A rebours, tête de l’art

L’année de festivités textuelles autour des 15 ans d’ArtsHebdoMédias et du postulat d’Hervé Fischer, « Les arts sont toujours premiers », se poursuit aujourd’hui avec une perspective psychanalytique proposée par Dina Germanos Besson. Puisque nous sommes des êtres de langage, irrémédiablement coupés de l’origine, nos mots ne sont pas la chose, mais la représentent. Lorsqu’on se tourne vers l’origine, on la rate, et c’est ce ratage qui fait le style du créateur. Comment chaque artiste va-t-il exprimer cet impossible retour ? Giacometti ne retient que le processus : faire en défaisant, Matisse revient aux sources élémentaires de la technique pour atteindre l’allègement, Pollock restitue l’énergie du geste premier, etc. Ainsi tous révèlent l’inconscient comme « tête de l’art ».

Il faut maintenir que l’homme ait un corps, soit qu’il parle avec son corps, autrement dit qu’il parlêtre de nature. Ainsi surgi comme tête de l’art, il se dénature du même coup […]
Lacan, Joyce le symptôme

En usant de l’expression « tête de l’art », Lacan réhabilite la dimension créatrice de l’inconscient, séparant la psychanalyse des psychologies descriptives. L’inconscient est en tête, le premier des artificiers. Il précède les artistes, surgit au hasard, comme en témoignent ses bribes : mot d’esprit, lapsus et acte manqué qui, en parasitant la langue commune, font entendre autre chose à l’insu du sujet. Ça parle donc, de manière fortuite, inventive, têtue et obstinée (tête de lard) ; et c’est cet incontrôlable qui confère au sujet son caractère rebelle, lui évitant de se dissoudre totalement dans la masse.
Si l’homme se dénature, c’est parce qu’il est un parlêtre. Le langage subvertit sa part animale, en lui permettant de compenser sa fragilité constitutive (néoténie). Il le pousse à penser son environnement, au lieu de s’adapter comme les autres animaux assujettis au milieu. Le langage, qui se distingue des modalités de communications animales, l’humanise ; il l’extrait du monde des signes et de l’immédiateté des situations, pour l’introduire dans celui du signifiant, du semblant, le contraignant d’emblée à une perte : le mot est le meurtre de la chose, dit Lacan.
Le sujet s’énonce en se soutenant du vide. Coupé de la jouissance et confronté à son manque à être, il cherche à dire cette rupture et à répondre à la question « qui suis-je ? », une question qui demeure néanmoins sans réponse, ce qui lui fraye la voie de la recherche que la littérature a tant chantée, mettant en avant le ratage (Rater encore, rater mieux), synonyme de tâtonnements et d’imprévus ouvrant à des territoires inconnus.
Il en est ainsi d’A Rebours de Huysmans qui se détache du naturalisme de Zola pour offrir la possibilité d’une autre littérature, sous forme de fragments poétiques brisant les limites du roman. Cet éloge de l’artifice, qui constitue une échappatoire à l’ennui que lui inspire son époque, n’est pas sans rappeler Baudelaire – ainsi que Gustave Moreau et Odilon Redon – célébrant la beauté artificielle où la nature est corrigée, embellie, refondue. Pour réussir cette évasion où il suffoquait, Huysmans renonce à ses anciens repères. Son ouvrage – parfaitement inconscient ajoute-t-il et imaginé sans idées préconçues, sans intentions réservées d’avenir, sans rien du tout – le libéra d’une littérature sans issue. Il cause alors avec son inconscient, laissant place à une part de passivité, d’insu, de direction hors de lui très certaine, dit-il dans sa préface. Des Esseintes est en effet un esthète, immobile, qui se laisse aller à la rêverie.
Si le dandy décadent accorde une importance à l’art, c’est pour lutter contre une certaine littérature qui tend vers le progrès. En faisant de sa vie une œuvre d’art, c’est-à-dire en se réfugiant dans l’illusion d’extravagantes fééries, vivant, seul, loin du siècle, il résiste au positivisme et au rationalisme. Mais qu’est-ce que le décadentisme, si ce n’est une attitude qui rejette l’idée au profit du mot ? La primauté du signifiant sur le signifié privilégie alors la forme.
Il s’agit d’un style qui échappe à la volonté et à la conscience ; il use de détour, ratant la chose qu’il désigne, pour préserver ce que le mot entretient d’obscur. C’est pourquoi Mallarmé – qui a pu atteindre une littérature condensée, un coulis essentiel, un sublimé d’art – est particulièrement estimé par Huysmans. A la perfection et au travail fini, ce style préfère les gestes instables et les ébauches imprécises, plaçant son créateur dans une étrange condition poétique.

