Art Rotterdam 2024 : la part « e-mouvante » de l’invisible

Chaque année, Rotterdam vit quatre jours au rythme de l’art. À l’occasion de la 25e édition de la foire d’art contemporain (du 1er au 4 février), galeries et musées ont fait vibrer de concert celle que l’on surnomme parfois la « Manhattan de la Meuse ». Dans son écrin de verre et d’acier, concerts, expositions, installations, projections et rencontres étaient au rendez-vous d’une programmation aussi dense que variée. L’art numérique et les nouveaux médias y occupaient une place de choix. Des figures incontournables comme Refik Anadol aux pépites moins connues de la jeune création néerlandaise, ArtsHebdoMédias a sélectionné pour vous les événements d’art technologique les plus marquants de cette trépidante semaine.

La donnée faite image. Jusqu’au 1er avril, le Kunsthal accueille la première exposition de Refik Anadol aux Pays-Bas. Au croisement de l’architecture et de la technologie, son œuvre explore la relation symbiotique entre l’homme et la nature à la lumière de l’IA. L’exposition comprend douze œuvres, des écrans haute définition sur lesquels se meuvent lentement des vagues de pixels chamarrés, évoquant tantôt le froufrou du satin, tantôt le tumulte du magma, tantôt la quiétude des courants marins. Et pour cause, ces « peintures vivantes », comme l’artiste aime à les appeler, sont conçues à partir des données collectées par des capteurs de vent à Los Angeles, des millions d’images de paysages naturels californiens et des données météorologiques prélevées dans le Pacifique. Un algorithme est ensuite chargé de les traiter et de leur donner une forme sensible, saisissable par l’œil humain. C’est du moins ce que nous apprend un écran géant au détour de notre visite. Mais, au-delà de la prouesse technique et du discours écologique, c’est surtout la recherche d’un certain plaisir visuel, à la fois candide et sophistiqué, qui semble motiver Refik Anadol.

Refik Anadol, Living Paintings, Los Angeles, 2023, installation numérique. Photo : Joshua White. Courtesy of the artist and Jeffrey Deitch. ©Refik Anadol Studio

L’œuvre maîtresse de l’exposition, Living Painting: Immersive Room, nous invite à nous immerger dans une pièce couverte de miroirs où se diffractent en milliers de reflets les paysages hallucinés par la machine. Grisé par la saturation des stimuli visuels et sonores (mais peut-être aussi par la chaleur étouffante des écrans), on se demande bien ce que l’on gardera de l’œuvre en sortant de l’exposition, si ce n’est une photographie prise à la volée, aussitôt postée sur Instagram. Car l’œuvre de Refik Anadol est une œuvre « instagrammable ». Une œuvre qui sied à merveille au goût de l’époque. C’est d’ailleurs ce que lui reproche avec virulence le critique Jerry Saltz dans les colonnes du New York Magazine et qui sera la cause d’interminables débats sur Twitter. Il serait toutefois injuste de la réduire à « un écran de veille de luxe ». Parce qu’il y a bien du génie dans l’œuvre de l’artiste. Celui-ci consiste à mettre en résonance deux dimensions antagoniques de notre modernité : la saturation du visible et l’invisibilité massive des données. Résolument actuel, Refik Anadol touche en ce sens à quelque chose comme la part « e-mouvante » de l’invisible, pour détourner la belle formule de Pierre Alechinsky.

Tega Brain, Julian Oliver et Bengt Sjölén, Asunder, 2023, installation numérique. © Samuel Solé

IA et écologie. L’installation présentée par Tega Brain, Julian Oliver et Bengt Sjölén dans les locaux de la maison d’édition V2_ constitue l’exact contrepoint de l’exposition de Refik Anadol. Plus confidentielle et moins portée vers le plaisir visuel, Asunder mobilise, elle aussi, les outils de l’IA et du big data pour attirer notre regard sur le changement climatique, ses conséquences et les solutions envisagées pour y remédier. Propulsé par une technologie de pointe en matière de simulation climatique et environnementale, un superordinateur analyse en continu tout un jeu de données économiques, géographiques et sociologiques issues de diverses localisations à travers le monde. En prenant en compte à la fois les intérêts de l’homme et ceux de la nature, l’IA propose ensuite des scénarios imaginaires pour résoudre les problèmes liés à l’activité humaine sur ces territoires. Ce qui conduit souvent à des résultats absurdes ou drolatiques. Il faudrait ainsi désurbaniser et reforester la Gironde, ou bien relocaliser les zones humides du Brésil vers la région d’Amsterdam. Une manière ironique de moquer l’utopie technophile selon laquelle le salut de la planète et de l’humanité se trouverait dans le calcul impartial de l’IA et l’innovation technique acharnée.

