Antoine Leperlier ou le temps à l’œuvre

Inauguré en juin 2022, le Musée du Verre François Décorchemont est l’aboutissement d’une politique culturelle municipale audacieuse et déterminée, engagée depuis le début des années 1990 pour valoriser les arts verriers. Après avoir occupé un ancien garage durant près de 30 ans, il a pris place aujourd’hui dans l’ancien hospice de la ville remarquablement rénové sous la direction du cabinet d’architecture parisien Dubois & Associés, accompagné de l’agence italienne Harmoge pour la muséographie. Créé en 1996 pour conserver les rares vitraux en pâte de verre du maître-verrier François Décorchemont (1880-1971), natif de Conches, et dont la prestigieuse carrière a marqué l’histoire du verre, le musée s’est développé au fil des ans dans les différents domaines des arts verriers. Créations Art nouveau, objets Art déco, vitraux, sculptures contemporaines… Plus de 500 pièces en verre et quelque 200 œuvres graphiques, une bibliothèque rassemblant plus de 2 500 ouvrages composent aujourd’hui les riches collections de cette institution, qui accueille chaque année une nouvelle exposition temporaire. Jusqu’au 1er décembre, Antoine Leperlier est son invité.

Inauguré en juin 2022, le Musée du Verre de Conches accueille actuellement une rétrospective d’Antoine Leperlier (1953), petit-fils de François Décorchemont, lui-même célèbre pour ses sculptures en pâte de verre et ses vitraux, et qui a donné son nom à l’établissement. Près d’une centaine d’œuvres retracent le parcours de l’un de nos artistes français parmi les plus insolites, véritable alchimiste de la matière, toujours en quête d’expérimentation technique comme esthétique, qui échappe depuis maintenant plus de 40 ans à la doxa de l’art contemporain.
Le titre annonce la couleur, ou devrait-on dire la transparence, d’une vie consacrée à donner forme au temps. Sculpter inlassablement le verre, c’est ce à quoi a aspiré Antoine Leperlier, enfant du pays et descendant d’une lignée d’artistes et menuisier d’art. Une vie écrite avant que d’avoir été, puisque dès ses 15 ans il s’initiera à la pâte de verre dans l’atelier de son grand-père maternel, qu’il décide de reprendre et rouvrir en 1978, après un passage parisien à étudier la philosophie et l’histoire de l’art. Bientôt un demi-siècle qu’il poursuit ses recherches, tant techniques qu’artistiques, initiées au départ en collaboration avec son frère Etienne (décédé en 2014), avant que de faire cavalier seul dès la fin des années 1980, afin de poursuivre et affirmer une œuvre unique, parce qu’éminemment personnelle.

Vue de l’exposition Donner forme au temps, Musée du verre, Conches. ©Antoine Leperlier, photo Christian Siloé

Se définissant lui-même comme artiste et non artisan d’art ou maître verrier, il s’est pourtant attaché d’emblée à maîtriser parfaitement la matière, véritable pas de côté à ses débuts face à tous ceux qui dénigraient l’art du faire au profit du nouveau règne du conceptuel. Antoine Leperlier a de ce point de vue toujours dénoncé ce qu’il considère comme un nouvel académisme déployé au seul but de servir la production d’un marché de l’art devenu consumériste, et clairement affirmé que l’exécution de l’œuvre était pour lui indissociable de sa conception. Le chemin parcouru aujourd’hui semble lui donner raison, qui enfin réattribue à l’art dit contemporain la noblesse du geste sans l’opposer forcément à celle de l’esprit. Et l’exposition que lui consacre le Musée de Conches reflète ainsi parfaitement la singularité d’une artiste qui a depuis longtemps revendiqué une totale liberté à créer, en cherchant à repousser sans cesse les limites du médium verre, que celui-ci lui ait été « pré-imposé », ou pas, de par son passé familial.
S’agissant de questionner le temps, c’est à un véritable parcours chronologique auquel nous invite ici Éric Louet, directeur du musée et commissaire de l’exposition, en partant de ce qu’il nomme joliment les œuvres de vitrine des débuts, pour passer en revue les formes sculpturales développées ensuite par l’artiste, avant de terminer par les recherches, encore en cours, qui interrogent, elles, de manière très littérale la peinture. Ainsi peut-on apprécier à travers ce cheminement, l’extraordinaire capacité dont fait preuve Antoine Leperlier à se renouveler au fil des années tout en développant une même et unique thématique, et s’agissant, à quelques exceptions près de l’exploration du médium qu’il privilégie, la pâte de verre, matière aujourd’hui trop peu exploitée par les sculpteurs contemporains.

