Donner un mot en pâture. Un mot étincelle. Le laisser infuser, s’insinuer et exploser en un nombre incontrôlé de phrases. Eviter la question qui fâche, qui met en avant, qui cherche sa réponse. Laisser l’interlocuteur libre d’offrir un souvenir, un poème, une pensée. Chaque artiste qui s’adonne à ce jeu montre son caractère : rêveur ou terre-à-terre, pragmatique ou théorique, enjoué ou grave, spontané ou réfléchi… Faire des associations d’idées, faire un coq à l’âne, s’amuser, se raconter, partager. Ainsi va le Jeu des mots. Ici et maintenant, celui de Richard Texier.
Enfance
« L’enfance est un paradis perdu pour chacun d’entre nous. On y revient toujours pour y renouer avec ses fondamentaux. Pour un artiste, c’est peut-être le territoire le plus riche. Puisqu’il faut choisir et n’évoquer qu’une anecdote, je vous parlerai donc du marais poitevin dans lequel j’ai vécu pendant longtemps. Scolarisé un peu tard – c’était possible il y a un peu plus de cinquante ans –, je partais tôt le matin avec ma barque. C’était comme pénétrer dans une matrice, un territoire sauvage et enchanté. Je maîtrisais cet environnement car j’y étais né, et puis, j’y avais quelques amis, notamment des paysans qui élevaient des vaches, qu’ils allaient traire, dans des champs entourés d’eau. Je me souviens qu’un jour, en voulant saluer Louis qui ramenait ses bidons de lait sur sa barque plate, j’en ai renversé un. Il y avait peut-être cinquante litres à l’intérieur. Je devais avoir huit ans. L’eau noire et immobile du marais parée d’une brume matinale est devenue blanche. Le lait, comme une espèce de ferment mental, s’est répandu provoquant en moi une intense émotion plastique, alors même que j’étais désolé d’avoir provoqué cette chute. Juste tiré, à la fois chaud et gras, le précieux liquide est resté à la surface. C’était d’une très grande beauté. »
Astronomie
« L’astronomie est le territoire de l’énergie et de la mutation. Un tableau est toujours une métaphore du chaos originel, il va de ce dernier vers un cosmos, vers un point d’équilibre. Au début, j’installe des matières magmatiques pour créer un substrat et de l’énergie pour faire naître un champ magnétique, un désir violent de voir se réaliser l’œuvre. Peu à peu, au sol, s’applique, par lés, la couleur, qui dévoile la toile, un peu comme un révélateur fait surgir le sujet d’une photographie. Le tableau devient porteur d’une énergie telle qu’il agit comme un simulacre de l’univers. C’est sans doute pour ça que, depuis très longtemps, je collectionne les livres d’astronomie. Nous devons beaucoup à Ptolémée, Apianus, Sacrobosco, Kepler, Copernic*… ainsi qu’à tous les grands astrophysiciens qui sont pour beaucoup dans la conquête du ciel. Chacun d’entre eux est un des barreaux de la grande échelle qui va permettre à l’humanité de sortir de sa terre initiale et d’ensemencer l’univers. Les faits et gestes de Napoléon ou d’Alexandre le Grand ne sont que des anecdotes régionales. L’histoire, c’est la conquête du ciel et donc l’astronomie. J’ai une petite chose à raconter à ce propos. Je possède une cabane en mer sur le littoral atlantique, à 110 mètres du rivage. Un soir d’été, j’y ai invité l’historien de l’astronomie, Jean-Pierre Verdet, qui a aussi dirigé l’Observatoire de Paris. Alors que je me plaignais que nous n’allions pas voir les étoiles à cause d’un ciel nuageux, il m’a détrompé en m’expliquant que le jour n’était pas couché depuis suffisamment longtemps et que c’était pour cela qu’elles étaient invisibles. Il m’a fait un cours sur la réfraction solaire puis, à un moment, je l’ai vu regarder sa montre, la girouette et entendu déclarer : “La première étoile qui va arriver dans le ciel est une planète”. Juste après, il a claqué des doigts en l’air et dit : « Vénus » et comme s’il l’avait allumée, elle apparut dans le ciel. Il m’expliqua alors les dimensions théologiques, philosophiques, religieuses de l’étoile du berger. C’est un grand conteur. Un moment s’écoula ainsi en discussion avant qu’il ne claque de nouveau des doigts en s’exclamant : “Au zénith, Véga ! Attention Richard, à partir de maintenant ; ça va aller extrêmement vite.” La suivante fut Cassiopée et il éclaira ainsi tout le ciel devant mes yeux. J’avoue avoir essayé de le refaire la soirée suivante. Sans succès ! »
Mystère
