Biennale de Venise – Quatre jours, c’est juste ! (2)

A lire de préférence après l’article paru vendredi 17 juillet.

FIN DU DEUXIÈME JOUR

Sarkis, photo S. Deman
Respiro (détail), Sarkis, 2015.

A la recherche du Pavillon de la Turquie, nous voilà tour à tour en présence de l’univers aux accents surréalistes de Moosa Al Halyan – l’artiste installé à Dubaï présente une série de dessins dans la Pavillon des Emirats arabes unis – puis viennent les étranges personnages en prière de Juan Carlos Distéfano – sculpteur présenté par le Pavillon argentin – et les photographies époustouflantes de Mário Macilau – invité avec Monika Bravo et Elpida Hadzi-Vasileva par le Pavillon du Vatican. Il faut ressortir du bâtiment et emprunter l’escalator extérieur. Une conversation joyeuse attire l’oreille : la bonne humeur d’un Barthélémy Toguo de passage est contagieuse ! A l’étage, il y a du monde. Un simple voile blanc barre l’entrée du Pavillon de la Turquie. Personne ne le déchire, mais chacun prend conscience que son franchissement est déjà tout un symbole. Dans ce temple consacré à l’œuvre de Sarkis, il n’est alors question que d’écouter la conversation des œuvres entre elles. Une immense glace à double face, séparant en deux la pièce, reflète de chaque côté un espace à la fois similaire et différent. Voyage de l’autre côté du miroir. Des formes colorées composées de centaines d’empreintes, appartenant à des enfants turcs et italiens, marquent l’identité au cœur de la création. Sarkis est turc d’origine arménienne – installé en France depuis le milieu des années 1960. Au-delà de la réputation de son art, il est ici le symbole d’une nation n’ignorant plus une part sombre de son histoire. On respire.

Marina Abakanowicz, photo MLD
Crowd and Individual, Marina Abakanowicz.

Mais la journée n’est pas terminée. A la Fondation Giorgio Cini, c’est avec une joie sans retenue que nous découvrons Crowd and Individual de Magdalena Abakanowicz. Dans la pénombre, l’armée silencieuse de l’artiste polonaise, née en 1930, fait face à une bête. Le reflet de l’homme serait-il le même pour tous ? En position de marche ou statiques, ces individus pour la plupart sans tête racontent, sans aucun doute, une part de notre humanité. Dans l’abbatiale San Giorgio Maggiore, Jaume Plensa a, pour sa part, installé une sélection de ses sculptures. Légères et transparentes dans la basilique et de marbre dans le monastère. Des rencontres qui, si elles ne sont pas inattendues, demeurent des moments bienvenus de contemplation. Dernière étape du jour : la Fondation Faurschou. Là, au bout du quai dans un bâtiment refait à neuf, est exposé le travail de Liu Xiaodong. Painting as Shooting prévient le titre. Pas d’accord ! Cette peinture-là n’a rien à voir avec une prise de vue si ce n’est qu’elle a été réalisée à l’endroit même où la scène représentée a eu lieu. L’artiste chinois, installé à Pékin, fait une démonstration de peinture. Son travail, très bien exposé et commenté – vidéo, croquis et textes à l’appui –, fait douter qu’une explication quelle qu’elle soit puisse décrire l’enthousiasme ressenti face aux toiles grands formats comme devant les petits dessins. Il y a dans ces scènes de vie ordinaire sous des cieux somptueux la preuve d’une inscription dans l’histoire de l’art et, plus important encore, une proposition de dépassement de l’existant. Oui, l’artiste documente la vie des gens qui sont devant lui, mais ce n’est pas tout, et c’est bien là l’essentiel.

TROISIÈME JOUR

Wen Hui, photo S. Deman
Dance with Third Grandmother (capture d’écran vidéo), Wen Hui, 2015.

