Apprendre à écouter avec Polyphone

Polyphone. Polyphonies visuelles et sonores, exposition qui s’écoute autant qu’elle se regarde, propose une exploration sensible d’un art contemporain qui s’appréhende non par la vue mais par l’ouïe. Pour solliciter ce sens souvent ignoré dans ce domaine, elle regorge de trouvailles et de dispositifs, d’expériences inédites. L’événement est à découvrir au Musée d’art et d’histoire Paul Eluard à Saint-Denis, jusqu’au 7 novembre.

A quel point sommes-nous attentifs aux bruits du monde ? A chaque instant, combien de voix murmurent, chantent, combien de sons tintent, sifflent, se superposent, pour créer continument des paysages sonores uniques ? Sans oublier les différent langages, humain et animal, qui cohabitent et s’entrelacent ou bien s’évitent. Le plus souvent, l’ensemble nous parvient dans un magma indéchiffrable, tantôt harmonieux, tantôt discordant. Faute, peut-être, d’y prêter réellement l’oreille. Aussi, la pluralité et la plasticité des sons constituent l’objet aussi vaste qu’insaisissable de Polyphone. Polyphonies visuelles et sonores.

Après une première édition montée en 2021 à la Kunstsammlung Gera, en Allemagne, l’exposition pose ses valises remplies de photographies, vidéos, documents d’archives et installations sonores en tous genres au Musée d’art et d’histoire Paul Eluard, à Saint-Denis, ville jumelée à Gera. Anne Yanover, directrice de l’institution, a spontanément proposé d’accueillir le projet entre les murs chargés d’histoire de l’ancien cloître de la communauté carmélite. Elle explique : « C’est avec beaucoup de pertinence que l’exposition Polyphone (…) articule ces regards d’artistes, empreints tout à la fois de poésie et d’une pensée critique de la société contemporaine, aux mille voix dionysiennes ». Saint-Denis est l’une de villes les plus multiculturelles du territoire, ce qui motive le lieu à s’envisager lui-même comme polyphonique, soit un espace où une pluralité de voix se donnent à entendre.

Pssst Leopard 2A7+, Natascha Sadr Haghighian, installation (palettes, lego, lecteurs, casques, fichiers sonores). ©Photo Manon Schaefle

A sa façon, le carmel et ses couloirs portent aussi l’écho de voix anciennes et de l’au-delà. Des sentences mystiques d’époque demeurent inscrites sur les murs, créant des résonances inattendues avec les œuvres contemporaines. Le bâtiment, magnétique et parfaitement approprié, offre un cadre propice à la contemplation visuelle et sonore. C’est dans cet écrin architectural très habité que prennent place les propositions des artistes réunis pour Polyphone, dont plusieurs monumentales comme La Serra de Christina Kubisch, pièce formée de 1600 mètres de câbles électriques suspendus telles des lianes et reliés à des casques. Ils donnent à entendre des bruissements de vent, d’eau, des sons émis par des animaux de zones boisées mêlés à l’étrange vrombissement des champs électromagnétiques généralement inaudibles à l’oreille nue et ici amplifiés pour brouiller les frontières entre le naturel et l’artificiel.

Christina Kubisch présente La Serra, installation sonore à 14 canaux, câbles, casques à induction ©Photo Manon Schaefle

Polyphone propose un parcours initiatique dans l’univers insoupçonné d’une matérialité audible. Venus de tous les continents, les quatorze invités incarnent différents univers sonores, différentes pratiques culturelles liées au langage et à la composition ainsi que de multiples approches possibles de la polyphonie : voix, vibrations, musique, field recording… Beaucoup mettent au point des dispositifs qui produisent des sons par eux-mêmes ou offrent des expériences d’écoute capables de nous extirper de notre perception habituelle de l’environnement sonore. Surgissent des bruits de l’ordre de l’imperceptible, qui nous apprennent peu à peu à décomposer, puis à percevoir, la complexité et la profondeur des éléments qui nous entourent. Des récits, des paroles, des timbres de voix, des respirations, l’écho de chaque goutte qui compose une averse frappant le sol, les craquements du bois humide, les ondes électromagnétiques, les silences qui n’en sont pas vraiment… Les sons ont tendance à se superposer, se sédimenter par couche, et se faire concurrence entre eux. Cependant, il est possible de subvertir la façon dont on appréhende les phénomènes sonores au quotidien ou encore de mettre en évidence les conditions dont dépend ce que nous entendons.