« Le mystère… est le sujet de Panthéo Vortex. Ce projet est d’une ambition folle. Il tend à répondre à la question suivante : un artiste à la modeste place où il se trouve et avec ses seuls outils visuels et plastiques peut-il dire le mystère et la magie du monde ? D’une manière non dogmatique et non religieuse. Toute cette affaire est une équation qui dépasse de très loin la mienne. Elle a commencé un matin d’hiver, il y a deux ans. La veille, j’avais acheté des poires mûres. Au petit-déjeuner, je décidais donc d’en manger une. C’était une Passe-Crassane. Je ne sais ce qui m’a pris mais je me suis mis à l’observer comme on regarde un Brancusi ! J’ai scruté chacun de ses détails : sa peau à la fois lisse et transparente avec des picots d’ocre rouge et jaune, le doux creux où se tiennent les vestiges de la fleur initiale et puis son pédoncule, sorte de cordon ombilical dru qui la reliait à son arbre. Je l’ai ouverte. J’y ai trouvé une chaire blanche, craquante, incroyablement savoureuse. Une minute après, il n’y en avait plus. Je l’avais engloutie. Je me suis dit alors que j’étais un barbare. J’avais détruit un chef-d’œuvre de la nature sans savoir comment le reproduire et n’en avais aucune culpabilité. C’est ça la définition de la barbarie. Ce jour-là, un petit champ de conscience s’est ouvert et, depuis, il alimente Panthéo Vortex. »
Hybridation
« Nous la vivons collectivement depuis quinze ans. L’humanité est en période d’hybridation. Hybridation des cultures, des savoir-faire, des territoires, des êtres. On est dans un métissage de la planète que je perçois comme une chance. Je pense depuis toujours qu’il faut aller voir ceux qui vivent sur l’autre rive, qu’ils soient jaunes, verts ou bleus ! Nous devons comprendre les solutions qu’ils apportent aux problèmes de la vie : comment ils bâtissent, cuisinent, créent… Ces autres sont une chance pour nous, comme nous sommes une chance pour eux. C’est ça le principe de l’hybridation. J’en ai fait une sorte de mode opératoire car il correspond à mon tempérament. Mettre en place des systèmes d’entrées latérales qui modifient, orientent, fécondent, greffent d’autres logiques sur sa propre manière de faire, c’est peut-être ça la création, l’invention d’aujourd’hui. La première fois que je suis allé en Chine pour travailler au début des années 2000, je me suis installé dans une fonderie à Shanghai, qui faisait notamment des copies d’animaux mythiques chinois. Ayant récupéré plusieurs cires, j’ai décidé d’hybrider ces créations historiques traditionnelles avec mon esprit et ma pratique d’Occidental. J’avais conscience d’être iconoclaste vis-à-vis de la grande culture des Han en faisant cette sculpture libre et un peu irrévérencieuse. Du coup, je la cachais, j’avais peur de choquer et de vexer car je manipulais vraiment les œuvres dans tous les sens. Un jour, des ouvriers de l’usine ont vu et se sont mis à parler entre eux. Ils riaient beaucoup. Finalement, les cires ont été fondues, les sculptures polies et une exposition eut lieu au Musée des beaux-arts de la ville en 2004. »
Cosmographie
« Dans mon cosmos d’artiste, j’ai souvent ajouté des citations de schémas astronomiques, de mécaniques célestes du passé pour dire combien les grands astronomes ont fécondé mon imaginaire. J’ai utilisé leurs cosmographies pour créer la mienne, mon propre univers graphique. Je le faisais sans les modifier, car je ne voulais pas que l’on puisse croire que c’était moi qui avais inventé ces images-là. Je me souviens qu’à l’époque où j’ai commencé à les utiliser, Jean-Pierre Pincemin est venu me voir. Il m’a raconté qu’un collectionneur, auquel il avait livré un tableau le matin même, lui avait donné un petit livre d’astronomie avec de nombreux schémas datant de 1550 et signé par Sacrobosco. Jean-Pierre m’a dit : “Je crois qu’il n’est pas pour moi, que je ne suis que le passeur. Cet ouvrage est pour toi.” Il me l’a offert et je l’ai toujours. »
Ile
