Francesca Caruana à Singapour – Entre quatre-z-yeux

Cordages, os, coquillages, sable, feuilles et bois flottants ont fait le voyage. Glanés ici et là, tous ces matériaux venus d’un ailleurs inconnu ont repris le large pour s’installer à Singapour. Francesca Caruana est l’invitée, jusqu’au 13 avril, de l’Alliance française installée dans la cité-état asiatique. Pour l’occasion, peintures et installations sont présentées. Si le lien entre les œuvres peintes et celles en volume n’est pas toujours apparent, il n’en est pas moins total. Cette œuvre qui puise dans des gestes et des usages d’autres cultures crée son propre langage, invente de nouveaux rites tout en apprivoisant d’autres formes de pensée. « La singularité ne s’imite pas », aime à dire l’artiste qui est aussi docteur en sémiotique de l’art et maître de conférences à l’université de Perpignan. Impossible de confondre avec une autre cette œuvre « inquiète » profondément inscrite dans le questionnement de l’art contemporain. « Il s’agit d’un déplacement, de tourner mon regard vers des pratiques qui ne souffrent pas d’orthodoxie chronique, qui mêlent les matériaux et les genres, qui vont du rituel à l’art par surprise », expliquait-elle lors d’un précédent entretien.

ArtsHebdoMédias. – Une exposition à Singapour. Comment se projet a-t-il vu le jour ?

Francesca Caruana. – Au cours d’un bref séjour l’an dernier. J’ai candidaté, pensant qu’il s’agissait d’une exposition collective dans le cadre de la francophonie, et ça a été une énorme surprise de me voir sélectionnée pour une expo solo. Ce qui m’a fait plaisir, c’est leur demande de me voir réaliser des installations. J’aime présenter peintures et installations, même si ce mot est peu adapté, voire étrange.

« Between eyes » : pourquoi ce nom ?

Singapour est largement anglophone et je voulais thématiser mon travail sur la question du regard. Le mien, par rapport au support, et celui du spectateur, lorsqu’il découvre une pratique. Je me suis donné ce champ qui convoque pour moi toujours la même question, celle de l’espace que le regard frappe et interprète, espace du support ou celui de l’œuvre dans le lieu d’exposition, accrochage à hauteur d’yeux ou bien scénographié. A partir de là, je peux décliner les variantes qui m’intéressent comme la planéité, la ligne d’horizon, la gestualité… Je peins au sol, lorsque la toile se relève, j’ai toujours une surprise et c’est pour moi l’éternel rappel de ce tracé initial chez les hommes de la préhistoire, qui ont conçu la première abstraction en dessinant à plat le volume d’un animal. Qu’est-ce que je résous lorsque je fais passer une couleur en mouvement sur une surface plane, alors que le geste est un déplacement en volume ? Qu’est-ce que cette « extériorisation » qui singularise tout travail par rapport à un autre ? Alors dire que cette fois, ça se passe entre quatre-z-yeux, m’a obligée à une forme de grossissement, de blow-up pour la série présentée !

Francesca Caruana
Between eyes en cours d’installation, Singapour 2013

Quels types d’œuvres seront exposés ?

Il s’agit d’une série de toiles de même format pour la plupart, à l’acrylique, sur lesquelles j’appose des dessins au graphite et au fusain.  Le dessin est un geste d’un autre type, de même nature que les cordes, fils, éléments hétéroclites que l’on trouve dans les installations. Il vient ponctuer la couleur qui a son équivalent, elle, dans les éléments des installations posés au sol. Je peins sur buvard industriel, c’est un matériau extraordinaire, qui absorbe le geste et suit la viscosité de la peinture, à la goutte près. De plus, il est facilement transportable et il est très important pour moi de maintenir un procédé à mon échelle corporelle. D’ailleurs, le format maximum correspond à l’envergure de mon corps penché au-dessus de la toile. Les couleurs sont des gestes et le noir vient les ordonner. Il donne la distance de l’œil au fond, avant que le graphisme ne vienne faire prendre tout ça. Le périmètre de la toile, sa surface, en font une sorte de filet où tout se joue, où les liens multiples s’organisent, bords et hors champ, dessous et dessus, formes et vide, noir et couleurs. Il y aussi le lien entre l’univers mental qui déborde tout ce que je peux faire et la restriction du champ où plusieurs éléments se cristallisent. Un quelque chose toujours travaillé par les savoirs et la sensibilité personnels… qui surgit sur fond blanc.