La démarche de Polyphone se veut poétique mais aussi politique. Pour Anna Zeitz, commissaire d’exposition, la polyphonie fait référence à la présence simultanée de plusieurs voix ou bruits qui ont chacun leur dynamique propre*. La notion décrit de nombreuses situations de la vie telles les voix qui dialoguent et se mélangent, les compositions musicales, la pollution sonore en milieu urbain jusque dans les territoires les plus reculés, etc. En 2019-2020, Anne Zeitz a dirigé le projet Sound Unheard, une recherche portant spécifiquement sur les sons qui ne sont pas perçus de façon immédiate, que ce soit pour des questions techniques d’échelle, de volume sonore, de fréquences imperceptibles pour les humains ou pour des motifs de nature plus sociopolitiques. Par exemple, l’artiste nous fait remarque que la structure hiérarchique des relations sociales aboutit souvent à l’inattention, l’indifférence, voire le mépris, vis-à-vis de certaines voix, de certains discours ou même de phénomènes naturels et d’éléments de la faune et de la flore aboutissant à leur éviction hors du champ perceptif. L’un des enjeux de Polyphone. Polyphonies visuelles et sonores est d’en réhabiliter une partie.

Musicien et compositeur professionnel, Will Menter s’est longtemps entraîné à distinguer les bruits qui l’environnent et produisent une sorte de partition naturelle. Il en a tiré des réflexions sur le phénomène de l’ouïe et de la posture d’écoute qu’il tente de restituer dans des œuvres aux airs d’instruments de musique bricolés. Rain Songs (2001) est une sculpture sonore autonome dans laquelle l’eau circule grâce à un système de pompes et chute, goutte après goutte, sur des plaques en ardoise. Chaque goutte crée une mélodie singulière avec une infinité de variations. Ce travail souligne que la mélodie entendue dépend aussi de l’attention propre à chacun et de l’emplacement où l’on se situe, ce pour quoi il invite à circuler tout autour de la sculpture et à tendre chaque fois l’oreille pour discerner des nuances. Pour l’artiste, « chaque personne crée sa propre composition dans l’écoute ». Il met en relief la dimension subjective de l’audition. Le son ne se livre jamais dans une pureté absolue ; il est saisi par le prisme de notre sensibilité, de nos références culturelles… Ceci dit, par son dispositif, Menter compte bien faire de l’écoute une expérience collective propice à entretenir le sens de l’altérité. Son expérience de musicien lui a appris à affûter sa sensibilité, un enseignement lent et rigoureux qu’il espère transmettre. Dans le jardin du cloître, le travail de Rolf Julius n’est pas sans lui faire écho. Précurseur des arts sonores en Europe, l’artiste allemand a niché dans les hauteurs des arbres et des murs plusieurs bols japonais munis de haut-parleurs qui diffusent de très légères notes de piano. D’abord imperceptible, la mélodie attire progressivement, et de façon inégale, l’attention des visiteurs. On s’aperçoit qu’un bruit nécessite d’être apprivoisé avant d’être pleinement perçu. Plus un son sera identifiable, plus il paraîtra fort et audible.

Out Door Piece, Rolf Julius, 2008, 3 bols japonais, haut-parleurs, câbles ©Photo Manon Schaefle

Autre piste pour aborder la polyphonie, celle proposée par Vincent Meessen avec l’installation vidéo One.Two.Three (2015) qui introduit à l’histoire des sons et de leur circulation, champ qui demeure largement inexploré. On a tendance à considérer les différents styles musicaux comme des marqueurs d’une culture donnée. A travers l’exemple de la rumba, l’artiste met en exergue les liens entre question musicale et question coloniale. La rumba est devenue emblématique de Cuba mais trouve son origine dans des danses et musiques congolaises. Tournée dans un club de rumba de Kinshasa, la vidéo met en scène quatre musiciennes isolées aux quatre coins du lieu et qui tentent de reconstituer une mélodie oubliée. Les sons voyagent, s’approprient et véhiculent des mémoires individuelles ainsi que collectives.

One.Two.Three, Vincent Meessen, 2015. Courtesy Vincent Meessen et Normal, Brussels

De son côté, une série d’œuvres exposées à l’étage se focalise sur les langues et les voix, abordant différents versants de la polyphonie. Interprétée de manière positive, cette notion caractérise des situations de discussion, la pluralité, la diversité. Telle est la perspective de Max Neuhaus, qui conçoit des « arènes d’échanges sonores » utopiques visant à mettre en lien des auditeurs à travers le monde. Il rêve d’un système de communication proche de l’osmose, qui fasse sonner différentes voix à l’unisson en ne conservant que leur matérialité sonore et en effaçant les indices sur le sens de ce qui est prononcé, le signifié étant considéré comme source des conflits.