Paul Cézanne, Le panier de pommes, 1890-1894. Art Institute of Chicago, Google Art Project

Le vacillement ou la nouvelle perception des choses se lit dans le doute de Cézanne qui, selon Merleau Ponty, veut peindre la matière en train de se donner forme, l’ordre naissant par une organisation spontanée. Il verra aussi ce génie de l’ordre naissant chez Klee, une sorte de génie enfantin, capable de créer des « modes d’expressions primordiaux », comme s’il était sans a priori, sans clichés. Klee éprouve en effet la « saisie de la genèse », mais pour la saisir, le peintre doit déformer. Dit autrement, comme on ne peut pas saisir l’origine, lorsqu’on essaye de la viser, on défigure indéniablement, car la nature est désormais pervertie par le langage humain. L’artiste ne peut donc s’immerger dans l’univers de l’art, sans dénaturer la nature, à l’image de la peinture de Cézanne qui, en mettant en suspens nos habitudes, révèle le fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe.
Ainsi, la recherche de l’origine de Klee consiste à désapprendre et à retrouver une candeur artistique ; entreprise irréalisable car on ne peut plus dessiner comme un enfant. Même si l’on essaye, ça ne reviendra plus. En redécouvrant les dessins qu’il réalisait petit, il estime qu’ils sont ce qu’il a fait de plus important jusque-là, ce qui rejoint la remarque de Picasso à propos de Lascaux : « On n’a jamais rien fait de mieux depuis ». Il ne s’agit pas comme Giacometti d’inlassablement faire en défaisant, mais de sortir de la répétition en renouant avec le premier trait spontané, non corrompu par l’expérience ni par le langage académique. Il ne retrouvera pas cette expression ingénue, elle, à jamais refoulée, mais c’est cette recherche à rebours qui le conduira ailleurs, car à la place il découvrira le mouvement : une multitude de traits qui secoue l’allégorie, les empêchant de se figer dans une image.
La traversée de Klee est la métaphore de la peinture, dont l’origine, d’où l’être s’exile, exerce incessamment son envoûtement, tel l’appel des sirènes, infini, impérieux. Ce que les artistes essayent de revisiter sont les conditions de son émergence et le retour impossible à ses fondations. Mais c’est cet impossible retour qui fera justement leur style, à l’image de la technique de Matisse qui revient à ses sources élémentaires pour atteindre une forme décantée jusqu’à l’essentiel, dissimulant l’effort d’une vie. Sa peinture s’allège alors en gommant son propre processus.

Paul Klee, Magie des poissons,  1925. Philadelphia Museum of Art, Google Art Project

C’est également le cas d’Al Martin, peintre contemporain, qui entre de plain-pied dans la matière de la peinture, afin de disséquer ses propriétés (1). L’expérience du médium engendre le déploiement de la mise en abyme. L’apparente structure emboîtée que propose ce procédé agence une profusion vertigineuse de la couleur mobilisant ses irisations. Cette mise en abyme (2), métaphore de la surface qui fait apparaître l’en-dedans, exhibe une œuvre-colimaçon, non pas appelée à se clôturer, mais à se défaire, à la façon d’une redoutable machinerie dévoilant ses artifices.
On est alors capté par l’énigme de cette mise en abyme qui réfléchit une peinture cryptée, provoquant le lire tout en l’empêchant. Le rejet des profondeurs renonce à la tragédie pour s’allier à la farce, avec ses effets d’atténuation, de désacralisation, de chute de sens enfin, tels que le soulignent les titres jouant des allitérations et des assonances comme autant de résonnances de lalangue : « La pleureuse heureuse », « Hallucinée la dulcinée », « Tu rerepeins », etc. Le tableau devient lieu sonore d’élection, sur le modèle du Lapin tu refais sur-face (la peinture fait surface), aspirant le spectateur de l’autre côté pour y découvrir ses merveilles : un nonsense qui, en circulant, produit cet effet insolite de surface ; un signifiant qui s’étend et dont le sens originel s’est perdu. L’immersion dans l’intimité de la surface devient alors subversion du geste créateur lui-même, geste orgueilleux s’il en est, celui qui essaye de retrouver la source originaire et le toucher premier.

Al Martin, Le père dû, en équilibre, 2002, 36 x 28cm. Courtesy de l’artiste

(1) Al Martin recourt à diverses techniques : dans « peintures inversées » plusieurs couches d’acryliques sont poncées pour faire émerger des formes inattendues. Ses « Thuilages » font aligner des tuiles de peinture, à l’aide d’un couteau. Les « Poussières de peintures », des rebuts conservés en vue d’être dispersés un jour sur la toile, signent l’absence de perte pourtant inhérente à la peinture. Elles s’accordent surtout avec une certaine posture, une manière d’éprouver le temps, d’accueillir le hasard et de trouver sa teinte dans les voies d’une docte ignorance… là où l’artiste ne sait pas ce qu’il fait.
(2) La mise en abyme est un procédé de comédie, soulignant l’artifice du théâtre. Comme l’aparté, la multiplication des entrées et des sorties des personnages, la stichomythie etc., elle participe des conventions que le théâtre tragique cherche à masquer pour accentuer le phénomène illusionniste.

Image d’ouverture> Al Martin, L’os de peinture, 1993, 13 x 24 cm. Courtesy de l’artiste