« J’ai été élevé sur l’île de Ré. L’île est un monde fermé, mais qui sait que sa survie dépend de l’extérieur. Partout dans le monde, vous pouvez constater que les insulaires sont très attentifs et très accueillants. Je suis un homme du littoral. Il n’y a pas de logique continentale en moi, cette logique de pouvoir. D’ailleurs, il est amusant de remarquer que les capitales sont toujours à l’intérieur des terres. Les villes du littoral, qui sont souvent les plus culturelles – New York, Shanghai ou, pour parler de la France, Marseille –, les plus rayonnantes, les plus inventives ne sont jamais des cités de pouvoir. Un jour, j’ai assisté à une conférence donnée par Michel Serres. Il expliquait que devant un objet plat, il y a deux grandes attitudes humaines possibles. Une première qui consiste à l’utiliser comme une pelle et donc à permettre la culture du sol. Elle fonde la sédentarité. La seconde, à s’en servir comme une rame et donc à explorer des terres lointaines et à faire du commerce. Dans ce cas, elle est à l’origine du nomadisme. Quand la parole fut donnée au public, je suis intervenu pour expliquer que je n’appartenais ni au peuple sédentaire, ni au peuple nomade décrits, mais à celui du littoral, qui alterne les activités. A l’île de Ré, des marins sont aussi agriculteurs, des ostréiculteurs, vignerons. Pour eux, la forme plate est tantôt une pelle, tantôt une rame. Michel Serres accepta cette troisième voie, celle du littoral. Du milieu pour ainsi dire. »
Atelier
« Dans mon cas, l’atelier est nécessairement nomade. Au début, pour des raisons économiques, je n’en avais pas. D’autres artistes me permettaient d’investir les leurs pour quelques jours ou quelques semaines. Je me souviens que Jean Degottex m’avait prêté le sien pendant plusieurs mois. Grâce à ces opportunités, je quittais ma chambre de bonne et, d’un coup, pouvais me mettre à travailler vraiment. Ma pratique et mes stratégies de création étaient liées à ce nomadisme d’un lieu à un autre. J’en ai fait sans m’en rendre compte un vrai dispositif. J’ai installé ma tente un peu partout dans le monde et j’ai travaillé. Je l’ai fait à Shanghai, à New York, à Moscou, dans des cabanes, des phares, des palais, dans toutes sortes d’endroits mis à ma disposition. Cette manière de faire rejoint ce que je disais concernant l’hybridation, elle induit des rencontres et un partage avec de nombreuses personnes. Récemment, en Birmanie, une femme est venue peindre avec moi, et pas la moindre, il s’agissait d’Aung San Suu Kyi, le leader de la ligue nationale pour la démocratie. Heureusement que mon atelier est nomade, parce qu’autrement il serait une prison. Je ne comprends pas ceux qui restent 50 ans dans le même lieu. En changer est une manière de régénérer sa pratique, une stratégie de renouvellement. Mon plus petit atelier est cette cabane en pleine mer que j’évoquais tout à l’heure. Il doit faire 20 m2. Les forces de l’océan me l’ont déjà pris trois fois. Chaque reconstruction est difficile. Le dispositif doit être à la fois léger et solide. Il doit pouvoir encaisser des chocs d’une brutalité inouïe venant des tempêtes maritimes, mais aussi des forces déchaînées du monde. La dernière fois, c’est Xynthia qui me l’a emporté, ruiné corps et biens. Grâce à une incroyable chaîne d’amitié, j’ai pu le reconstruire. Cette solidarité m’a beaucoup touché, car je me suis aperçu que ce tout petit lieu modeste n’existe pas seulement que pour moi mais aussi pour des centaines de gens dont je ne connaissais pas la moitié. L’atelier d’un artiste peut être un lieu d’imaginaire collectif. »
Couleur
« Ce que je vais dire peut paraître énorme de la part d’un peintre mais, pour moi, la couleur n’a aucune signification ! Quand je fais un tableau, je n’y pense jamais. C’est fou ! Mais est-ce qu’un écrivain pense aux lettres de l’alphabet quand il écrit son livre ? J’en doute. J’utilise la couleur comme l’air que je respire. Elle fait partie de mon vocabulaire intérieur. Certains artistes brillants ont produit des théories sur elle, d’autres se la sont refusée, d’autres encore en ont fait un élément emblématique de leur œuvre. Moi, je n’y ai jamais réfléchi. C’est un élément extrêmement naturel qui est là à ma disposition et qui s’installe sans que je le choisisse jamais. C’est dingue de réaliser ça. Mon tableau est une stratégie d’énergies magmatiques, intérieures, un champ opérationnel chaotique. J’essaie de mettre des mots sur ce qui se passe, mais ce n’est pas du tout un périmètre coloré originel. Que peut-on dire sur des forces si proches de soi, que l’on n’a jamais réalisé qu’elles étaient composantes du tout ? Il y a quand même une chose… Je me souviens quand j’avais autour de 20 ans, d’avoir regardé une terre labourée d’hiver par une journée ensoleillée. Elle était glaiseuse, noire, grasse et en haut de la crête de chaque labour, elle avait séché, arborant des ocres très lumineuses et colorées. Je m’étais demandé pourquoi, quand je prenais une ocre rouge et la mélangeais à du liant, le résultat donnait un marron bouché ! Je m’interrogeais alors sur la manière d’aérer la couleur, de faire en sorte que la lumière circule et restitue toute leur splendeur aux pigments. J’ai cherché et finalement trouvé une solution. Je l’applique toujours, mais ne vous en livrerai pas le secret ! »