Avez-vous déjà exposé en Asie ? Penser une exposition sur un autre continent, est-ce prendre en compte des paramètres inhabituels ?

Oui et non. En 2012, j’ai fait une petite exposition à Singapour, moins importante, mais cela ne change rien quant au contenu que je peux y mettre, ce qui change, c’est la manière d’occuper l’espace qui, cette fois, est très grand et autorise donc plus de pièces, ainsi qu’un dispositif différent. Bien que j’aime beaucoup avoir ou m’imposer un « thème », je n’imagine pas adapter quoi que ce soit en fonction de la situation géographique. Ce serait pour moi une forme d’exotisme… ou alors, il faudrait que ça corresponde à quelque chose comme les manteaux de prière ou le rituel du thé, ou je ne sais quel détail qui pourrait devenir structurant dans la logique plastique. Le dessin est une préoccupation originelle.

De cette « gestualité maîtrisée », qu’attendez-vous ?

C’est une part essentielle de l’achèvement du processus. Le dessin vient contenir, envelopper, structurer les gestes de couleurs. Il arrive à l’inverse des procédés traditionnels, où il était réceptacle de la couleur, il est pour moi l’ossature après-coup indispensable à la tenue de cette dernière. La peinture est enfin vertébrée lorsque le dessin, pour très fin qu’il soit, vient coudre les couleurs entre elles ! Même si c’est du barbelé ! L’ambiguïté antique du dess(e)in nous est restée, reprise à la Renaissance par celle du disegno ; Platon disait que le dessin est le graphe d’une idée ! C’est tellement vrai, mais de quelle idée s’agit-il ? Pour chacun d’entre ceux qui ont la passion du dessin, la reproduction d’un motif est sans aucun intérêt car le disegno perd tout son sens, il devient alors le graphe d’un objet. Le processus à l’œuvre n’est donc pas le même. Ce qui est particulièrement intéressant pour moi, c’est un dessin qui ne contourne pas la couleur. Si cette dernière lui échappe, elle est aussi retenue par son emprise, son déploiement.

Francesca Caruana
Between eyes, Francesca Caruana, 2013
Francesca Caruana
Between eyes en cours d’installation, Singapour 2013

Pour les installations, vous parlez de « zones de suspens ». Pouvez-vous revenir sur cette définition ?

C’est un espace complet de liberté au sein duquel les objets glanés sans cesse trouvent une place, se posent en miroir face à la peinture. Tout se passe comme si les installations étaient les commentaires étonnés de celle-ci ; elles « disent » plus, tout en prenant des raccourcis. Par exemple, lier un os avec un bout de bois marque autant le souvenir d’une émotion vécue en milieu tribal que la version maîtrisée par le plaisir de peindre. Le point de vue est plus direct, plus brut, mais il ne remplit pas toute la fonction mentalisée de la peinture. Il se donne en spectacle, c’est sans doute la part la plus impudique, et se rend accessible par la familiarité des matériaux. Tout le monde sait ce qu’est un os ou une touffe de paille, un amoncellement de feuilles, mais dès qu’il y a une tâche de peinture, on est dans un univers autre, de bascule, de translation. La zone de suspens est une stase, un phylactère peu bavard, dans lequel s’affichent de microscopiques redondances du type points de suspension, d’exclamation et onomatopées. Voilà ce que je ressens et comment cela se passe. Quand un fil et un os pendent d’un plafond, c’est parfois le zzz du sommeil, l’immobilité du point, le chemin tranquille d’un trait de crayon… C’est un système de correspondances à la fois à la Baudelaire et à la Rimbaud, si j’ose dire.