Broadcast Work, CJRT Toronto 1968, Max Neuhaus, 1982, détail crayons de couleur sur papier calque. ©Courtesy Estate Max Neuhaus

Aussi, la polyphonie peut évoquer la cacophonie, un dialogue de sourd, des langues qui ne se comprennent pas ou qui sont hostiles à l’idée de se mélanger entre elles. Pour la Sud-Africaine Lerato Shadi, il s’agit de signifier la violence du langage tout en cherchant à la contourner. Tout langage impose une forme de représentation du monde par ses mots, sa grammaire et tous les découpages qu’il opère dans le réel. Cette violence s’affirme dans les opérations de traduction. Traduire, c’est s’accaparer les mots de l’autre et les réécrire dans son propre langage, dans son propre système de représentation. Pour cette raison, Lerato Shadi refuse de traduire la chanson populaire en tswana qu’elle interprète dans la langue du colonisateur. Pour malgré tout en transmettre le sens, porteur d’une histoire trop peu connue et nécessaire, la vidéo Mabogo Dinku (2019) en décline une version dans un langage des signes improvisé et énigmatique, forme de traduction qui n’en est pas une. Les gestes articulés à l’image ouvrent à la liberté d’interprétation. Une façon de dire que la polyphonie tient plutôt de l’effort pour comprendre la perspective de l’autre et les limites que cela implique que sur un idéal de transparence.

Mabogo Dinku, Lerato Shadi, image tirée de la vidéo, 2019. Courtesy Lerato Shadi and gallery blank projects

Au sujet de la transparence et de ses liens avec les rapports de domination, Lawrence Abu Hamdan s’intéresse au timbre de la voix, véritable empreinte vocale individuelle, et à son potentiel usage politique. L’installation Conflicted Phonemes condense les travaux de recherche effectués par l’artiste avec un groupe de travail intégrant des linguistes, des chercheurs, des activistes, des organisations culturelles et une graphiste. Il s’agissait de déterminer de la pertinence d’un système utilisé par les autorités néerlandaises pour traiter les demandes d’asiles. Ce système produit des analyses fondées sur la voix et ses accents pour confirmer ou infirmer la véracité des récits de vie invoqués par les exilés. Il prétend pouvoir déterminer précisément de l’origine géographique et sociale d’un individu. Or, l’artiste cherche à démontrer que la tessiture vocale est un attribut complexe qui se façonne sans cesse. Chaque voix est perméable et fluctuante, influencée par toutes les voix et dialectes rencontrés, affectée par un vécu mais aussi par des émotions à un instant précis.

Conflicted Phonemes, Lawrence Abu Hamdan, 2012. Vinyle adhésif mural, 9 impressions sur papier adhésif et tirages sur feuilles A4 disposées sur une étagère ©Photo Manon Schaefle .jpg

Si Polyphone est un condensé de formes, qui questionnent les effets et le pouvoir de la voix et de sons pluriels dans la société contemporaine, Matthieu Saladin, quant à lui, n’a pas manqué d’y ajouter une certaine touche de légèreté. L’artiste a disséminé une pièce sonore en quatre parties parmi les œuvres de l’exposition permanente du Musée Paul Eluard, comme un jeu de piste dont les indices se livrent de manière aléatoire aux visiteurs. Ce sont des enregistrements de discours d’hommes et de femmes politiques relatifs à quatre grandes crises qui ont marqué l’Europe ces dernières années : crise de la dette, crise migratoire, Brexit et pandémie de COVID-19. Les voix sont distordues par un vocodeur, technologie en vogue dans les musiques actuelles qui leur donne un ton plus léger. Elle rappelle en même temps ses origines martiales, le vocodeur ayant été créé par des militaires pour encoder et anonymiser leurs voix.

A l’issue de ce parcours dense de réflexions et stimuli sensoriels, on se laisse volontiers happer par l’envoûtante pièce sonore The Dunes de l’artiste Félicia Atkinson, dont les longues plages sonores instaurent une atmosphère apaisante. La voix de l’artiste scande des termes qui se répètent, comme « burden » (« fardeau ») et « bear » (« endurer »), à la manière du va et vient de la marée. On se détache peu à peu du sens pour se laisser bercer par la rythmique méditative, véritable mandala sonore.

*Cf. Le catalogue de l’exposition POLYPHONE. Polyphonies visuelles et sonores, sous la direction de Claudia Tittel et Anne Zeitz, Kehrer, 2021, p.39.

Contact> Polyphone. Polyphonies visuelles et sonores, jusqu’au 7 novembre 2022, Musée d’art et d’histoire Paul Eluard, à Saint-Denis.

Image d’ouverture> Rain Songs, Will Menter, 2001. ©Will Menter

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