La vidéo est son mode d’expression privilégié, l’humain son territoire d’exploration, le monde entier son atelier. Sylvie Blocher a fait de la rencontre, de l’intimité née de l’échange avec l’autre le cœur de sa démarche dont témoignent des images subtiles et puissantes, allant à l’essentiel sans se départir d’accents poétiques. Le Musée d’art moderne du Luxembourg consacre actuellement à l’artiste française une exposition monographique, qui offre de découvrir une dizaine d’œuvres et/ou séries abordant, pêle-mêle, les thèmes de l’identité, de l’altérité, de l’écriture de l’histoire ou encore du politique – au sens de communauté d’individus – qui traverse l’ensemble de son travail.
Un visage aux yeux clos traverse l’un des écrans, une main esquisse un mouvement sur un autre, un corps tout entier s’approprie lentement l’espace d’un troisième. A peine a-t-il pénétré dans le Foyer, point de départ de l’exposition qui occupe tout le rez-de-jardin du musée, que le visiteur se retrouve comme transporté hors du temps, au cœur d’un étrange et fascinant ballet d’anonymes dont il se sent étonnamment proche, gagné par une irrépressible sympathie. Dreams have a language (2014) est une installation, réalisée en novembre dernier (notre photo d’ouverture), pour laquelle Sylvie Blocher a convié (lire l’encadré) une centaine de personnes – par le biais d’une petite annonce – à venir vivre dans l’enceinte même du Mudam une expérience unique : se détacher du sol – au sens littéral puisque chacun s’est vu soulever à plusieurs mètres de hauteur – et jouir d’un moment d’abandon, de « lâcher-prise ». « L’une des réflexions importantes dans le travail de Sylvie Blocher est que nous sommes tous conditionnés, précise Enrico Lunghi, directeur de l’institution et commissaire de l’exposition. Or pour se libérer de ces conditionnements, il faut accepter de perdre le contrôle, c’est-à-dire l’autorité sur soi. » L’artiste offre également ici de partager un questionnement relatif à la singularité, à la relation au corps, aussi. Le corps et son langage universel, éléments centraux de son univers d’images, sont par ailleurs ce qui fait lien entre les différents contextes, contrées et cultures accueillant tour à tour ses projets.Interprétation libre
Pour Change the scenario, conversation with Bruce Nauman (2013), Sylvie Blocher évoque par exemple la question de la couleur de la peau en faisant référence à une vidéo tournée à la fin des années 1960 par Bruce Nauman – dans laquelle l’artiste américain s’applique de la couleur sur le visage – et en demandant à un jeune mannequin noir albinos de se recouvrir de blanc et, une autre fois, de se recouvrir de noir. Les deux actions de transformation donnent lieu à deux films d’environ six minutes montrés simultanément. « Chacun peut interpréter les images comme il l’entend, reprend Enrico Lunghi, mais ce qui me frappe, c’est qu’en se peignant en blanc, Shaun Ross devient de plus en plus monstrueux, alors qu’en se recouvrant de noir, il devient de plus en plus beau. Cela relativise pour le moins l’idée que l’on a du blanc ou du noir en termes de couleurs de peau… » Une thématique reprise par la vidéaste lors d’un séjour effectué l’année dernière à San Antonio, aux Etats-Unis, dans le cadre de sa série Living Pictures/Skintone (2014) : comme pour le tournage réalisé au Mudam, elle passe une annonce – « venir avec un seul accessoire : sa fierté », est-il précisé – à l’intention des membres de la communauté latino de la ville pour leur proposer de participer à un projet vidéo. Hors caméra, elle leur fait raconter des anecdotes et souvenirs liés à la notion de couleur de peau. « Tous et toutes ont une histoire, un souvenir, un trauma, quelque chose qui les a déterminés. » Leurs propos seront diffusés de manière aléatoire en bas des images montées pour la vidéo et tournées devant un fond chromatique, représentant les nuances de la carnation humaine. A chaque participant – souvent, ils se présentent par deux –, Sylvie Blocher demande d’aller se placer devant la teinte de son choix. Tous restent silencieux. « Un moment difficile, parfois douloureux, note l’artiste. Veulent-ils se fondre dans leur propre couleur de peau ou au contraire réclamer leur différence ? »