Ecriture
« Quand j’entends écriture, j’entends deux choses : signes et littérature. Les deux versants de ce mot. Chez mes parents, il y avait très peu de livres. En arrivant à Paris, la littérature l’a emporté sur la peinture. Il s’est passé peut-être deux ans avant que je décide d’aller au musée. J’ai commencé par les livres. J’avais du temps et j’ai lu beaucoup. La pensée écrite m’a conduit à faire un doctorat d’arts plastiques à la Sorbonne. Je voulais comprendre comment il était possible d’articuler les mots avec un projet artistique. Il faut dire que nous étions dans les années 1970. A l’époque, les expositions montraient de l’art minimal, conceptuel ou encore du land art et la visite commençait toujours par un texte. L’écriture exerce une vraie fascination sur moi. Pour ce qui est des signes, je les ai beaucoup utilisés dans ma peinture. Au sein même du tableau, il peut y avoir des mots, des bribes de texte. Certains signes relèvent plus de l’écrit que de formes purement plastiques. J’ai beaucoup d’anecdotes avec des écrivains car, majoritairement, ce sont eux mes compagnons de route. Pour moi, un écrivain est un artiste. Il y en a un que j’aime particulièrement, c’est Michel Butor. La Modification est un roman qui a compté. Alors que je préparais un premier ouvrage, je lui ai envoyé une lettre pour lui demander de réaliser la préface. C’était il y a 30 ans et, tout récemment, il l’a refait pour un livre qui raconte mes ateliers nomades. Je suis très touché qu’il ait accepté de prendre la plume pour de nouveau faire écho à mon travail. »
Liberté
« Ce n’est pas un petit mot ! Je pourrais en parler comme d’un dispositif collectif mais ce qui m’intéresse, c’est la relation profonde qu’un artiste entretient avec ce concept incroyablement vaste. C’est un truc entre soi et soi. Notre capacité fonde notre liberté. A savoir celle que nous nous autorisons. Devenir libre, c’est aller au-delà du système culturel dans lequel nous sommes nés et qui nous a fait grandir. Un artiste a un devoir de liberté. A quoi cela servirait-il de faire des œuvres, si ce n’est pas pour dire sa singularité, le souffle qui est en soi ? Chacun se dote de moyens, de stratégies, de dispositifs pour conquérir sa forme propre d’expression. C’est un faisceau de facteurs qui fonde le concept de liberté mentale qui accompagne le projet de chacun. J’ai une petite histoire qui est raccord avec le premier mot exploré : l’enfance. Cette anecdote est pour ma vie d’artiste un mythe fondateur. J’avais onze ans et j’entrais en sixième. Comme de nombreuses générations de collégiens, je dus me procurer le Lagarde et Michard en six volumes. Bien que je savais que je n’étudierai cette année-là que le premier, consacré au Moyen-Age, et qu’il me faudrait attendre le lycée pour aborder le XXe siècle, je décidai tout de même de regarder les images. Et tombai sur la double page suivante : à gauche, le tableau de Miró, Intérieur hollandais, à droite celui de Tanguy, Jour de lenteur. C’était la première fois que je voyais un tableau surréaliste de ma vie et la foudre m’est tombée sur la tête. En voyant ce tableau, je me suis dit : “Je veux être comme ce Tanguy, un être libre”. Pour moi, cette toile représentait l’essence même de la liberté. Je ne savais absolument pas ce que je regardais, de quelle nature était le projet esthétique, je ne savais rien sauf que je voulais en faire autant, engager ma vie sur cette voie. Ce tableau a ouvert un champ des possibles pour moi. Je ne sais si Yves Tanguy aurait pu imaginer qu’une de ses œuvres puisse devenir un ferment aussi puissant pour l’imaginaire d’un enfant. C’est vraiment formidable. »
* Claude Ptolémée (vers 90-vers 168), Petrus Apianus (1495-1552), Joannes de Sacrobosco (fin du XIIe siècle, milieu du XIIIe siècle), Johannes Kepler (1571-1630), Nicolas Copernic (1473-1543).