Quand l’art s’approprie la cartographie, neutralité et objectivité n’en sont plus les maîtres mots, bien au contraire : de la carte plane au globe terrestre, de l’atlas au GPS, d’un plan de métro à une carte mère d’ordinateur, 26 artistes contemporains internationaux présentent actuellement, à l’Hôtel des Arts de Toulon, un espace-monde cartographié poétique et sensuel, ludique et critique, parfois transgressif, ouvert à toutes les lectures et interprétations, des plus intimes aux plus globales. Parcours guidé.
Au fil des siècles, et plus particulièrement depuis la Renaissance, la cartographie occidentale s’est désengagée de la spiritualité qui prévalait au Moyen-Age pour se charger d’une réglementation et d’une terminologie de plus en plus arbitraire et autoritaire. Jusqu’à nos jours où, sans les filtres et les quadrillages de nos indispensables cartes – qu’elles soient géographiques, informatiques, astrologiques, ou encore scientifiques –, le monde semblerait impraticable. A travers la centaine d’œuvres exposées à Toulon, réunies sous le titre évocateur et peut-être trompeur de Mappamundi – à la différence du globe, la mappemonde est plate –, formes et repères se mélangent allègrement : effectivement « engagée et joyeuse », comme la veut Guillaume Monsaingeon, qui en est l’instigateur et le commissaire, cette exposition passionnante et surprenante vaut, pour paraphraser nos cartes routières, le détour. Déployée dans un élégant bâtiment du XIXe siècle, elle se compose de trois grandes parties, respectivement dédiées au corps, au combat et au conte.
Le corps peut être tatoué, scanné, enveloppé, morcelé, écrit… et devenir un étrange support de cartes énigmatiques. Et si, pendant longtemps, la cartographie a été une affaire d’homme, elle se féminise beaucoup ; c’est donc en toute logique que nombre de femmes artistes sont ici présentes. Dès l’abord, apposée sur les grilles extérieures, l’œuvre de Céline Boyer fonctionne comme une invitation à en savoir plus : une étonnante série de photographies de mains levées (Empreintes, 2013) intrigue le passant. C’est que sur chaque paume offerte au regard, la carte en couleur d’un coin du monde est inscrite, signalant le relevé identitaire et fusionnel des lignes de vie et d’un territoire d’appartenance.
Christine Lucas nous propose pour sa part d’enquêter sur le monde, en commençant par les définitions basiques de notre genre sexuel : deux grands globes terrestres, aux couleurs pimpantes, sont installés de part et d’autre de l’entrée, l’un prétendu monde masculin, l’autre monde féminin (Mundo Masculino, Mundo Feminino, 2010). Si les continents représentés sont similaires, leur découpage sur le globe se différencie au gré des mots d’argot annotés sur chaque pays pour nommer d’un côté le sexe de l’homme, de l’autre celui de la femme. Le ton est donné, et, dès lors, le visiteur s’avançant plus avant dans l’exposition va se prendre à regarder le monde d’un autre œil, attentif et enjoué.