Nature et nouveaux médias. Une question similaire traverse l’exposition Transitions: Navigating Humanity in a Shifting Reality présentée par The New Current. Tous les ans lors de la semaine de l’art, la plateforme laisse carte blanche à de jeunes artistes talentueux pour investir l’ancien complexe industriel de Keileweg sur les rives de la Nouvelle Meuse. Une invitation rêvée pour explorer de nouveaux médias, de nouvelles techniques et de nouvelles manières d’exposer. Cette année, l’exposition s’articule autour des enjeux liés aux mutations technologiques, écologiques et culturelles de notre société. Immergées dans les sous-sols obscurs et moites d’une usine désaffectée, comme sous la surface du monde réel, les œuvres que l’on rencontre – installations vidéo, expériences en réalité virtuelle, œuvres numériques, sculptures lumineuses – paraissent nimbées d’une aura de mystère. Et pourtant, loin d’être séparées du monde et de nous, ces œuvres nous invitent à faire l’expérience de nouvelles formes de sensibilités et à regarder notre monde autrement.

Madelief Kok, Environmental Amnesia, 2023, installation numérique. ©Samuel Solé

On en retiendra deux qui se distinguent par leur unité plastique et thématique et par leur manière singulière d’interroger notre rapport à la nature. Réalisée par Madelief Kok, Environmental Amnesia est une installation composée d’un smartphone qui diffuse la vidéo d’une promenade en sous-bois et d’un écran géant LED qui tente imparfaitement d’en reconstituer les images. Il en résulte une peinture fébrile et démaillée, déchirée par de grands vides, aux confins du pointillisme et de l’abstraction. Un paysage de mémoire et d’oubli. Similairement, Jurre Latour nous convie à une randonnée virtuelle, cette fois-ci dans les montagnes d’Autriche. Internet Explorer se présente sous la forme d’une tour faite de neuf écrans d’ordinateur, dont chacun diffuse les images d’une chaîne de montagnes, sans doute prélevées sur Google Earth. D’un côté, la verticalité de la sculpture vient souligner le mouvement ascensionnel propre à l’expérience de l’alpiniste. D’un autre côté, la posture relativement statique du spectateur et la nature ostensiblement virtuelle des montagnes contredisent l’expérience véritable de l’ascension. L’œuvre porte ainsi au plus haut point la dissonance expérientielle entre monde réel et virtuel, où la nature n’est plus qu’une image lointaine sur laquelle nous n’avons aucune prise.

Jurre Latour, Internet Explorer, 2023, installation numérique. © Samuel Solé

Sculpter la lumière. Radiant Voids est sans doute l’une des expositions les plus fascinantes de cette semaine de l’art à Rotterdam, mais elle est aussi de celles dont il est le plus difficile de parler. L’exposition prend place à la Katoenhuis, non loin de Keileweg. Six artistes néerlandais – Lumus Instruments, Boris Acket, Robin Beekman, Elsemarijn Bruys, Timo Lejeune et Simone Smelt – travaillent et recomposent cet espace immensément vide par le biais d’installations lumineuses monumentales. Ils nous proposent alors une expérience sensible totale, à la fois tactile, visuelle et sonore. Une expérience qui n’a comme support que le vide et la lumière, la lumière sculptée par le vide et vice versa. Ici, une immense étoffe transparente ondule doucement au gré du vent et se pare d’une infinité de nuances spectrales. Là-bas, un totem en aluminium est parcouru de haut en bas par un rayon de lumière qu’il diffracte en dizaines de faisceaux, électrisant l’espace dans une danse mécanique et nerveuse. Ailleurs, une enfilade de projecteurs découpe la salle d’exposition en lignes d’ombre et de lumière, dépliant et repliant l’espace sur lui-même à mesure que les ampoules s’allument ou s’éteignent. Tout se passe à nouveau comme si le mouvement invisible de la matière faisait irruption dans le champ du sensible.

Boris Acket, Einder / Wind, 2022, installation cinétique. ©Samuel Solé

Du côté de la foire. Parmi la centaine de galeries présentes dans la salle omnisports Ahoy Rotterdam, c’est Upstream qui a retenu notre attention. Cette année, la galerie amstellodamoise a mis l’avant-garde numérique à l’honneur. Dans la lignée de ce qu’on a pu appeler, au début des années 2010, l’art post-internet (une notion controversée qui suscite encore aujourd’hui bon nombre de débats théorico-esthétiques), les six artistes représentés par Upstream se sont distingués par leur façon d’introduire et d’entrelacer, dans le champ des pratiques analogiques traditionnelles, des techniques numériques de pointe, telles que l’IA générative, les NFT ou encore la blockchain. Cette rematérialisation de l’art numérique s’inscrit bien sûr dans une stratégie pécuniaire : il est de toute évidence plus facile de vendre une œuvre analogique, unique, originale et non-reproductible qu’une œuvre numérique pouvant être dupliquée et partagée sans limites. Mais, au-delà de ces considérations bassement « matérielles » (dans tous les sens du terme), il résulte de ces tentatives d’hybridation des œuvres qui ont, au moins, le mérite d’étonner.