Le marathon journalier débute à l’Arsenal ! Il faut absolument tenter d’épuiser le « In » aujourd’hui. Décision est prise d’augmenter la cadence… Nauman, Kentridge et Kounellis en font les frais. C’est bien, forcément. Mais filons ! Des artistes méconnus ont certainement un tas de choses à nous apprendre. Une oreille tout de même se tend au son de la voix d’Umberto Eco au Pavillon italien. Il y a des passions inextinguibles ! Dans l’espace réservé à la Chine, une vidéo attire l’œil. Wen Hui et son aïeule – une tante de son père rencontrée pour la première fois il y a quelques années seulement – exécutent une émouvante et esthétique chorégraphie, si hypnotisante que de nouveau le temps n’a plus cours. Un char aux allures de navire et à la proue de dinosaure arbore sans complexe un… périscope ! Ce drôle d’« oiseau » est niché dans le Pavillon indonésien. Dans chacun de ses canons, qui à y regarder de plus près ne sont que des longues vues, se déroule une scène dans un décor singulier. Suspendus dans les airs, d’autres véhicules ailés à têtes de divinités cornues poursuivent le récit du Voyage – Trokomod, signé par Heri Dono. L’artiste indonésien livre une vision fantastique d’un monde où modernité, tradition et imaginaire se rencontrent. Etonnant ! Même rapidement, il faut maintenant explorer les dessins des machines de guerre d’Abu Bakarr Mansaray. Présentés comme des croquis techniques, ils dissèquent de sinistres engins munis de scies circulaires ou autres matériels effrayants et crachant du sang. L’artiste, qui vit entre la Sierra Leone et les Pays-Bas, dénonce ici le principe même de la guerre. Dans un coin, un monstre aux yeux à facettes appuie sur des touches. Il faut certainement s’éloigner au plus vite : ça pourrait sauter !

Il est 14 heures et voilà qu’apparaît le bateau qui va nous déposer sur l’île de Lazzaretto. Notre guide explique l’histoire de l’ancien lazaret, qui a donné son nom à ce lopin de terre de la lagune vénitienne. Les lieux ne sont habituellement pas ouverts au public, mais l’association à but écologique qui a entrepris de les entretenir et, bientôt, d’y organiser des événements, a besoin de communiquer. C’est là qu’herman de vries entre en scène et se fait entremetteur. Sans oublier toutefois de laisser plusieurs modestes témoignages de son passage dans l’île : Death was Here (La mort est passée ici) est-il ainsi gravé sur une petite plaque de marbre posée à même le sol ; Be Aware (Soyez vigilant) rappelle-t-il de la même manière un peu plus loin, à quelques pas d’un énigmatique Life is (La vie est), auquel chacun est laissé libre d’imaginer une suite. A moitié dissimulée par des herbes hautes, une inscription murale rend hommage à la nature – Natura Mater – qui a tranquillement repris ses droits sur l’îlot au passé douloureux. La visite prend des airs de promenade au jardin. Le soleil tape et d’aucun trouve un trèfle à quatre feuilles. Tout le monde est paisible et semble en cela avoir adhéré au projet de l’artiste pour lequel regarder, sentir, écouter… est essentiel.

Photo S. Deman
Performance pour quatre pianos donnée à l’Arena, d’après Crazy Nigger de Julius Eastman (1940-1990).

De retour aux Giardini, le groupe se sépare. Cette fois, monde ou pas, le bâtiment principal doit être exploré. Les sculptures en bois polychromes d’Huma Bhabha ralentissent la course, les toiles de Victor Man forcent le regard à se concentrer et la mise en scène d’un jukebox par Jeremy Deller attire. Hello, Today You Have the Day Off (Bonjour, aujourd’hui, vous avez un jour de congé), annonce une bannière imaginée par l’artiste britannique. C’est vrai et faux à la fois ! Cependant, les événements les plus intéressants de ce périmètre se déroulent à l’Arena. Cette grande scène entourée de gradins accueille à horaires précis des performances. Seule devant un micro, Alicia Hall Moran chante quarante minutes non stop. Cette voix venue d’Afrique par les chemins détournés du blues nous emporte dans une véritable transe où le rythme du chant se confond avec celui du cœur de chacun. Work Songs est salué par les applaudissements d’un public déchaîné et debout. Génial ! Trois femmes font leur apparition, tout de noir vêtues. Cheveux tirés en un chignon de danseuse classique, portant des robes, elles vont interpréter une création du chorégraphe originaire des îles Samoa, Lemi Ponifasio. Avec Lagimoana – contraction des deux mots : lagi, le ciel, et moana, l’océan –, l’artiste néo-zélandais propose une danse chantée proche du haka des Maoris. Carrément épatant. Mais, déjà, les portes des Giardini se ferment. Il ne reste plus qu’à filer tout droit au Palazzo Mora. Il paraît qu’une colombe y vole dans l’eau !

QUATRIÈME JOUR

Sean Scully, Photo S. Deman
Vue de l’exposition de Sean Scully.

