Dessinateur, démiurge d’un univers clôt et souterrain, d’un ensemble de formes organiques soumis à toutes les hybridations et exploré avec une précieuse minutie, Fred Deux était le représentant d’une figuration singulière, souvent présentée là où l’on célèbre l’art brut, l’art des autodidactes et des « outsiders ». A ses côtés, distinctement toujours et sans effet de groupement, Louis Pons (né en 1927), Hans Bellmer (1902-1975), Unica Zürn (1916-1970), Bernard Réquichot (1929-1961), que l’on a souvent perçus comme les prolongateurs du surréalisme et qui avaient comblé le vide séparant les arts dits cultivés des expressions plus spontanées. Fred Deux s’est éteint ce mercredi 9 septembre à la Châtre, où il vivait depuis 1951 avec Cécile Reims, sa compagne, également graveur renommée de l’ensemble de son œuvre comme de celle d’Hans Bellmer. Hommage.
Né en 1924 à Boulogne-Billancourt, issu d’un milieu ouvrier, Fred Deux était le pseudonyme de Jean Douassot, nom sous lequel il a publié une œuvre écrite considérable. Il découvre l’art et la création dans sa jeunesse. Formé pour devenir électricien pendant la guerre, il dessine déjà. Engagé dans la résistance au cours des dernières années du conflit, il revient à Paris en 1947, puis s’installe à Marseille en 1948, travaillant comme libraire et fondant un groupe surréaliste. Il apprend seul la peinture et la littérature qu’il pratique jusqu’à la fin. En 1988, dans le cadre d’une exposition personnelle au Musée Cantini de Marseille, Fred Deux écrit : « Est-ce la même graine qui a fermenté et fécondé les mots ? Tout est venu en même temps. Chaque fois que j’ai tenté d’y mettre de l’ordre, je me suis embrouillé. Je me souviens de ma première phrase, notée dans le petit escalier de la librairie où je travaillais. Elle avait trait à l’eau. L’eau de la Seine, où s’était passée mon enfance, et celle de la mer, toute proche. Je voulais partir. »
Ses premières œuvres peintes sont réalisées avec de la peinture laquée pour bicyclette. Adorateur de l’œuvre de Paul Klee (1879-1940), ces taches sont appelées les « Kleepathologies ». L’art délivre l’artiste de tous les enfermements, d’un ennui probablement enraciné dans sa nature profonde et originelle. Il dit se libérer de lui-même et des autres en peignant. A partir de 1966, il enregistre le récit de sa vie, par la suite écrit, qui accompagnera l’œuvre graphique, les deux se confondant parfois sur un même champ.
Il a réalisé, à partir des années 1980, des grands formats qui firent apparaître des figures étranges et fantasmagoriques appelées parfois sous sa plume « mes héros ». L’artiste imaginait alors de nouvelles séries d’Autoportraits, de Passions, les Processions des existants, les Milç, les Rems, L’alter Ego, etc. Le travail de la lumière semble une préoccupation nouvelle. « J’ai dû traverser beaucoup de couloirs, attiré par une lumière. » Il accentue l’intériorité de l’œuvre et le silence dont elle est emplie. Fred Deux y fait appel pour l’amener de l’arrière-plan comme d’un arrière-monde. La lumière est diffuse, modelant délicatement ses formes et semble une réminiscence de celle entrevue à travers les trous de serrure lorsqu’il était enfant. Elle est aussi intense et douce que dans les gravures de Rembrandt, là où l’on devine que sa source est ailleurs.
Les mots n’ont pas manqué pour évoquer les œuvres de Fred Deux. Charles Juliet, Marc le Bot, Bernard Noël, Pierre Gaudibert ou encore Bernard Gheerbrant ont livré leurs points de vue au cours des décennies qui viennent de s’écouler. Et s’il nous faut en choisir quelques-uns pour une fin, empruntons-lui les siens, trouvés au hasard de lectures récentes : « La vie, dans un dessin, ce pourrait être une ligne au milieu d’autres lignes, comme un homme endormi, que l’on ne voit pas immédiatement ; qui passe le relais. »