Tournée également au Texas, Color (2014) alterne deux plans fixes : le premier donne à voir une jeune femme armée d’un fusil ; le second un bout de papier sur lequel est écrit le mot « color ». Accroché à une branche, il se balance au gré du vent. Soudain, un premier tir retentit, il est suivi d’autres à intervalles réguliers ; la feuille, peu à peu, est perforée de trous. « Aucune balle n’arrive à toucher le mot, raconte Sylvie Blocher. Le papier est devenu comme vivant. » L’artiste s’est par ailleurs intéressée à l’un des événements majeurs de l’histoire américaine : le siège de Fort Alamo, en 1836, qui conduit à la victoire des troupes mexicaines – le Texas appartient à l’époque au Mexique – sur les révolutionnaires texans. Lors d’une visite du musée du fort, elle s’aperçoit que l’histoire peut être différemment contée selon qu’elle est évoquée par un anglo-saxon, un indien, un noir ou un hispanique, et ce malgré leur nationalité américaine commune. Pour réaliser Alamo (2014), elle invite alors quatre personnes d’origines différentes à livrer chacune leur version de la bataille. « Les récits qui nous construisent sont toujours plus complexes que ce qui se raconte », confiera-t-elle simplement. « Ça montre combien l’histoire est écrite uniquement par les vainqueurs, analyse pour sa part Enrico Lunghi. Mais aussi que tous les autres se battent pour que la mémoire des leurs ne disparaisse pas. »
Sylvie Blocher ne se contente pas de diriger la caméra, mais entretient un dialogue, un nécessaire échange avec ses intervenants passagers : à la notion d’œuvre participative, elle préfère celle de « responsabilité partagée ». « Le dispositif est toujours le même, rappelle le directeur du Mudam. Il s’agit d’inviter des gens, sans casting, sans savoir qui va venir. Et quand elle les filme, elle n’est pas derrière mais à côté de la caméra, leur demandant de regarder l’appareil et d’imaginer une personne de leur choix qui la manipule. Quand on est derrière la caméra, on a une autorité ; s’en extraire est une façon de perdre cette autorité et de permettre à la personne filmée de se libérer davantage et d’être elle-même. »
Jamais elle ne passe devant la caméra, à une exception près, ici dévoilée sur le grand écran de l’auditorium du Mudam où est projeté Urban Stories/Nanling, tournée dans le sud de la Chine – à l’occasion de la biennale de Guangzhou – en 2005. Sur les 56 minutes que durent le film, sept sont consacrées à une conversation silencieuse entretenue avec une villageoise rencontrée dans la rue : « Elle n’avait jamais vu d’étrangère, explique la vidéaste. Elle s’est mise à me parler, à toucher mes habits et mes cheveux. Je lui ai alors proposé de la filmer. Le lendemain, j’ai posé la caméra devant le canapé de l’atelier et je lui ai prêté mon corps afin qu’elle puisse l’utiliser tel un outil. Elle a commencé par me prendre les mains et puis ma traductrice a arrêté la caméra. “Cela est impossible en Chine”, a-t-elle dit. Je l’ai mise dehors et je suis revenue m’asseoir. (…) Cette femme m’a touchée comme une enfant, comme une sœur, comme une amante, comme une mère. Ce fut comme un rite d’altérité. » Dans le public, certains ressentent une gêne, d’autres sont bouleversés, l’indifférence n’est tout simplement pas envisageable.
