificiel incarné par le robot qui doit explorer notre environnement ou bien doit-on perdre cette carapace pour paraître branché et vivant ? L’imposante installation Atmospheres of Breathing offre deux transats de repos où prendre le temps de regarder deux grands écrans sur lesquels sont projetées des images de microorganismes, de papillons Monarque, de bactéries, de champignons, voire de coraux, qui varient analogiquement au rythme de notre respiration. Pour cela, il suffit d’enfiler un casque assorti de capteurs qui, une fois que nous sommes installés confortablement, cadencent lentement les mouvements respiratoires ou la simple ondulation de notre corps au repos. Moment de pause et d’apaisement. Les images contribuent à la fabrique d’une certaine sérénité que la position allongée favorise.
L’ambiance serait un peu terne si une sculpture gonflable ne venait rafraîchir l’atmosphère un tant soit peu pessimiste. Colorée et tentaculaire, Olavius (2021), réalisée en collaboration avec la commissaire d’exposition Pauline Doutreluingne, est une créature décrite, à partir de données scientifiques par la biologiste Nicole Dubilier, comme un être n’ayant « ni bouche, ni anus, et pourtant joyeux ». Elle renvoie à certains êtres marins enfouis, ayant la vie dure, supportant toutes les profondeurs comme on pouvait les imaginer dans les ouvrages de Jules Verne ou à propos des mythiques krakens. Autrement dit, un être extraordinaire dont la survie est due à la transformation en énergie de ses propres bactéries, et qui est considéré par la science comme exemple de symbiose avec la nature. A propos de ce modèle tentaculaire et placé en hauteur, l’analogie est vite intégrée et appelle aussi une remarque sur sa présence esthétique. C’est une structure molle et gonflée tout en étant bien différente de ce que le Pop art ou l’Arte povera ont pu produire. L’artiste Marisa Merz avait, elle aussi, imaginé un monde en excès avec ses Soft sculptures, structures gonflables également vouées à démonter les valeurs académiques de rigidité d’une sculpture vs sa mollesse, de la flexibilité de sa matière par rapport aux matériaux traditionnels comme la pierre ou le bronze. Le pop’artiste Claes Oldenburg réalisait lui des objets quotidiens mous et surdimensionnés en vinyle, ultime épreuve infligée à la tradition sans aucun autre message que celui de la société de consommation à l’origine de tous les bouleversements. Olavius, avec les qualités scientifiques qui lui sont attribuées, relève davantage d’un argument scénographique propre à discréditer les mesures climatiques actuelles qu’une sculpture envisagée et conçue sur le plan plastique. Là encore, les différences de préoccupations entre celles de l’Arte povera ou du pop art pointent les températures respectives de sociétés engagées dans des processus de consommation qui n’ont jamais cessé. Ce travail néanmoins chargé de poésie pourra toucher le jeune public, voire un public jeune, dans la mesure où l’information livrée par les œuvres reste ludique et le parcours surprenant.

Au premier plan, Teapot, 2019. Matériel: moteurs, mécanique, aluminium. ©Anne Duk Hee Jordan, photo FC

L’artiste est préoccupée par la nécessité de nous connecter à l’environnement. Du coup, on comprend vite la relation perdue entre notre monde robotisé et celui de la nature si précieuse à préserver, de laquelle nous devons nous inspirer pour l’améliorer, etc., ou y trouver une place tenable et non parasitaire. La leçon est perceptible immédiatement et l’ensemble des propositions d’Anne Duk Hee Jordan ravive l’idée aristotélicienne selon laquelle le monde devrait être autrement. Le constat est qu’il est réellement et dramatiquement autrement et pas dans le sens de l’amélioration envisagée par Aristote ! Il est tel que l’homme l’a envahi par ses inventions toxiques. Le rapport s’inverse quelque peu dans cette exposition où le constat d’échec nous impose un comportement qui sous-entend ce que le monde devrait être, mais d’après quel idéal ou selon quelle gestalt ?
Dans l’entière installation d’Anne Duk Hee Jordan, une impression nous est suggérée, celle d’un argument éthique, d’une conviction critique sur la gestion politique de nos comportements. On se demande alors si la part du discours n’est pas prépondérante et si elle ne déborde pas celle de l’investigation plastique. Mais seule l’artiste peut arrêter la réponse.

Contact> Anne Duk Hee – I must alter myself into a life-form which can exist on this planet, jusqu’au 19 mars, HEK (Maison des Arts Electroniques), Bâle, Suisse.

Image d’ouverture> Vue de la vidéo Auf Erden sind wir nur kurz fabelhaft. ©Anne Duk Hee Jordan, photo FC

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