A la recherche de ce qui se dérobe

Ece Clarke et Niyazi Toptoprak

A la recherche de ce qui se dérobe est la première exposition conjointe en France d’Ece Clarke et de Niyazi Toptoprak. Nièce et oncle, les deux artistes turcs invitent à découvrir la mise en dialogue de leurs œuvres au 24Beaubourg, à Paris, jusqu’au 12 avril. Ce texte a été écrit pour le catalogue de l’événement.

La maison familiale respirait l’art. La petite fille ne manquait jamais une occasion de se faufiler dans la chambre de son oncle. Sur les murs, au sol et sur des chevalets, les peintures étaient partout. De 9 ans son aîné, le garçon était fasciné depuis l’enfance par tout ce qui fait trace. Il s’ingéniait à comprendre comment le crayon, la craie, le charbon mais aussi le rouge à lèvres de sa mère ou le vernis à ongles de sa sœur pouvait laisser une empreinte. Un jour, Ece s’exclame devant une peinture de guerre aux couleurs sombres de Niyazi : « Tu es devenu peintre maintenant ! ». Elle n’avait pas plus de 5 ans mais les deux s’en souviennent. Cet oncle, qui a l’âge d’être son frère, va lui offrir ses premiers pinceaux et tubes de peinture. Ece est alors au lycée et Niyazi l’incite à trouver sa voie. La sienne ne fait aucun doute. Depuis toujours l’étrangeté de ses paysages captive. Il leur consacrera son avenir. La nature aperçue à travers la fenêtre d’un train ou d’un bus se transforme par sa main, se dévoile à travers son geste. Alors que le peintre multiplie les expositions, Ece vit en Allemagne, fait de nombreux voyages et s’installe à Londres. Près de 20 ans après lui, elle expose pour la première fois, à Istanbul. L’événement marque l’artiste et la conforte dans l’idée partagée par Niyazi : l’art est la quête d’une vie.
Il est des filiations qui dépassent le simple lien du sang. Entre Ece Clarke et Niyazi Toptoprak, la parenté s’est élargie au fil du temps : celle du regard qui interroge l’invisible, celle du geste pictural qui tente d’en capter les manifestations sensibles. Tous deux s’inscrivent dans une démarche où la peinture, dépassant la représentation, scrute l’essence même du monde. L’un et l’autre, par des voies distinctes, œuvrent à en rendre perceptible la réalité cachée, la présence latente que l’art seul peut dévoiler. Réunir leurs œuvres dans une même exposition ouvre une intersection aux confins de leurs deux visions, là où la sincérité et la pugnacité de leurs recherches sont au diapason.

©Ece Clarke et Niyazi Toptoprak

Si récemment, Ece Clarke a réalisé une série d’œuvres inspirées par les figures découvertes sur le site préhistorique de Göbekli Tepe, en Turquie, non loin de la frontière avec la Syrie, sa peinture n’est pas figurative. Elle engage un dialogue avec la matière, et ce, dans sa dimension la plus tangible. Par un jeu de creusements, d’enroulements, de coutures et d’inclusions d’éléments organiques et minéraux, elle façonne des interstices où le visible semble naître du creux et du pli, où la chose recherchée émerge au gré d’une exploration physique du papier comme du métal. Chaque œuvre contient une cartographie secrète, une géologie intime d’où émerge une mémoire enfouie. Au-delà de cette transformation, les aspérités deviennent des lieux de dévoilement : elles accueillent la lumière, la diffusent, la retiennent et la libèrent, inscrivant l’œuvre dans un temps qui se déploie, s’enroule et s’enfuie. Emporté par les différents états de la matière, le regard plonge dans une sensation instable, passant du surgissement à la désagrégation, de l’altération à la persistance. La peinture n’est plus surface mais espace, traversée par une vibration intérieure qui rappelle certaines recherches d’Anselm Kiefer, où la matière devient mémoire du monde, trace d’un passage, empreinte du temps.

Vue de l’exposition. ©Ece Clarke et dNiyazi Toptoprak (sculpture), photo MLD

Niyazi Toptoprak suit un tout autre chemin. Sa peinture est phénomène. Ses paysages, des apparitions. Des territoires incertains où l’œil hésite entre rêve et idéal. Omniprésente, la transparence confère à ses compositions une dimension onirique et symbolique, où les formes semblent pouvoir surgir et se dissoudre au moindre clignement de paupières. Des courants d’air en camaïeu serpentent dans les cieux dessinant d’autres formes en creux. Traversé par des faisceaux de lumière, un horizon surprend par ses alignements d’arbres aux cimes aigues pointées vers une éternité. L’image offerte invite à une contemplation active. Elle interroge. Cette nature quasi magique revisite les grandes questions philosophiques. De quoi le monde est-il fait ? Pouvons-nous nous fier à nos sens ? La peinture n’est pas une illusion du réel, elle plonge à travers la surface visible des choses pour accéder à une vérité plus profonde, tels les paysages bleus de Paul Klee où des formes abstraites s’entendent avec certains signes reconnaissables de la nature.

Vue d’exposition. ©Niyazi Toptoprak, photo MLD

Ainsi, bien qu’ils développent une expression plastique différente, les travaux d’Ece Clarke et de Niyazi Toptoprak poursuivent une même quête. Tous deux interrogent la nature et, plus encore, la nature profonde du réel. Chez Clarke, cette exploration passe par un corps à corps avec l’œuvre, par l’établissement d’un échange entre le tangible et l’immatériel, entre ce qui se donne à voir et ce qui demeure caché. Chez Toptoprak, elle se déploie dans la fluidité des formes et l’impermanence des apparences, comme si chaque paysage était un instant suspendu entre présence et disparition. L’un et l’autre, à leur manière, célèbrent le visible comme une énigme, une fragile promesse. Là où Clarke fouille le papier, l’huile, le bitume ou encore le cuivre, Toptoprak invite à une traversée entre ombre et lumière.

©Ece Clarke et Niyazi Toptoprak

La rencontre de leurs œuvres met en exergue deux pratiques artistiques partageant une même conviction. Celle que la peinture n’est pas une simple affaire de représentation mais a tout d’une révélation ; qu’elle n’est pas un miroir du monde mais son surgissement. Entre perception et mystère, les œuvres d’Ece Clarke et de Niyazi Toptoprak nous rappellent que voir, c’est toujours chercher une présence qui se dérobe.

Infos pratiques> A la recherche de ce qui se dérobe, du 2 au 12 avril, 24Beaubourg, 24, rue Beaubourg 75003 Paris.

Image d’ouverture> Vue de l’exposition d’Ece Clarke et de Niyazi Toptoprak. ©Photo MLD