Le dessin, fidèle complice
Si depuis le début des années 1990, Sylvie Blocher a articulé sa pratique essentiellement autour de la vidéo, elle n’a jamais cessé de dessiner. Pour l’exposition du Mudam, elle a réalisé une nouvelle série à partir de pages de Libération, journal avec lequel elle a toujours entretenu une relation plus ou moins complexe. Pendant un an, l’artiste s’est donnée comme tâche de lire tous les jours le quotidien en entier et d’en extraire à chaque fois une info ou une idée dont elle entreprend de témoigner à la craie sur une double page recouverte du vert « tableau d’école ». Au fil de quelque 300 dessins, humour et conscience politique font bon ménage. « Dans ses années de jeunesse, Libération était le journal engagé de la gauche intellectuelle dans lequel Sylvie se reconnaissait, explique Enrico Lunghi. Il représentait un lieu de débat, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui selon elle, en tout cas plus de la même façon. Ce travail est sa façon d’envoyer un message subliminal à toute la presse : sur la nécessité d’être engagé, de dire ce qu’il y a à dire… »
Une dernière salle abrite une série entrée dans les collections du musée luxembourgeois : celle des cinq Speeches (2009-2012), autant de discours ou textes, ayant selon l’artiste marqué l’histoire contemporaine, qui sont chantés – l’un est dansé – par un interprète à chaque fois différent. Parmi eux, une femme enceinte déroule de sa voix soprano la Convention relative au statut des réfugiés du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (1951). « Elle a été signée par de nombreux états, mais elle est aussi le texte le plus amendé de l’histoire de l’Onu », relève Enrico Lunghi. Un extrait du Manifeste du Parti communiste (écrit par Marx et Engels en 1848), l’allocution de la militante Angela Davis durant le mouvement Occupy Wall Street en octobre 2011, le discours délivré par Barak Obama à Philadelphie en mars 2008 pendant la course à l’investiture démocrate précédant l’élection présidentielle et la Poétique de la relation écrite par Edouard Glissant en 1997 sont les quatre autres textes repris tour à tour : retransmises sur cinq écrans verticaux disposés à travers la pièce à même le sol, les vidéos vont ensemble, elles se répondent ; quand l’un des interprètes achève sa prestation, un personnage apparaît sur un autre écran pour débuter la sienne. A quelques mètres, un défilé silencieux s’opère devant un pan de mur. Comme au ralenti, des adolescents se succèdent, traversant de profil le champ de la caméra, le regard fixé sur l’objectif. Living Picture/Les témoins (2010) est le fruit d’un travail mené avec de jeunes habitants des favelas de Cidade Tiradentes, près de São Paulo, au Brésil. La seule indication alors communiquée par Sylvie Blocher était de « marcher devant la caméra pendant cinq mètres, très lentement, en fixant l’objectif tout en projetant dans le vide, derrière la caméra, le visage d’un être aimé ou détesté ». Tour à tour doux ou venimeux, amènes ou sévères, les regards qui se succèdent sont saisissants, voire perturbants ; dans tous les cas d’une présence magnifique. Devant chacune des œuvres de Sylvie Blocher, le spectateur est mis d’office en présence d’un autre qui, toujours, semble s’adresser à lui, que ce soit par les mots, le geste ou l’attitude. L’expérience peut déranger, mais gageons que la majorité d’entre nous en ressortent touchés, émus, heureux de ces moments partagés d’intense humanité.
De l’installation vidéo au film
« J’aime l’idée de faire entrer au musée des gens qui n’y viennent pas forcément d’habitude… de les rendre beaux », confiait Sylvie Blocher en novembre dernier, entre deux prises réalisées dans le Grand hall du musée pour Dreams have a language. Et l’artiste d’évoquer cette femme, originaire du Rwanda, qui soudain « s’est libérée » d’un poids immense et enfoui, ou cet homme « qui voulait toucher les nuages » et imaginer changer le monde en promouvant le sourire. Car sur l’annonce diffusée dans la presse, l’artiste demandait aux participants – une centaine en tout, dont elle ne savait rien avant de les accueillir, chacun individuellement – de venir avec une idée « pour repenser le monde ». « C’est l’histoire d’un musée au Luxembourg où des visiteurs ne se contenteraient pas de regarder poliment les œuvres, mais décideraient sur un coup de tête de tester pendant quelques minutes un décollement du monde : un voyage retransmis, des corps fragmentés, flottants. Puis un film, le début d’une autre histoire. » Car après le tournage, qui a duré un mois et demandé la mise en place d’une machinerie monumentale au cœur de l’institution, et l’installation vidéo déployée dans le Foyer du Musée, c’est bien un film qui est en cours de réalisation. Ce en collaboration étroite avec le cinéaste luxembourgeois Donato Rotunno. Un site dédié permet de suivre l’évolution du projet dont l’aboutissement est annoncé pour le printemps 2015.