Feuillage, cordes, os : est-il important que les matériaux que vous utilisez soient en matière naturelle ?

Le plus souvent oui, ce sont des matériaux qui se dégradent si bien graphiquement. C’est une forme d’entropie. Je passe des heures à blanchir les os pour qu’ils dépassent leur source organique, à défaire des bouts de cordes pour en dégager les épissures, à amonceler des petits tas de feuilles pour les mettre en scène hors « nature ». Mais il m’arrive parfois d’utiliser des objets manufacturés, pour la forme qu’ils vont produire avec un autre matériau. C’est plus rare. Ce que l’on appelle nature, c’est ce qui nous échappe, et quand je trouve des objets anciens comme des marques à beurre en bois, je les « recycle » dans un autre univers, dans une installation où leur origine est perdue et n’a plus d’importance. Ce qui joue, alors, c’est la présence du matériau, sa forme avec la proximité d’une corde de marine ou d’un coquillage, la nouvelle figure amorcée par ce rapprochement.

Comment se met en place votre « logique plastique » ?

Eh bien, ça va presque de soi à ceci si près que l’œuvre gouverne ! Même si tout est décidé d’avance, dès le premier coup de pinceau, je sais que je vais devoir me soumettre à l’exigence des espaces formés et que ce que j’avais initialement imaginé s’effondrera si j’insiste. Je me soumets à la logique de la peinture elle-même, celle qui se passe entre les bords et la surface, entre l’intensité des couleurs, la viscosité de la peinture qui a fait son beau travail de découpe des blancs, ou pas, etc. Et puis, il y a un rapport de concurrence entre les toiles, lorsqu’il s’agit de série. Elles sont toutes travaillées en même temps, elles avancent de front, jusqu’à ce qu’une d’entre elles présente une forme d’impatience. Je dois l’avancer pour voir, pour faire l’expérience de son achèvement. C’est parfois éprouvant, parce que la toile peut résister, elle ne prend pas, attend ; alors, en revenant d’une autre, tout d’un coup, le bon geste, la bonne viscosité, le meilleur graphite vient fixer sa dispersion, elle s’élève, signifie son point final.

A quel moment passe-t-on du rituel singulier de l’artiste à l’art ?

L’artiste ne peut pas le dire. La seule chose qui soit juste, c’est que le rituel de chacun, ses apprivoisements, ses tensions, ses expansions sont réitérés sous n’importe quel prétexte, et ça ne se fait pas sans ce fonds culturel, sentimental, exogène dont nous disposons tous, mais que nous utilisons avec singularité. Ce trésor personnel, constamment pétri par l’art, sa modernité, ses leçons individuelles, ses appétits plus ou moins satisfaits, inscrit en tout cas un territoire d’appartenance, une zone que l’on se sent partager avec d’autres. Mais de là à passer à l’art, seule l’histoire marque de telles balises. Sans l’histoire, c’est de l’auto-proclamation. Rien n’est empêché, mais alors, il faut se demander en vertu de quoi ce qui est réalisé est de l’art. Je crois qu’il y en a par hasard, lorsque la rencontre se fait entre un désir de créer et un plaisir de voir. Je ne sais pas où est la limite, surtout à l’heure actuelle où inviter à dormir chez soi comme l’a fait Sophie Calle est, dans un certain cadre, de l’art. La question majeure et essentielle est celle de l’esthétique envisagée comme une mise en relation qui produit du plaisir, du sens, de la continuité.

Francesca Caruana
Between eyes en cours d’installation, Singapour 2013

Contact> Between eyes jusqu’au 13 avril à l’ Alliance française de Singapour, 1, Sarkies Rd, 2 Level, 258130 Singapour, Singapour.
Site de l’artiste

Crédits> Between eyes © Francesca Caruana,Between eyes © Francesca Caruana,Between eyes © Francesca Caruana,Between eyes © Francesca Caruana,Ligne d’os © Francesca Caruana,Between eyes © Francesca Caruana, © Francesca Caruana, © Francesca Caruana, © Francesca Caruana, © Francesca Caruana