Robin Beekman, Depth Array, 2023, installation lumineuse. ©Samuel Solé

On a pu découvrir, par exemple, les compositions néo-baroques de l’artiste français Kévin Bray où se croisent techniques analogiques et numériques. En combinant l’art du collage et celui du trompe-l’œil, en jouant d’associations presque surréalistes, l’artiste met en exergue la performance et la matérialité du geste qui préside à toute création. Harm van den Dorpel, figure incontournable de l’art post-internet, exposait également ses toiles génératives qui, suivant un procédé similaire à celui de la compression de données, se décomposent en milliers de carrés de couleurs de plus en plus petits, jusqu’à atteindre la taille du pixel. « Mes œuvres génératives étaient à l’origine destinées à être vues sur des écrans d’ordinateur, […] mais aucun écran n’est capable d’en retranscrire la complexité. Ainsi, la seule façon de traduire leur complexité est de les matérialiser sous la forme d’objets », confie l’artiste sur son site web.

Kévin Bray, Less They Touch the Ground and More They Decide for It, 2023, technique mixte, 100 × 150 cm. ©Kévin Bray

Le Néerlandais Jan Robert Leegte est proche de cette démarche. Il exposait cette année une série de tableaux sobrement intitulée JPEG, en référence au célèbre format de compression d’images. Ses œuvres se présentent sous la forme de monochromes ou de camaïeux de couleur marqués par les artefacts liés à la compression de l’image. Autant de traces aléatoires et d’heureux accidents, d’ordinaire ignorés ou corrigés, qui constituent, ici, le véritable sujet de l’œuvre, le point de focal de notre regard.

Harm van den Dorpel, Our Inner Child, 2023, œuvre numérique sur papier, 85 × 85 cm. ©Harm van den Dorpel

Une histoire de l’art numérique néerlandais. Pour conclure notre plongée dans la création numérique contemporaine, la rétrospective organisée par le Nieuwe Instituut, REBOOT: Pioneering Digital Art, nous offre un point de vue unique sur l’histoire passionnante et méconnue de l’art numérique néerlandais. Des années 1960 aux années 2000, plus de vingt artistes majeurs sont exposés, dont la performeuse Annie Abrahams, le sculpteur cybernétique Edward Ihnatowicz, l’artiste informaticien Peter Struycken et le pionnier de la musique électronique Dick Raaijmakers. L’exposition s’intéresse tour à tour au rôle joué par Internet dans la redéfinition des pratiques de partage et de création des œuvres d’art, aux promesses d’émancipation individuelles et collectives portées par le cyberespace et les jeux vidéo, aux différents modes de collaboration artiste-machine (jusqu’à l’avènement de l’IA) et, bien sûr, à l’exploration des propriétés esthétiques propres au médium numérique. En parallèle, neuf artistes contemporains ont été invités par le Nieuwe Instituut à créer de nouvelles œuvres en réponse à ces travaux pionniers. Ce dialogue à travers le temps et la mémoire témoigne du rôle majeur que les Pays-Bas ont pu jouer, et jouent encore, dans le développement, la légitimation et l’invention de ces nouvelles formes d’expression artistique, aujourd’hui plus vivantes que jamais.

Jan Robert Leegte, JPEG (0xf2a2d723893e274c14), 2024, technique mixte, 80 × 80 cm. ©Jan Robert Leegte

Contact> Refik Anadol: Living Paintings: Nature, Kunsthal, Rotterdam, Pays-Bas, du 18 novembre 2023 au 1er avril 2024.
Asunder at IFFR, V2_, Rotterdam, Pays-Bas, du 26 janvier au 3 février 2024.
Transitions: Navigating Humanity in a Shifting Reality, Brutus, Rotterdam, Pays-Bas, du 31 janvier au 4 février 2024.
Radiant Voids, Katoenhuis, Rotterdam, Pays-Bas, du 31 janvier au 4 février 2024.
Art Rotterdam 2024, Rotterdam Ahoy, Rotterdam, Pays-Bas, du 1er au 4 février 2024.
REBOOT: Pioneering Digital Art, Nieuwe Instituut, Rotterdam, Pays-Bas, du 7 octobre 2023 au 12 mai 2024.

Image d’ouverture> Refik Anadol, Bosphorus: Data Sculpture, Istanbul, 2018, installation numérique. ©Refik Anadol Studio