De l’intérieur de ses Arbres et de ses Vies silencieuses, sourdent des couleurs invisibles à l’œil nu. Alexandre Hollan est un peintre qui ressent la nature comme les objets qu’il observe. Son pinceau, guidé par des énergies que tout son être perçoit, est au service d’une œuvre à la fois intense et lumineuse. La galerie Vieille du Temple, qui collabore avec lui depuis 1994, accueille actuellement une sélection d’œuvres récentes de l’artiste.
« J’ai deux maladies : les Arbres et les Vies silencieuses. Comment s’articulent-elles ? Pourquoi l’une ? Pourquoi l’autre ? » Au centre de l’atelier, un fauteuil. Derrière lui, l’emplacement où le peintre s’installe pour travailler. Jambes repliées sous son corps, Alexandre Hollan travaille à genoux, feuille posée sur une planche noire qui lui sert de pupitre. En face de lui, disposés sur une étoffe de jute, peut-être, une bassine, un potiron, une bouteille, un fait-tout sont les acteurs consentants d’une prochaine nature morte. « Très vite après l’école, je me suis interrogé sur le sens de la peinture. J’ai compris que ce que je peux percevoir vraiment me touche et que rien n’est plus intéressant que cela, mais aussi qu’il est rare d’être ému autrement que par entraînement, enthousiasme collectif. » Une réflexion qui mène l’artiste « sur le motif ». Soit, pour lui, à l’extérieur. Un choix guidé par une enfance en grande partie vécue dans la campagne hongroise – le peintre est né à Budapest en 1933. « L’arbre s’est imposé parce qu’il correspondait à un grand bonheur que je ressentais petit. Nous vivions dans une maison isolée, entourée de bois et de terres. » Même si le jeune Alexandre a un frère cadet, Laslo, il est familier et friand de solitude, vécue comme un moyen idéal pour entrer en relation avec son environnement. L’enfant n’est tenté ni par les jeux d’indiens, ni par le football. Il préfère peaufiner son contact avec la nature, une entité qu’il perçoit d’emblée comme vivante et tactile. « A l’époque, je ressentais tout cela sans avoir à y réfléchir. Aujourd’hui, je le cherche consciemment. »
Pour l’enfant, un chêne n’est pas seulement un végétal, mais un être véritable avec un caractère propre et des préoccupations. Il l’imagine trouvant des solutions pour cohabiter avec ses congénères ou résister à la tempête. « L’arbre est sensible au chant des oiseaux, au souffle du vent, au contact de la pluie… Quand nous allions au bord du lac Balaton, j’aimais bien regarder loin. Il y avait des collines à perte de vue et j’appréciais ce paysage. Quand je suis devenu scout, j’ai dû trouver ma devise. Ce fut : “L’infini m’attire”. » L’enfant rêveur développe un goût pour la contemplation. « Imaginez un grenier rempli de montagnes de blé, des raies de lumière jaillies d’une petite fenêtre pour traverser la poussière, un enfant qui regarde attentivement une souris se promener tranquillement. Il y a quelque chose d’extrêmement fascinant et tactile à rester là sans bouger. » Tous ces moments fontnaître en lui une confiance envers l’invisible. « Une chance », analyse le peintre qui ne se souvient pas d’avoir fait des cauchemars ou d’avoir lutté contre de sournoises peurs. Tout ceci avait-il un rapport avec la religion ? « Bien sûr, chez nous toute chose était formulée d’une manière chrétienne. “Dieu voit tout”, nous disait-on. Ainsi, je me sentais toujours en bonne compagnie et n’avais jamais rien à cacher ! » Quand Alexandre s’empare d’un livre. Il y recherche des émotions similaires. Son attention se porte vers ceux qui, comme lui, observent leur environnement. Fekete István était l’un d’entre eux. « Cet écrivain hongrois avait l’art de décrire la nature. Avec lui, le brouillard rampait, s’étirait, entrait dans une grange et la vieille charrette frissonnait à son contact. Il décrivait un monde qui m’était familier. Quand il racontait des histoires d’animaux, je pouvais vérifier qu’il les connaissait. Il savait, lui aussi, quel était le cri émis par un petit hibou affamé. » Malheureusement, le trouble s’insinue dans l’époque.