Une robe insolite attire le regard. Elle est l’œuvre de Susan Stockwell, qui détourne les objets en se jouant des formes et des conventions : avec de simples cartes – britanniques et de type IGN – elle a cousu une robe de papier à la Scarlett O’Hara, moulant d’appétissantes courbes de niveau et de ravissants froissés topographiques (Highland Dress, 2010). De son côté, Jessica Venturi s’intéresse aux tissus plutôt urbains, et aux schémas mentaux : elle dévoile ainsi un troublant triptyque de son propre cerveau (Google me, 2011), dont les circonvolutions évoquent les images de Google Earth ; non loin, apparaît une Anatomie urbaine (2003), délicate silhouette d’un corps tronqué, qui émerge en filigrane bosselé du plan du métro parisien. Reprenant la même carte de métro, Paola di Bello y inscrit l’effacement : celui du nom des stations de la capitale que des milliers de voyageurs, effleurant de leur index inquiet la destination recherchée, ont peu à peu effacé. Dans ce montage photographique très explicite, c’est aussi la fragilité des directions collectives qui est donnée à voir (La Disparition, 1994).Quand les artistes s’emparent de la cartographie, c’est souvent leur position dans le monde qu’ils entendent affirmer. Comme un contre-pouvoir, leurs œuvres s’attachent alors à montrer le dessous des cartes politiques, culturelles, technologiques ou financières, détournant ostensiblement les codes pour mieux nous en affranchir. Un triptyque photographique en grand format révèle ainsi un planisphère-poubelle, minutieusement élaboré à partir de nos déchets technologiques et informatiques et présenté avec une brutalité glaçante par Vik Muniz (WWW, world map, Pictures of Junk, 2008). A contrario, les opulentes et baroques mappemondes (Mapa 1, Mapa 2, Mapa 3, 2009) de Nelson Leirner débordent de dorures, de récifs et de mers lointaines, à l’image foisonnante de la cartographie classique. Sauf que dans ce cadre hautement ironique, ce sont les figures béates de Mickey Mouse qui déploient en faux drapé la carte d’un monde voué au divertissement sous hégémonie américaine.Echelle politique
L’installation, conceptuelle et politique, de Joseph Kosuth fait carrément disparaître du monde cette Amérique contestée : dans une salle entièrement grise, un globe terrestre et neuf cartes posées au mur reproduisent, en noir, gris et blanc, d’anciennes cartographies médiévales et renaissantes, où le continent américain n’avait pas encore pris place. Une autre carte pour ne pas indiquer, Le Monde avant l’Amérique (2008), constitue comme une perspective rétroactive pour refaire l’Histoire. Où l’on retrouve aussi Susan Stockwell, qui affiche avec beaucoup d’efficacité les contours de territoires « occupés » : la carte intérieure d’un pays s’affiche comme un patchwork de billets de banque, soigneusement assemblés et cousus pour symboliser des rapports internationaux dominants-dominés (Afrique, 2011, réalisée avec des billets de 1 yuan chinois). Dans la troisième partie de l’exposition, l’ère du Conte, Mappamundi réunit des artistes qui cartographient le monde sous forme de pays fictifs, oniriques, ou parodiques, en dehors de toute logique ou contrainte utilitaire. Tout est sujet pour tracer une carte et tout est matériau pour la fabriquer. A commencer, bien sûr, par la peinture : c’est elle qui peut représenter l’imaginaire, jusqu’à l’Utopie même, cette île figurée en 1516 par Thomas More et qui n’existe en aucun lieu, sauf peut-être dans nos têtes. C’est pour elle, justement, que Nicolas Desplat présente six pots supposés contenir la laque « photo-révélatrice » d’une « carte topographique liquide » (Utopia, 2013), installation créée pour l’exposition. Autre artiste, autre approche : David Reimondo envahit les murs avec des planisphères en… pain de mie – pain grillé noir et pain frais blanc. Ces pixels comestibles, figés sous un écran de résine, sont le raccourci provocateur de notre société aussi consumériste que « cartomaniaque » (Patch World inverso, 2008).Restituer l’invisible
Lire une carte n’est pas toujours une évidence, et les œuvres qui sont ici présentées se laissent déchiffrer à plaisir. Souvent, la minutie de l’exécution est au rendez-vous, comme chez Rosanna Ricalde, qui reconstitue des plans de villes sous forme de longues ruelles de mots, telle une dentelle de poèmes, ou chez Jason Wallis-Johnson, dont la restitution graphique de différentes capitales en minuscules filaments de silicone a la précision du scalpel. Chris Kenny, enfin, émiette et accumule fragments de cartes, pointes de métal et perles de verre pour proposer une composition compulsive quasi fétichiste…
Alexander Chen présente, quant à lui, une œuvre d’une autre inspiration, qui tient à la fois de l’informatique et de la musique, est à voir et à entendre : sur un écran mural, s’entrecroisent les lignes du métro new-yorkais, émettant à chaque carrefour une vibration sonore. Le bon vieux métropolitain devient instrument à cordes. Artiste marcheur, Jeremy Wood arpente et dessine par étapes successives son cheminement spatio-temporel à l’aide d’un « GPS drawing ». Il révèle ainsi une carte intime et unique, basée sur la superposition de données technologiques et cartographiques, mises au service du simple déplacement… de ses deux pieds sur terre (My Ghost, 2000-2012).
Quel que soit l’outil utilisé, et d’un commun accord, l’art et la cartographie cherchent bien, ici, à restituer l’invisible.