Aujourd’hui, ni Arsenal ni Giardini. Au programme : arpenter encore et toujours la ville. Première halte au Palazzo Falier, installé sur le Grand Canal. C’est ici que la peinture de Sean Scully a élu domicile. De l’aveu même de l’artiste américain, né en Irlande, ce sont ses souvenirs de Venise qu’il a peints sur la toile : le mouvement de l’eau, la manière dont cette dernière vient mourir sur l’architecture de la ville. Des aplats de couleur se succèdent, le plus souvent en bandes horizontales où les bleus dominent. Non loin à vol d’oiseau, le Palazzo Grassi accueille, quant à lui, une rétrospective de l’œuvre du Français Martial Raysse, de 1958 à 2015. Pour tous ceux qui n’auraient pas vu l’exposition que lui a consacrée le Centre Pompidou l’an dernier, voici une occasion à ne pas manquer. D’autant qu’elle peut se vanter de montrer plus d’œuvres qu’à Paris ! Le parti pris de la non-chronologie rend plus difficile la lecture des évolutions dans le temps mais offre des dialogues inattendus entre des pièces d’époques différentes. Le plaisir de retrouver certaines œuvres emblématiques est intact. La Raysse Beach continue de faire un tabac. Tout comme Nissa Bella.

Almagul Menlibayeva
Vue de l’installation vidéo Fire Talk to Me, Almagul Menlibayeva, 2015.

Autre palais, autre style. Au Palazzo Barbaro, The Union of Fire and Water réunit Almagul Menlibayeva et Rashad Alakbarov. Chacun menant un travail singulier, tous deux explorent pour l’occasion une même intersection entre Venise et Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. L’exposition, organisée par Yarat – institution privée azerbaïdjanaise à but non lucratif pour la promotion de l’art contemporain –, a été imaginée autour d’un bâtiment historique de Bakou construit dans le style gothique vénitien : le Palais de Mukhtarov. Retenons plus particulièrement la superbe installation labyrinthique (à l’échelle d’une pièce entière), faite d’escaliers en bois, d’Alakbarov et le dispositif vidéo complexe et passionnant de Menlibayeva. Dix écrans diffusent chacun une part de l’histoire d’un des premiers magnats du pétrole, Murtuza Mukhtarov, et de son épouse. Le récit se déroule comme dans un rêve exposant des éléments tangibles et des visions subjectives ainsi qu’allégoriques des faits. Emporté par l’esthétique de l’image et le jeu de construction induit par la diversité des écrans (qui ne se trouvent pas tous dans la même pièce), le spectateur sait qu’il est ici face à l’une des œuvres les plus captivantes de passage à Venise. A quelques ruelles de là, la mélodie d’un violoncelle agit tel un chant de sirène. Echoué sur un pouf en bois, l’amateur d’art contemporain se ressource en écoutant quelques partitions interprétées par un musicien de chair et d’os installé dans la cour intérieure du Palazzo Pisani. Ce pavillon « de lumière et de son », intitulé Reverberation, a été pensé par le fameux architecte japonais Shigeru Ban et commandé par la société nippone de cosmétiques Shiseido. Une halte bien agréable.

Installée dans le Palazzo Morosini, The Writings of Today are a Promise for Tomorrow (Les écrits d’aujourd’hui sont une promesse pour demain) est une proposition signée par l’artiste chinois Zheng Guogu et le collectif qui opère avec lui, Yangjiang Group. Véritable critique de la marchandisation dans la société chinoise contemporaine, l’exposition a des allures de manifeste. L’utilisation de la calligraphie se donne à voir comme un acte militant. Inscrite sur un rideau, la nouvelle tombe : « Nietzsche est mort ! Suicide après vente ! » Après avoir tué Dieu, l’homme a tué le philosophe. La démonstration ici est une dénonciation. Le stock de chaussures d’un magasin en liquidation est figé par une épaisse couche de cire, des drapeaux affichent l’activité cérébrale d’un certain nombre de personnalités – Marco Polo, Pierre Paolo Pasolini, Giorgio Agamben, Michel-Ange… –, des balles blanches en plastique accueillent des citations du Capital de Karl Marx, etc. Avec humour, les artistes proposent de substituer à la circulation des capitaux, celle de l’énergie. A bon entendeur, salut !

Lee Ufan, Photo S. Deman
Peinture murale signée Lee Ufan.