Après le krach boursier de 1929 aux Etats-Unis, la crise économique se répand au-delà de l’océan Atlantique. La Hongrie n’est pas épargnée. Vivre de la terre devient de plus en plus difficile. La famille Hollan quitte sa propriété pour Budapest, où le père a décroché un emploi dans l’administration. Mais bientôt, la guerre gronde en Europe. Le charbon vient à manquer, les écoles ferment et tous ceux qui le peuvent envoient leurs enfants à l’extérieur de la ville. « Nous avons eu de la chance, car mon père n’a pas été envoyé sur le front et, ainsi, nous avons pu rester ensemble. » Occupé par l’Allemagne, puis libéré en 1945 par les Russes, le pays devient quelques années plus tard la République populaire de Hongrie. Un régime communiste « absolument terrifiant » est en place. Considérée comme privilégiée, la famille doit quitter la capitale, les adolescents renoncer à leurs projets. « J’ai fait mon service militaire dans des mines de charbon. N’ayant pas pu entrer aux Beaux-Arts, je suis devenu apprenti dans un atelier de décors de théâtre. C’est là que je peignais. »
En octobre 1956, la Hongrie se soulève contre l’URSS, mais l’insurrection est écrasée par l’armée soviétique. Alexandre Hollan n’est pas un de ces étudiants qui participent au soulèvement – il travaille en dehors de Budapest à cette époque –, son frère, oui. Les Russes de retour, ils décident tous les deux de quitter le pays. « Beaucoup d’autres partaient. Nous savions par la radio que tel ou tel avait réussi à traverser la frontière. » Avec la complicité des ouvriers du réseau ferré hongrois, de nombreux jeunes ont pu rejoindre les confins du pays sans avoir rien à débourser. Le peintre raconte avec retenue le chemin qui les a conduit en Autriche : la région marécageuse, les endroits plus ou moins minés, les tirs des chars. « C’était très impressionnant, il faisait froid. La lune était pleine. » Alexandre Hollan ne s’appesantit sur cette partie de l’histoire. Vienne, puis Paris. Le voyage est facilité par un ami de la famille. « Nous sommes arrivés dans la capitale française quelques semaines seulement après avoir quitté la Hongrie et j’ai pu m’inscrire à un cours aux Beaux-Arts. Seulement, il ne s’agissait pas du cursus normal. J’ai donc préféré tenter les Arts Déco. Mon frère, lui, est allé à l’école de chimie. » Deux choix qui les mèneront, l’un et l’autre, jusqu’au diplôme.
« Etablir un contact avec le monde »
Désormais graphiste, Alexandre Hollan trouve un emploi à mi-temps dans une petite agence qui lui laisse beaucoup de liberté pour s’adonner à sa recherche artistique. « Ce que je cherchais était d’établir un contact avec le monde. Je me suis tourné vers la nature. J’allais chez des amis et, pendant des semaines, je dessinais aux alentours. Puis j’ai acquis une vieille voiture. Avec elle, je partais en quête de motifs. La plupart du temps, des arbres. Mais pas exclusivement. Mon intérêt pouvait se porter également sur un ruisseau, une vallée ou une montagne. » Le jeune homme voyage beaucoup, change sa 2CV pour une 4L, diminue au fil des ans le nombre de jours passés à Paris. Le mi-temps devient un quart de temps. Pour se réduire encore à deux après-midis par semaine. La voiture est aménagée : un espace est consacré au couchage, un autre héberge le matériel, la galerie, quant à elle, accueille une bombonne d’eau. La même bassine sert alors à se laver et à faire la vaisselle ! En cas d’intempéries, une planche et une bâche permettent de prolonger l’habitacle. « Cet engin était un merveilleux compagnon ! Vert pour se fondre au mieux dans la nature. »
De l’Ecosse à l’Italie, Alexandre Hollan écume les campagnes. Son périmètre de recherche se réduit peu à peu à la France, puis au sud du pays. « Lentement, j’ai réalisé que ce n’était pas la peine de fatiguer l’auto, que je pouvais trouver non loin ce que je cherchais. J’ai beaucoup travaillé sur le rythme végétal. Puis, j’ai commencé à sentir l’espace qui entoure l’arbre et qui donne une place à la sensation. J’ai peint des collines, discerné dans leurs courbes un mouvement comme un souffle. Très souvent, elles formaient des cercles, de grandes spirales. Ce n’est pas comme la mer qui vient et se retire, c’est quelque chose qui tourne en rond et crée un lieu. Je suis devenu de plus en plus sensible aux vallées. » Petites peintures et dessins témoignent alors de l’ensemble de ces découvertes. Cette vie nomade favorise une exécution rapide au pinceau. Alpilles, Lubéron, Cévennes, Larzac sont les terrains favoris de cette exploration assidue. L’Hérault sera cependant le lieu où l’artiste choisira de s’installer. « Une fois dans cette région, j’ai commencé à me ralentir, à dessiner au fusain, à utiliser le même motif plusieurs fois : la même maison, la même chapelle, que je pouvais dessiner quotidiennement pendant vingt jours. Il me fallait rôder et vivre autour. » Un été, une sciatique opportune lui fait prendre conscience qu’il est peut-être temps d’en finir avec cette vie de bohème. Il imagine alors acheter un mazet, petite construction en pierre installée le plus souvent dans les vignes et qui servait autrefois aux paysans pour ranger leurs outils, s’abriter de la pluie ou du soleil, déjeuner à l’abri… Resté vœu pieux pendant un temps, le projet se réalise finalement en 1984 à quelques dizaines de kilomètres de Montpellier. « A partir de ce moment, ma vie s’est enracinée. J’avais mon lieu, ma place et j’ai commencé à réaliser les premières Vies silencieuses. J’avais atteint une certaine forme de maturité. » Chacune d’entre elles est un exercice de proximité. Le peintre se place à un mètre cinquante maximum des objets pour pouvoir percevoir ce qu’ils dégagent. « La matière vibre », explique Alexandre Hollan avant de préciser qu’il faut savoir attendre pour s’en rendre compte. « Elle possède un rayonnement qui donne à la couleur sa vibration. Il en va de même pour les arbres. La nature que j’ai appris à saisir demande une grande vitalité parce qu’elle est animée par de nombreux courants d’énergie. »