Vue de l’exposition Donner forme au temps, Musée du verre, Conches. ©Antoine Leperlier, photo Christian Siloé

Au commencement était le vase, et les premières œuvres de petit format, du tout début des années 1980, illustrent la chair du corps qui se décompose, ou encore des figures en relief comme celles du dieu Janus ou autres masques, symboles du passage entre un avant et un après, entre la vie et la mort. Inspiré par les grands écrivains et les peintres du Moyen Âge, le travail évolue ensuite vers des formes architecturales, sculptures évoquant l’archéologie, l’une des passions de l’artiste, qui se couvrent souvent de textes et citations d’auteurs, manière pour lui d’étayer sa réflexion. On peut y voir la forme de reliquaires, d’objets de prestige chargés de symbolique et d’imaginaire. À l’orée des années 2000, les œuvres se font plus grandes, vanités de pâte de verre insérées dans des cadres de métal qui se font alors les supports des textes. Puis vient une période étonnante, où l’artiste déploie la notion du temps par l’intermédiaire d’une bulle déformante issue d’un cube. Encore et toujours cette notion du changement d’état, de la métamorphose du temps et de ses circonvolutions dans l’espace. En 2006, retour aux cadres, cette fois en pâte de verre, dans lesquels semblent couler des vanités, évocations directes des formes molles de Dali qu’Antoine Leperlier affectionne tout particulièrement. Les crânes sont omniprésents, qu’il associe de nouveau aux bulles, rencontre affichée cette fois du Chaos et du Kairos, qui participe à ordonner le monde. Ce sont ses dernières œuvres figuratives avant le basculement en 2012 dans une forme d’abstraction que l’on pourrait qualifier de lyrique.

Vue de l’exposition Donner forme au temps, Musée du verre, Conches. ©Antoine Leperlier, photo Christian Siloé

La tentation de la peinture, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Se soustraire matériellement à la forme ou aux formes, et tenter de piéger dans la transparence du verre des images mentales, des coulées de couleurs dont les états contradictoires expriment une fois encore le flux et le fixe, la dualité spatio-temporelle du mouvement et du figé. Le sculpteur est devenu ou redevenu peintre, l’artiste a contourné les contraintes du moule, capable de suspendre l’expression de la couleur dans l’espace libéré de la toile et du cadre. Peut-être touche-t-il bientôt à l’ultime transformation ? Celle de réunir l’espace et le temps, cette fameuse 4ème dimension qui l’obsède depuis ses débuts dans l’atelier de François Décorchemont ? Peut-être est-il sur le point d’atteindre le Graal ? La porte qui le conduira à l’éternité de l’art ?
Passé le parcours de sculptures pour le moins muséal qui revisite près d’un demi-siècle de création, l’incroyable cabinet, qui ferme l’exposition en y rassemblant toutes les dernières recherches de l’artiste, ressemble à un laboratoire du temps, à l’atelier d’un alchimiste contemporain dont le verre n’a sans doute plus aucun secret, mais dont la vie sous toutes ses formes interroge encore l’artiste-philosophe. Et devant cette palette inédite de formes et de couleurs, qui semblent de manière vivante se mouvoir sous nos yeux, on se plait à penser qu’Antoine Leperlier est sur le point d’atteindre la pierre de l’œuvre, de s’échapper définitivement en peignant de manière totalement libre l’espace même qui définit notre humanité.

Vue de l’exposition Donner forme au temps, Musée du verre, Conches. ©Antoine Leperlier, photo Christian Siloé

Contact> Donner forme au temps, rétrospective Antoine Leperlier, jusqu’au 1er décembre 2024 au Musée du verre François Décorchemont, Conches.

Image d’ouverture> Chair et Os V, 2015. Belfort, collection particulière. ©Antoine Leperlier, photo Arthur Méfrais

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