A la fois « moyen » et « modèle », le langage est au cœur des recherches menées par Luis Camnitzer depuis cinquante ans. Uruguayen, d’origine allemande et vivant aux Etats-Unis, l’artiste est également essayiste et enseignant, ces multiples activités étant étroitement imbriquées dans une seule et même démarche. Engagées, douées d’un puissant pouvoir évocateur, parfois dérangeantes, ses estampes, sculptures et installations allient simplicité et efficacité, mais aussi humour et poésie pour convoquer sans détour l’implication du regardeur. Une vingtaine de pièces témoignant de différentes étapes clés de son parcours sont à découvrir actuellement à la galerie Cortex Athletico, à Paris, dans le cadre de la première exposition personnelle jamais consacrée en France à l’un des pionniers de l’art conceptuel outre-Atlantique.
« Je suis un artiste, mais je peux utiliser une salle de classe, un livre ou un article comme médium, précise d’entrée Luis Camnitzer lorsqu’on l’interroge sur la diversité de son travail et de ses engagements. Le fait d’enseigner fait entièrement partie de ma démarche artistique. » L’art et l’enseignement ayant, selon lui, pour point commun d’être porteur d’espoir et d’aider autrui à atteindre une forme de liberté, à travers la pensée critique et les questionnements qu’ils encouragent. Etre professeur – il a notamment exercé pendant 32 ans au Suny College d’Old Westbury, dans l’état de New York – lui a par ailleurs assuré une certaine, et précieuse, indépendance vis à vis du marché de l’art, cible régulière de ses nombreux manifestes, au même titre que l’injustice et la répression ; c’est aussi ce qui l’a amené à s’installer aux Etats-Unis, il y a 45 ans, sans pour autant jamais renoncer à sa nationalité uruguayenne. « Il ne s’agit pas tant de la notion de nationalité – concept en lequel je ne crois pas –, que de quelque chose de plus flou, non délimité par des frontières, mais représenté par une communauté, dont le noyau est l’Uruguay. C’est là que j’ai grandi, que j’ai appris à penser, à regarder autour de moi, que j’ai vu les choses pour la première fois. Je me rappelle des odeurs, des sons, de noms de rues. Tout cela a participé à façonner ma personnalité. Pour devenir un Nord-Américain, il aurait fallu tout effacer et tout recommencer, je n’avais aucune raison de me plier à ces contraintes. »
Luis Camnitzer arrive en Uruguay en 1939, à l’âge de deux ans. Sa famille, juive, a fui l’Allemagne d’Hitler pour ce pays « à l’époque très ouvert et progressiste ». Il grandit à Montevideo, la capitale, où il étudie les Beaux-Arts, et plus particulièrement la sculpture, à l’Université de la République, entre 1953 et 1961 ; cursus au milieu duquel il part, à la faveur d’une bourse, passer une année à l’Académie de Munich pour y suivre des cours de sculpture, mais aussi d’estampe. A 24 ans, une deuxième bourse, accordée par la Fondation Guggenheim, le conduit à New York parfaire, durant six mois, son apprentissage de la gravure et autres techniques d’impression, qui occuperont dès le départ une place privilégiée dans son travail. En 1964, il crée, avec l’artiste argentine Liliana Porter – qu’il épouse l’année suivante – et le Vénézuélien Guillermo Castillo (décédé en 1999) le New York Graphic Workshop – actif jusqu’en 1970. Ensemble, ils explorent les possibilités offertes par l’estampe, qu’ils considèrent comme un moyen de démocratisation de l’art, et le langage, en tant que médium, outil à part entière, dans un contexte social et politique agité : les Etats-Unis sont enlisés au Vietnam ; en Amérique latine, les prémices des différents régimes dictatoriaux se font clairement sentir.
Pendant quelques années, Luis Camnitzer vit entre New York et le pays de son enfance. « En 1969, nous étions revenus en Uruguay. La dictature (1973-1985) n’avait pas officiellement débuté mais, de facto, l’atmosphère en était emplie… J’ai eu une proposition pour enseigner à New York, alors j’y suis retourné. » Bientôt, il s’y installe définitivement. Après avoir divorcé de Liliana Porter, au milieu des années 1970, il rencontre en effet Selby Hickey – une Américaine, alors professeur au Suny College, qui se consacre depuis 2000 à la photographie. De leur mariage, célébré en 1979, naîtront quatre enfants. « Personne de ma famille ne parlait espagnol. Je ne voulais pas en faire des exilés, comme moi-même je me sentais, en repartant en Amérique du Sud. Mais, je ne me suis jamais parfaitement intégré. Au tout départ, je suis parti poussé par la curiosité : je voulais savoir à quoi ressemblaient ces gens qui semaient le désordre dans mon pays. Plus tard, il est devenu de fait plus facile de vivre dans la botte plutôt que sous la botte », conclut-il en esquissant un sourire.