Saisir l’invisible
Au plus près de l’écorce, quand il touche le tronc d’un arbre, l’artiste sent qu’il est en présence d’un corps vivant. En s’en éloignant, il met une distance propre à effacer la sensation tactile et peut alors saisir un corps différent, léger, sans délimitation, qui vit au-delà de ce que l’œil humain peut percevoir. « Un monde invisible, impossible à toucher, uniquement peut-être par la respiration. Un monde qui dépasse largement l’arbre. C’est l’expérience merveilleuse de la nature. Avec les Vies silencieuses, il en va différemment. Elles possèdent une vie immobile. Il faut rester tranquille pour l’éprouver. Les couleurs libérées par la matière viennent de l’intérieur, elles ne sont pas comme celles reflétées par un bijou ou un soulier bien ciré. Elles se cherchent en elle et il faut du temps au regard pour les découvrir. D’abord, on voit quelque chose de gris bleu, puis un peu de rouille, de jaunâtre… L’œil peut alors chercher des relations entre les objets qui, constamment, changent en fonction de leurs formes, de leurs matières ou encore de leurs dimensions. Il existe une autre langue que celle que nous parlons. Une langue silencieuse que l’on apprend. » Et le peintre d’évoquer l’œuvre de Giorgio Morandi (1890-1964), « inévitable référence et exceptionnel exemple ».
Depuis trente ans maintenant, Alexandre Hollan passe environ quatre mois par an dans le Midi et le reste à Paris. Il faut dire que le mazet ne possède ni eau courante, ni électricité, ce qui rend difficile sa fréquentation en dehors de la belle saison. Inconvénient en partie éliminé par une maison dans un village voisin, qui l’accueille désormais quand le besoin de nature se faire sentir en hiver. Rien ne semblait vouloir briser le rythme de cette vie bien organisée, mais c’était sans compter l’envie de l’artiste d’augmenter le format de ses Arbres. « J’ai dû acheter un autre atelier à Ivry pour avoir plus de place. Là-bas, j’ai pu réaliser des peintures jusqu’à deux mètres sur trois. Quand vous changez d’échelle, vous changez aussi votre relation à l’œuvre. Exemple : j’ai un carnet de croquis qui tient dans ma poche, je le sors, je fais un petit dessin et j’ai l’impression d’être un Bon Dieu qui peut tout faire entrer dans son monde. Je suis grand et l’arbre est petit. Avec un format raisin, 50 x 65 cm, on ne fait plus vraiment confiance à son geste, à sa spontanéité. On commence à placer les choses, à leur donner une intention. L’arbre grandit, nous luttons, nous jouons. Puis à partir d’une certaine dimension, mes bras ne sont pas assez longs pour aller d’un bout à l’autre de la toile. Le rapport de force s’inverse. Je suis dans l’arbre. Je sais qu’il est plus grand que moi, qu’il fait un peu ce qu’il veut ! »
Il reste encore beaucoup de sujets à aborder, mais il ne serait pas aimable de trop s’attarder en ce lieu où habituellement règne le silence. Il faut cesser les bavardages pour que la peinture reprenne ses droits. Mais avant cela, l’artiste souhaite évoquer encore la couleur. « Elle est difficilement visible. Constater qu’un arbre est vert n’est rien. Cela ne veut pas dire voir quoi que ce soit de coloré dans la nature. Les Vies silencieuses m’ont appris ce que tous les imprimeurs savent : les trois couleurs primaires suffisent pour offrir d’infinies possibilités. Quand ces trois forces se rencontrent, elles créent des vibrations extrêmement enrichissantes. La couleur est une nourriture pour le sentiment, pour l’âme. Plus ses composants se révèlent, plus elle rayonne, plus elle chante. Pendant longtemps, je n’ai pas pu l’utiliser pour les Arbres. Leurs rythmes, leurs respirations, leurs énergies formaient une animation qui m’empêchait de la percevoir. » Tous étaient noirs.Récemment, rouge, vert, jaune et bleu ont rejoint un même pinceau, histoire d’illuminer le trait de l’intérieur. Chaque geste fut une surprise. Une surprise avec laquelle il faut travailler sur le champ, car la matière se modifie sans attendre. Inspiré par de « courageux dessins » issus de toute une série réalisée dans le Sud, l’été dernier, l’arbre est revenu dans l’atelier. « Pour être franc, ce n’est pratiquement pas possible en sa présence. Voilà comment faire un travail contre soi-même quand on a toujours prétendu que le regard doit obéir au motif, qu’on ne peut pas dessiner sans lui ! Il m’est accordé désormais de pouvoir tricher un peu avec moi-même. Ce qui n’était évidemment pas permis au début. » Alexandre Hollan sourit de cette nouvelle facétie que lui joue son plus fidèle compagnon. L’arbre dans sa sagesse est toujours présent à celui qui le cherche.