Le beau est dans la nature. Aucun autre sujet ne pouvait être plus légitime pour la nouvelle édition des Conversations sous l’arbre. Au Domaine de Chaumont-sur-Loire, le beau est dans la nature à plus d’un titre. D’une part, le Festival International des Jardins explore depuis plus de 30 ans des pistes pour améliorer les liens que les hommes entretiennent avec cette dernière, et d’autre part, le Centre d’Arts et de Nature accueille chaque année le meilleur de la création contemporaine en lien avec elle. La beauté des paysages naturels de la vallée de la Loire, la magnificence des arbres remarquables du parc historique, la poésie délicate des collections de fleurs… font du Domaine un hymne à la nature souligné au fil des années par des centaines de créateurs. Peintres, sculpteurs, dessinateurs, paysagistes, designers, photographes… offrent au public leurs regards sur cette nature qui apaise les esprits et les corps. Car, en Occident, quand nous évoquons le beau, le bien n’est jamais loin. Pour discuter de cette question, sont invités les jeudi 27 et vendredi 28 avril, au Bois des chambres : Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine, Jean Mus, paysagiste internationalement reconnu pour ses jardins méditerranéens, Carole Benzaken, artiste invitée de la Saison d’art 2022 du Domaine, et Jean-Pierre Changeux*, neurobiologiste aux nombreuses découvertes. Connu du grand public pour L’Homme neuronal, paru en 1983, le scientifique, qui a enseigné 30 ans au Collège de France, est aussi un collectionneur de toujours. Autant de sujets qu’il aborde dans son dernier ouvrage, Le beau et la splendeur du vrai, publié aux éditions Albin Michel/Odile Jacob, en 2023, et dès maintenant pour ArtsHebdoMédias.
ArtHebdoMédias. – Quelles ont été les places de la nature, la science et l’art dans votre enfance ?
Jean-Pierre Changeux. – J’ai passé ma jeunesse dans l’environnement très chaleureux d’une famille harmonieuse. Ce qui m’a permis très tôt d’avoir des intérêts personnels, comme entreprendre une collection de timbres, par exemple, ou passer de longues heures à consulter le Larousse et ces innombrables illustrations. Presque tous les week-ends, nous allions chez mon grand-père, à Domont, et j’en profitais pour explorer la forêt toute proche. J’ai ainsi commencé à m’intéresser aux animaux et particulièrement aux insectes. C’était ma chasse gardée ! Un domaine qui faisait naître en moi une sorte d’enthousiasme, de joie de la découverte. Comme avec le dictionnaire, j’accédais à de nouveaux mondes, à de nouvelles idées. J’avais 11-12 ans, quand j’ai commencé à les collectionner. D’abord des coléoptères, puis, pour des raisons que je qualifierai d’esthétiques – c’est ici que le beau survient –, je me suis intéressé aux diptères. Les papillons étaient trop connus, et s’y arrêter aurait été probablement trop convenu ! Je me suis donc mis à collectionner des mouches avec l’aide de livres, comme La Faune de France de Rémy Perrier, pour en identifier les différentes espèces. Avec mon argent de poche, j’achetais des boîtes dans lesquelles je pouvais conserver et exposer le résultat de mes explorations. Grâce à cette collection, mon professeur de sciences en 5e, Jean Bathellier, m’a fait rencontrer un entomologiste du Musée d’histoire naturelle. Je me souviens que ce dernier faisait des dessins à l’aquarelle d’une qualité remarquable. A l’époque, on disait que pour être biologiste, il fallait savoir dessiner. Par la suite, j’ai élargi ma collection aux plantes et j’ai moi-même beaucoup pratiqué le dessin.
Quel lien voyez-vous entre l’art et la science ?
La distinction entre l’art et la science est relativement récente. Les grands artistes de la Renaissance étaient souvent des scientifiques. Les découvreurs de la perspective, par exemple, Brunelleschi et Alberti étaient la fois mathématiciens et architectes et cette dernière fut utilisée en peinture par Piero della Francesca ou Masaccio qui avaient la double formation. Plus près de nous, Paul Valéry alliait dans sa réflexion poésie et science. Platon allait jusqu’à dire que « le beau est la splendeur du vrai », ce qu’avec François L’Hyvonnet nous avons transformé en « le beau et la splendeur du vrai ». La substitution de « est » par « et » convoque une pointe d’humour pour nous distancer de la vision platonicienne du Beau et du Vrai qui relève du monde des idées immatérielles et immuables. Point de vue que je ne partage évidemment pas. Je remplace « Beau» et « Vrai» par « recherche d’une qualité esthétique » et « recherche d’une compréhension du réel ». Il y a dans ce cadre une démarche commune entre art et science. Mais de nos jours, la divergence se manifeste par les objectifs distincts de l’art et de la science, le premier se spécialise dans les qualités esthétiques, l’harmonie dans la relation entre les formes, l’autre vise à la connaissance objective du monde qui nous entoure. J’ai cependant essayé de les combiner toute ma vie dans mon travail scientifique. Mon premier maître, Jacques Monod, disait qu’il faut écrire une note à l’Académie des Sciences comme on écrit un sonnet.