Les notions d’identité, mais aussi de liberté, d’emprisonnement, d’injustice se reflètent dans nombre de ses œuvres. L’humour, parfois le cynisme, accompagnent son engagement et son profond attachement à l’Amérique latine, dont témoignent aussi de nombreux écrits relatifs à l’histoire de l’art et de la pensée – du post-colonialisme au conceptualisme – du sous-continent. Longtemps, un sentiment de culpabilité le poursuit, celui d’avoir échappé aux mesures répressives de la dictature qui n’ont pas épargné ses amis restés en Uruguay. En 1986, soit un an seulement après la chute du régime militaire, le Musée des arts plastiques de Montevideo lui consacre une rétrospective. « L’institution souhaitait inclure la série intitulée From the Uruguayan Torture Series (1983-1984), se souvient-il. Pas moi, car je l’avais réalisée à l’intention d’un public de langue anglaise – les textes accompagnant les images étaient en anglais. Et puis, aux Etats-Unis, peu de monde comprenait l’ampleur de la torture qui avait sévi en Uruguay, tandis qu’à Montevideo, tout le monde savait de quoi il s’agissait… Finalement, il a été convenu de montrer la série dans une pièce séparée du reste de l’exposition, afin que les gens puissent éviter d’y être confrontés s’ils le souhaitaient. Le Musée avait organisé un temps de rencontre avec le public. Je n’avais qu’une seule crainte : que l’on me demande pourquoi j’avais conçu cette série. Evidemment, quelqu’un posa la question. J’expliquai qu’il s’agissait pour moi de rendre hommage à des amis qui avaient été emprisonnés et torturés, que je culpabilisais probablement, aussi, de ne pas avoir été à leurs côtés, mais occupé à être heureux ailleurs. Je confiai mes doutes, enfin, sur ce travail à travers lequel j’avais peur d’exploiter la douleur d’autrui. A la fin, un ancien camarade de classe – qui avait passé douze ans en prison après avoir été l’un des chefs de la guérilla uruguayenne – s’est levé et m’a lancé depuis le fond de la salle : “Si tu te sens coupable par rapport à ce travail, tu n’as rien compris. Nous avons besoin de davantage de personnes travaillant comme toi sur l’iconographie, car cela marquera les esprits mieux que n’importe quel document.” Cela a été pour moi comme une absolution. »
La violence et la censure sont parmi les thèmes qui ouvrent l’exposition parisienne proposée par la galerie Cortex Athletico. La première salle réunit des pièces – essentiellement des gravures – imaginées dans les années 1960 et jusqu’au début des années 1970, soit pendant la période du New York Graphic Workshop. « C’est à cette époque que Luis Camnitzer commence à associer texte et image, précise Florencia Chernajovsky, commissaire de l’exposition. Comme dans la série Dictionary (1969-1970), où il joue sur la manière dont un signe peut avoir plusieurs significations*. C’est aussi sa façon de faire tomber les étiquettes et de participer à une appréhension de l’art conceptuel qui ne soit pas forcément politique ou idéologique. Ce qu’il appelle le conceptualisme – plutôt que l’art conceptuel – n’est pas tant pour lui un mouvement formel issu de l’art minimal, qu’une stratégie, utilisée à l’époque pour, entre autres, contourner la censure. »
Sur un mur sont accrochés divers objets, débris et outils, ramassés autour de la galerie ou prélevés dans son atelier new-yorkais. Luis Camnitzer a par ailleurs dressé une liste de mots qu’il a associés un à un, de façon complètement spontanée et arbitraire, à chaque pièce (Arbitrary Objects and Their Titles, 1979-2010). « A chacun ensuite de faire ses propres associations dans la lecture, selon sa propre histoire, explique encore Florencia Chernajovsky. Il y a toujours, chez l’artiste, une oscillation entre image et texte ; c’est une manière d’énoncer le fait que décrire, ou écrire, quelque chose peut être beaucoup plus efficace qu’une représentation visuelle. » Dans le même esprit, l’artiste uruguayen propose une œuvre « interactive » en invitant le visiteur à rapporter un objet non identifié pour le fixer au mur et lui choisir un nom (Assignment #6 : Find an unnamed object and suggest a proper name for it, 2011). Une petite musique, répétitive, chatouille les oreilles. Elle provient d’El sonido de un nombre (Le son d’un nom, 2012), installation qui prend la forme d’une boîte à musique mécanique. Les perforations du carton suivent le contour des lettres formant… le prénom et le nom de Luis Camnitzer ! Ou comment se moquer avec force poésie de l’importance qu’on donne à la signature d’un artiste.L’indispensable conscience politique
L’humour est, avec le rapport complexe entretenu entre texte et image, l’un des fils conducteurs choisis par la commissaire pour concevoir l’exposition. A commencer par son titre, pour le moins déconcertant : Maïs, courge et carotte : jeu sur les rapports arbitraires du langage, « tiré d’une anecdote relative à Simón Rodríguez – philosophe né en 1769 au Venezuela –, qui avait nommé ses enfants avec des noms de légumes, pour aller à l’encontre du système catholique en vigueur préconisant le recours à des noms de saints ». Un personnage – avant tout connu pour avoir été le mentor du « libérateur » de l’Amérique latine Simón Bolívar –, auquel se réfère volontiers Luis Camnitzer, car se situant « à la frontière entre un engagement politique très fort et un vif intérêt pour l’enseignement et la pédagogie » et qui maniait le langage et son graphisme avec la claire intention de « provoquer une efficacité maximale dans la transmission de l’information. » Une œuvre lui rend ici hommage : Simón Rodríguez (candles) évoque les difficultés financières du penseur et pédagogue, qui fabriquait et vendait des bougies pour améliorer le quotidien de sa famille. « Devant chez lui, une enseigne indiquait “Ici, on fabrique de la lumière”, référence à la bougie, bien sûr, mais aussi à l’éveil de l’esprit favorisé par l’enseignement. » Comme son prédécesseur, Luis Camnitzer juge la conscience politique indispensable à la compréhension du monde. Ses œuvres, ses cours et ses écrits sont autant de captivantes stratégies mises au point pour l’encourager à la plus large échelle possible.
* Dictionary 3 associe un pictogramme circulaire avec de nombreux vocables, parmi lesquels le cylindre, l’éclipse, le zéro ou encore la cellule.