Les démêlés de l’artiste Ai Weiwei avec les autorités de son pays ont jeté une lumière neuve en Occident sur les privations de liberté dont sont victimes les artistes chinois et leurs concitoyens. La censure n’est cependant pas le seul point de rencontre entre dirigeants et artistes, héritiers de la tradition du haut fonctionnaire lettré. L’ambiguïté de cette relation prospère toujours aujourd’hui, alors que la Chine souhaite consacrer son statut d’hyperpuissance en investissant le domaine culturel.
La justice chinoise a confirmé, le 27 septembre dernier, le redressement fiscal d’Ai Weiwei. Cette amende de 15 millions de yuans (1,8 million d’euros) marque une étape supplémentaire dans le bras de fer entre les autorités de Pékin et l’artiste dont le paroxysme a été atteint au printemps 2011 quand Ai Weiwei a vécu quatre-vingt-un jours de mise au secret. Les recours légaux seront restés impuissants devant une justice qui n’a pas même voulu entendre les arguments de la défense. Le montant pharaonique de l’amende et l’arbitraire de la décision confortent ceux qui, nombreux en Occident, voient dans ce procès une tentative nouvelle pour faire plier le plus célèbre contempteur du régime.
En République populaire de Chine, les artistes n’échappent pas au contrôle exercé par un État autoritaire. Les censeurs, fonctionnaires de l’équivalent chinois du ministère de la Culture et de ses organes décentralisés, veillent à ce que ces « médias chargés d’un message », comme se proclame Ai Weiwei, n’aient pas d’influence sur la population. Les frontières surveillées sont celles du politiquement sensible et de la pornographie. Plutôt faudrait-il parler de marche-frontière, car la ligne n’est pas claire. Les barrières oscillent dans un rapport constant d’adaptation entre les artistes et les autorités, selon les conditions du présent aussi.
La représentation de la difformité des corps est sensible
Ainsi, en février 2008, Zhang Huan, artiste célèbre pour ses performances, a vu annuler la première grande exposition qui lui était consacrée dans son pays à quelques heures de l’ouverture. Le Bureau de la censure n’ayant pas motivé sa décision, les observateurs ont spéculé : avec Mantis, l’artiste utilisait des faucilles, symboles communistes ; deux sculptures avaient un rapport avec la religion bouddhiste, réinterprétation délicate depuis la Révolution culturelle ; Giant 1 et Giant 2 figurent deux personnages aux corps déformés et vêtus de dépouilles de vache. La représentation de la difformité des corps est sensible, mais d’autres œuvres ont passé sans encombre le filtre des censeurs, avant et depuis. Sans doute le choix du Musée d’art de Shanghai, géré par l’État, lieu alors habitué aux expositions de peintures et de céramiques, arts majeurs traditionnels, n’était pas judicieux pour présenter un artiste à la réputation sulfureuse.
Début septembre, ce sont plusieurs œuvres qui ont été retirées des cimaises de la Foire d’art contemporain de Shanghai alors qu’elles avaient reçu une autorisation préalable. Ce fut le cas de NOW_ing, la photographie numériquement travaillée de Chi Peng représentant le roi des singes, un personnage célèbre de la culture populaire, sur la place Tian’anmen. La concomitance avec les travaux préparatoires du XVIIIe Congrès du Parti communiste chinois, théâtre d’enjeux de pouvoir qui se répercutent à tous les échelons du tentaculaire appareil d’État, a refroidi les censeurs qui ont préféré prévenir toute difficulté. La multiplication des niveaux de décision possibles rend malaisée la compréhension des règles de la censure et ressemble souvent à une plongée dans un monde kafkaïen. Ai Weiwei : « Du temps de Mao, on savait qui était celui qui donnait les ordres. Aujourd’hui, le châtiment n’est plus infligé par un dictateur, ni même un groupe de dirigeants, mais par une mécanique infernale autonome, un rouleau compresseur inexorable. » (1)
Les homonymies : précieux outil pour contourner les interdits
Comme l’exprime l’artiste Zhang Dali, qui n’a pas connu, lui, la mise au secret dans un cachot chinois, l’artiste doit avoir l’intelligence des situations : « J’ai souvent été censuré lorsque je peignais des graffitis, mais j’ai appris à éviter ce genre de problèmes. Je crois qu’un artiste peut s’exprimer librement s’il le fait de manière subtile et non violente. » (2) La langue chinoise, par les très nombreuses homonymies qu’elle permet, est un précieux outil pour contourner les interdits. Un jeu de mots populaire sur l’Internet s’appuie sur les proximités entre les phonèmes « crabes de rivière », « censure » et « harmonie ». Ai Weiwei a offert à Libération, qui lui a consacré un numéro spécial, une photographie de ces crabes.
Dans le cas du nu, dont la représentation, l’évocation même, a toujours été source d’opprobre en Chine selon le sinologue François Jullien (Le Nu impossible), la limite du licite est aussi sujette à des variations conjoncturelles. L’année dernière, Ai Weiwei a déclenché une enquête pour pornographie en posant nu accompagné de quatre femmes, elles aussi dévêtues. Avec Un tigre huit seins, l’artiste lance au gouvernement ce défi : « J’ose me mettre à nu, et toi ? » (1). D’un autre côté, le photographe Ou Zhihang expose sans problème à travers le pays les clichés de lui nu en train de faire des pompes devant des paysages remarquables de la Chine. Ou Zhihang fut longtemps présentateur à la télévision publique et vante ainsi son amour pour son pays.