La sérénité, quant à elle, donne rendez-vous au Palazzo Contarini-Polignac et s’exprime à travers deux expositions : la première intitulée Dansaekhwa et la seconde consacrée à l’œuvre de Lee Ufan. Dansaekhwa désigne la peinture monochrome qui s’est développée en Corée du Sud à partir des années 1970 avec des artistes tels que Park Seo-Bo, Lee Ufan, Chung Chang-Sup et Ha Chong-Hyun, entre autres. Si cette pratique est au départ influencée par l’art minimal occidental, elle va vite acquérir des spécificités. A la place de la limitation des interventions de la main du peintre et de l’absence de sentiments revendiquée en Occident sont notamment recherchés en Corée la médiation, l’effort intellectuel et la répétition visible des coups de pinceau. Les artistes du Dansaekhwa mettent en avant des notions telles que la contemplation, le mouvement dans l’immobilité et la modération. A Venise, c’est le choc face à cette peinture habitée. Lee Ufan présente, en marge, des installations qui mettent en exergue l’attention particulière qu’il porte à la symbolique des matériaux. Son art est en prise directe avec la sensibilité et l’intelligence du regardeur. Il se diffuse comme un parfum d’encens qui instruit et élève à la fois.

Il faut rester concentré et choisir ce qu’il est indispensable de faire durant les deux prochaines heures. Direction l’exposition-fleuve du Palazzo Fortuny ! Proportio explore l’omniprésence de proportions universelles dans l’art, la science, la musique et l’architecture. Il y est question de géométrie sacrée, dont le nombre d’or est l’élément de loin le plus connu. Une liste impressionnante de grands noms constitue l’affiche de l’exposition. Citons par exemple Marina Abramovic, Bae Bien-U, Michael Borremans, Antony Gormley, Anish Kapoor, Anselm Kiefer et Bill Viola. Leurs pièces entrent en dialogue avec des œuvres anciennes : objets égyptiens, comme tableaux de maîtres hollandais ou italiens. Pour apprécier l’ensemble de la proposition, il faut assurément plus de deux heures ! S’il n’est plus temps de comptabiliser les petits regrets, il est encore possible de filer place Saint-Marc pour assister à une dernière performance : Concertino Unisono de Michael Staab. A 17 heures précises, un homme en queue de pie apparaît. Installé à équidistance des trois orchestres de la place (animant chacun la terrasse d’un café particulier), il lève sa baguette et un petit miracle se produit : les trois formations, qui habituellement jouent chacune leur tour pour éviter toute cacophonie, entonnent ensemble Le Beau Danube bleu de Johann Strauss ! A Paris, des amateurs connectés au site Internet du Laboratoire artistique du groupe Bel assistent également à l’événement. L’essentiel étant de toujours partager son expérience.

Sans fioritures

Voici en quelques lignes des informations pratiques concernant la 56e édition de la Biennale de Venise.
– La Biennale dure jusqu’au 22 novembre. Les Giardini et l’Arsenal sont ouverts de 10 heures à 18 heures. Fermés le lundi. Il est possible d’acheter les billets en ligne. Un ticket « deux jours » donne accès aux deux lieux pour 30 euros. www.labiennale.org
– Attention, tous les événements en marge de la manifestation officielle ne durent pas forcément jusqu’en novembre. Avant de vous déplacer, n’hésitez pas à vous renseigner via le Net.
– En arrivant, procurez-vous un titre de transport forfaitaire qui vous permettra d’emprunter toutes les lignes de navigation et ce le nombre de fois que vous le souhaiterez. Actuellement, un ticket à l’unité, qui dure 60 minutes, vaut 7 euros, un forfait une journée, 20 euros, et trois jours, 40 euros.
– Après avoir longtemps milité pour le déplacement en train, il faut aujourd’hui conseiller l’avion ! La compagnie ferroviaire Thello, qui désormais assure cette destination, n’est pas toujours fiable. Exemple vécu : le train de retour, ayant été annulé pour des raisons obscures 48 heures avant son départ, a été remplacé par un… bus ! Très moyen.

Les deux articles mis en ligne hier et aujourd’hui sont à retrouver, aux côtés de quelque 300 événements estivaux d’art contemporain sélectionnés par notre rédaction en France et en Europe, dans le numéro spécial Eté 2015 de l’e-magazine pour tablettes numériques ArtsHebdoMédias. Il suffit pour cela de télécharger gratuitement notre application sur l’Appstore ou sur Google Play.

Crédits photos

Image d’ouverture : Le pavilon central des Giardini © Photo S. Deman – Crowd and Individual © Marina Abakanowicz, photo MLD – © Lee Ufan, Photo S. Deman – Dance with Third Grandmother © Wen Hui, photo S. Deman – © Sean Scully, Photo S. Deman – Respiro (détail) © Sarkis, photo S. Deman – Fire Talk to Me © Almagul Menlibayeva – Performance pour quatre pianos donnée à l’Arena, d’après Crazy Nigger de Julius Eastman (1940-1990) © Photo S. Deman