Quelle est votre définition de la nature ?
Le Petit Larousse souligne la multiplicité des sens du mot nature. J’en retiendrai deux : « Le monde physique, l’univers, l’ensemble des choses et des êtres, la réalité » qui va jusqu’à « l’ensemble de forces ou principe supérieur, considéré comme à l’origine des choses du monde, de son organisation ». Cette définition contraste avec « ce qui, dans le monde physique, n’apparaît pas comme transformé par l’homme », définition la plus courante. On oppose le naturel à l’artificiel. Pour ma part, j’oppose nature à culture. La culture est production du cerveau de l’homme alors que la nature ne l’est pas. D’où le titre de ma communication pour les Conversations sous l’arbre, « Le “beau” dans le cerveau de l’homme », qui va avec l’idée que la « nature » n’est pas une œuvre d’art. Nous en débattrons !
Peut-on définir une œuvre d’art ?
Parmi les traits caractéristiques de l’homme, le psychologue français Ignace Meyerson a retenu sa capacité à produire des artefacts qui se distinguent des objets trouvés dans le milieu extérieur. L’œuvre d’art diffère des autres productions de l’homme. Comme toute œuvre, elle est un artifice, mais possède en outre l’exemplarité et la stabilité remarquable qui font qu’elle perdure à travers le temps. Selon Lévi-Strauss, l’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique. L’art occuperait donc une place singulière. La difficulté à répondre à votre question témoigne de la persistance d’un certain dualisme métaphysique qui interdit a priori qu’on puisse comprendre une œuvre d’art dans les mêmes termes que ceux utilisés pour décrire la nature. Cependant, cela n’empêche pas d’essayer de comprendre. Dans les Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, Diderot se demandait déjà comment il se fait « que presque tous les hommes sont d’accord pour dire qu’il y a un beau, qu’il y en ait tant entre eux qui le sentent vivement où il est, et que si peu sachent ce que c’est ». L’œil (ou l’oreille) aurait-il ses raisons que la raison ne connaît pas ?
Et si vous vous y risquiez ?
L’œuvre d’art est souvent considérée comme quelque chose qui procure du plaisir. Cela me semble par trop réducteur. Je préfère m’attarder sur son « pouvoir évocateur » et sa « capacité à émouvoir ». Dans son ouvrage La Psychologie de l’art, Lev Vygotski décrit le processus cognitif qui conduit à la production et à la contemplation de l’œuvre de d’art comme une « pensée émotionnelle », qui associe les produits de l’imagination, et/ou de la fantaisie, aux affects et sentiments qui accompagnent ces images. Renouvelant la définition donnée par Aristote dans la Poétique, il qualifie de catharsis la décharge d’émotions accumulées par l’individu touché par une œuvre d’art. J’approuve cette définition. Une sorte de court-circuit dans le cerveau met en relation le cognitif et l’émotionnel, dépassant le seul raisonnement logique. On peut aussi prendre en compte la description qu’Henri Poincaré a faite du processus de découverte en mathématique à propos duquel il évoquait le « caractère de beauté et d’élégance » et l’émergence d’une « émotion esthétique ». Pour tenter de résumer, l’œuvre d’art serait une production cérébrale humaine, un « artifice » spécialisé dans la communication intersubjective faisant appel à des « formes symboliques » signifiantes et qui engagent des états émotionnels, des connaissances, des expériences avec une « efficacité esthétique ». C’est une catharsis qui effectue une synthèse singulière des émotions et de la raison, tout en mobilisant des processus conscients et non conscients.
Le principe de collection s’inscrit chez vous dès l’enfance, passant des insectes aux œuvres d’art.