La période du néo pop art, ou pop art culturel, comme disent les Chinois, est exemplaire de la relativité des règles. Ala toute fin des années 1980, l’image de Mao Zedong, le symbole sacré entre tous, est réemployée, et avec elle l’iconographie du réalisme socialiste, dans le style warholien agrémentée de messages publicitaires. Les artistes de ce mouvement, dont l’une des figures est Wang Guangyi, ont détourné le portrait de Mao sur « un mode ironique mais néanmoins ambivalent parce que c’était à la fois de la contestation et un culte nouveau rendu à Mao après le déchirement de Tian’anmen dans une société qui avait besoin de renouer avec un référent paternel », précise Emmanuel Lincot, directeur de la chaire des Études chinoises contemporaines de l’Institut catholique de Paris et rédacteur en chef de la revue Monde chinois Nouvelle Asie.
Cette convergence fait fulminer Gao Zhen qui, avec son frère, tient le devant de la scène artistique pékinoise : « Voyez le personnage de Mao. Aujourd’hui, les jeunes artistes en ont fait un produit marketing pour les étrangers. Pour nous, il est l’homme qui a empêché la Chine de se développer. Nous sommes différents. On ne suit pas le système chinois. On n’accepte pas la censure, on refuse de travailler de près ou de loin avec le gouvernement. » (3) « C’est un double discours dont les artistes ne se rendent eux-mêmes plus compte, explique Emmanuel Lincot (4), un discours complètement schizophrène : ils veulent passer pour des artistes sulfureux mais, dans le contexte chinois, ils sont des gens doux comme des agneaux. Ils savent jouer de cette ambivalence. »
Ai Weiwei n’est pas intouchable
Pour ce chercheur spécialiste de l’histoire culturelle contemporaine de la Chine, s’il existe une relation ambiguë entre les autorités et les artistes, elle ne peut bien se comprendre qu’en mettant en perspective la figure du haut fonctionnaire, du lettré. Celui-ci peint et écrit, il veille à ce que le prince demeure en conformité avec le Ciel. Plus encore, le lettré est « une sorte d’intercesseur entre le monde des hommes et la nature au sens large », donc très éloigné de la figure occidentale de l’artiste au XIXe siècle en rupture de ban et marginalisé. L’artiste, en Chine, succède tout naturellement au lettré et il reste encore souvent issu de la nomenklatura. Ai Weiwei en est un bon exemple : son père, le poète Ai Qing, exception faite des années de disgrâce et d’exil pendant la Révolution culturelle, a exercé un rôle politique. Ai Weiwei « peut se permettre autant de comportements “déviants” » parce qu’il s’inscrit dans « une continuité, une filiation », et cela même s’il a, comme de nombreux artistes après la Révolution culturelle, rompu avec la peinture, support d’expression par excellence du lettré et symbole d’une culture d’État. Tout comme la condition de lettré n’offrait pas une protection suffisante pour échapper aux châtiments quand le prince était fatigué de ses remontrances, Ai Weiwei n’est pas intouchable.
Emmanuel Lincot : « Je dirai qu’Ai Weiwei est très symptomatique non pas d’une rupture par rapport à la société chinoise mais d’une tradition réinventée par le recours à d’autres supports. (…) Il est un hybride, et en cela il est très intéressant, il porte en lui toutes les cultures de la Chine sur la longue durée, y compris la culture de la diaspora. »
Réhabiliter l’image de la Chine après Tian’anmen
Quand le gouvernement a autorisé des artistes chinois à se rendre à la Biennale de Venise de 1995, une nouvelle convergence d’intérêts a émergé. La liberté – relative – et la participation des artistes chinois aux grands événements internationaux de l’art contemporain permettaient de réhabiliter l’image de la Chine après Tian’anmen et de faire connaître ces mêmes artistes au public occidental. Cette logique d’ouverture de l’État a été poussée plus loin encore, jusqu’à reconnaître, lors du XVIIe Congrès du Parti de 2007, la culture comme moyen d’affirmer la puissance de la Chine. Ni plus ni moins la promotion d’un « soft power », comme le dit Emmanuel Lincot, à la manière des États-Unis d’Amérique de l’après-guerre. Le gouvernement chinois accompagne, et guide quand il le peut, le développement de son marché de l’art. Le contrôle des artistes s’effectue ainsi de façon plus pernicieuse, non plus seulement par la censure, mais dans les habilitations et les soutiens aux artistes via les très nombreuses structures que l’État met en place. Et en jouant sur le « nationalisme culturel que la plupart des Chinois, quelle que soit leur obédience politique, partagent », selon Emmanuel Lincot.
Aujourd’hui, la reconnaissance d’un artiste en Chine passe encore par les galeries et les collectionneurs occidentaux, mais cela pourrait changer si les normes esthétiques chinoises s’imposaient au monde. Et cela à plus ou moins courte échéance, tant le marché de l’art se déporte vers la Chine, en nombre de maisons de ventes, de parts de marché des ventes aux enchères, d’artistes très bien cotés et de millionnaires (en euros) qui investissent dans l’art contemporain de leur pays. Sans parler du talent de ces artistes capables de s’adresser au monde entier et qui jouent, sciemment ou non, le jeu politique de leur gouvernement.
(1) Libération du 21 février 2012.
(2) Aujourd’hui la Chine du 24 juillet 2012.
(3) Slate.fr, le 14 mai 2012.
(4) Egalement auteur de Peinture et pouvoir en Chine (1979-2009) : une histoire culturelle (Paris, You Feng, 2010) et, avec Barthélémy Courmont, de La Chine au défi (Paris, Editions Erick Bonnier, 2012).