En effet, dès l’enfance, j’ai collectionné des insectes. A l’intérêt « scientifique » que j’éprouvais pour cette activité s’ajoutait toujours un souci esthétique. Très tôt, je me suis également adonné à des activités artistiques. Notamment, la musique – je passais beaucoup de temps à déchiffrer des partitions – et la peinture – je peignais notamment des paysages. J’ai même fait de la céramique ! Mais il m’a fallu abandonner toute pratique artistique au bénéfice de la science. Dès que je suis entré dans le laboratoire de Jacques Monod, mon travail de recherche a occupé tout mon temps. L’art, en revanche, est toujours resté présent dans ma vie. Si ma famille n’avait pas de goût particulier pour les arts, je dois dire que j’ai été très marqué par un voyage à Florence organisé par ma sœur aînée ; au point d’avoir encore, aux murs de ma chambre d’étudiant, diverses peintures de la Renaissance italienne. Un enthousiasme persévérant qui ne m’empêchait d’ailleurs pas d’apprécier la peinture contemporaine. Je me souviens avoir acheté des affiches d’exposition de Miro, de Dubuffet et de Klee, par exemple, et aussi une grande toile imprimée de Jean Lurçat. Puis les rencontres ont enrichi mon regard. Nous pouvons citer l’artiste Louis Cordesse, qui avait été l’élève d’Ernest Pignon, avec lequel j’ai eu de nombreuses conversations, Alain Latreille, qui travaillait pour une galerie de tableaux anciens et m’a initié aux subtilités de la vente aux enchères, et, bien sûr, Pierre Rosenberg, qui était conservateur au musée du Louvre et grand spécialiste de la peinture de Poussin. Au fil du temps, j’ai rassemblé un certain nombre de toiles qui me paraissaient importantes, et, étant sensible à l’idée de « patrimoine artistique national », mon épouse et moi avons décidé d’en faire don au musée de Meaux. Une quarantaine d’œuvres y sont désormais conservées. C’est un peu mon « testament » artistique.
Il semble que vous passiez votre existence à décrypter les « mystères de la création » et les « mystères de la vie » ?
Ma pensée s’inscrit dans la lignée des philosophes présocratiques mais aussi de Spinoza et de Diderot, et de l’humanisme séculier, pour lesquels les lois de la physique suffisent pour expliquer la nature de l’univers et en particulier le fonctionnement du cerveau. L’idée qu’il existe un ensemble commun de processus cérébraux en mesure d’expliquer la production des modes de connaissance et leur diversité devient plausible à la lumière des développements récents des neurosciences de la cognition. Ces derniers offrent des occasions, certes encore fragmentaires, d’établir des « ponts » concrets entre ce qu’on appelle le « neuronal » et le « mental », permettant la mise en place d’une relation de cause à effet réciproque entre structure et fonction. Le système nerveux n’est pas une machine à un seul niveau, comme le sont les ordinateurs classiques. Il montre une grande complexité alliant plusieurs « niveaux imbriqués d’organisation fonctionnelle » et de fortes « architectures parallèles ». Nul ne peut nier que ce qui faisait partie autrefois des « mystères de la vie » s’interprète aujourd’hui en termes moléculaires. La « médecine de précision » en est une conséquence immédiate. Il est à prévoir que les « mystère du cerveau » finiront eux aussi par être interprétés en termes d’activités neuronales et gliales, à condition, bien entendu, que soient prises en compte les multiples interactions du cerveau humain avec son environnement physique, social et culturel, passé et présent. Il n’y a là ni réductionnisme ni hégémonie neuroscientifique. « L’esprit humain » ne doit pas échapper, par principe, à toute étude scientifique. Il s’agit de comprendre les fonctions supérieures du cerveau en termes neuronaux. Ainsi, comme je le soulignais dans L’Homme de vérité, une meilleure connaissance de l’homme et de l’humanité permettra de valoriser la diversité des expériences personnelles, la richesse des différentes cultures et des arts, la multiplicité de leur conception du monde, favorisant tolérance et respect mutuel sur la base de la reconnaissance d’autrui comme un autre soi-même.
*Jean-Pierre Changeux est neurobiologiste. Il a obtenu son doctorat à l’Institut Pasteur sous la direction de Jacques Monod en 1964. Après des études postdoctorales d’abord à l’Université de Californie à Berkeley (1965-1966), puis au Columbia University College of Physicians and Surgeons, New-York (1967), en 1975, il devient professeur à l’Institut Pasteur et au Collège de France. Il a notamment élucidé le mécanisme moléculaire par lequel les médicaments modulent l’efficacité des récepteurs lorsqu’ils se lient à des sites allostériques distincts, ouvrant ainsi une nouvelle voie révolutionnaire dans le domaine de la découverte de médicaments. Ses contributions à la compréhension de la régulation des récepteurs de l’acétylcholine ont à leur tour contribué à faire progresser notre compréhension de la nature de la plasticité synaptique à long terme au sein des réseaux neuronaux et sur les bases neuronales des fonctions cognitives jusqu’au traitement conscient.
Contact> Les Conversations sous l’arbre, 27 et 28 avril 2023, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire.
Image d’ouverture> Cire perdue, Ugwu et Xixe, El Anatsui, œuvre pérenne dans le parc historique du Domaine de Chaumont-sur-Loire. ©Photo MLD 2023