La Maison rouge, à Paris, et la Cité de la céramique de Sèvres présentent actuellement une double exposition intitulée Ceramix – De Rodin à Schütte. Réunissant pas moins de 250 œuvres réalisées par une centaine d’artistes originaires de 25 pays, elle explore les liens multiples noués entre art et céramique au XXe siècle et jusqu’à nos jours. Trois visites guidées menées chacune par un artiste participant sont programmées : après Marlène Mocquet fin mars, et avant Elsa Sahal les 19 et 20 mai prochains, c’est Johan Creten qui se prête cette semaine à l’exercice (jeudi 14 avril à 19 h à la Maison rouge et vendredi 15 avril à 12 h à la Cité de la céramique) visant à composer un parcours tout à fait subjectif des deux pans de la manifestation. A cette occasion, nous mettons en ligne une interview réalisée fin 2014 dans le cadre de la préparation de notre e-magazine spécial Art & Céramique*.
Surnommé à ses débuts « the Clay Gypsy » (le gitan de la terre cuite), il se définit volontiers comme « un nomade sans atelier ». De Rome à Miami, en passant par Den Bosch – aux Pays-Bas – ou Sèvres – où il inaugura en 2003 le renouveau du programme de résidences d’artistes –, Johan Creten évoque ce sentiment « d’être toujours à la limite des choses, de regarder vers l’intérieur, d’observer ». Installé à Paris depuis une vingtaine d’années, le céramiste et sculpteur belge – il est né en 1963 à Sint-Truiden – continue de se rendre en Hollande pour réaliser ses œuvres. Il revient avec nous sur son parcours et la place centrale qu’occupe la céramique dans son travail.
ArtsHebdoMédias. – Comment a débuté l’histoire ?
Johan Creten. – Enfant, j’ai découvert la puissance d’un bout de matière qui prenait forme dans mes mains et exerçait un pouvoir sur mon entourage. L’acte magique était devenu une évidence. Ce petit morceau de terre me donnait une arme pour survivre et exister. Plus tard, au début des années 1980, alors que j’étudiais la peinture aux Beaux-Arts de Gand, j’ai découvert un atelier de céramique abandonné au fond d’un couloir. Je me suis mis à travailler cette terre qui me donnait une satisfaction immédiate par son côté sale, humide, malléable, à l’opposé du côté cérébral de l’art conceptuel ou minimal ; une matière riche de sens et de contresens, qui portait en elle une forme d’animalité. Les œuvres que j’ai pu réaliser alors ressemblent étrangement à celles actuelles d’un Sterling Ruby : il s’agissait d’amas de tessons brisés, remplis de références primitives, le tout englouti sous des émaux croûteux. Mais à l’époque, la terre cuite était taboue – connotée trop féminine et décadente ! –, un artiste qui y touchait était d’office mis de côté : elle me rendait « paria » et renforçait mon côté « outsider ». A présent, la situation semble avoir changé : une horde de jeunes – et de moins jeunes – s’étant entre-temps jetée sur la céramique !
Que vous apporte la pratique céramique dans votre démarche artistique ?
La céramique est un terrain fertile et fébrile. Un terrain de plaisir où l’on joue avec les interdits. Toucher la terre « mère », la terre nourricière, mais sacrée et interdite, se confronter à l’acte divin et en plus jouer avec le feu. C’est tout un programme ! Je n’ai cependant jamais suivi de vraie formation de céramiste. Mon rapport à elle est celui d’un peintre ou d’un sculpteur, comme on peut notamment le constater à travers la série des Alfred Paintings, conçue en 2013 à New York à la Alfred University – haut lieu de la céramique –, ou encore dans les sculptures monumentales des expositions Dark Continent et The Vivisector, présentées à Paris par la galerie Perrotin respectivement en 2010 et en 2013. Plus largement, la céramique me permet de parler du monde, de ses tabous et interdits, du racisme, de l’intolérance, des différentes formes de sexualité, des relations complexes entre les genres, le tout sous une apparente simplicité de forme et en utilisant le « lubrifiant » de la beauté pour faire passer le message. Depuis une dizaine d’années, je me suis également tourné vers le bronze, une matière qui, par son histoire et ses connotations, a subi beaucoup de préjudices et qui, du coup, me semble un autre terrain vierge.
Une pièce ou une série a-t-elle une importance particulière à vos yeux et/ou dans votre parcours ?
La série des Odore di femmina, débutée à la fin des années 1980, a eu une énorme importance. Ces œuvres composées de centaines de fleurs modelées à la main m’ont fait connaître et m’ont même permis de vivre – financièrement parlant. Elles symbolisent le lien entre la féminité et la fragilité, l’intouchabilité et la beauté. Ces fleurs, d’une grande beauté, semblent si fragiles qu’on craint de détruire l’œuvre à chaque contact, mais en réalité elles sont très fortes, voire tranchantes, comme le sont les femmes. Ces pièces témoignent de ma relation complexe et compliquée avec l’autre sexe. Depuis, j’en modèle encore deux ou trois par an. Elles sont un exemple parfait de la raison pour laquelle je fais une œuvre en céramique. J’attache aussi une grande importance à L’Homme parfait, La Naissance d’une ombre (collection du gouvernement flamand), Le Germe (collection du Bass Museum à Miami), Paysage niçois II (collection de Peter Marino à New York). Présentées lors de mon exposition à la Villa Arson en 1993, ces dernières pièces ont un contenu très politique, ce que très peu de gens à l’époque ont vu. Elles évoquent le fascisme, l’intolérance, le refus de l’autre. Aujourd’hui, elles sont souvent mises en relation avec celles de Thomas Schütte, une de ces figures de l’art contemporain qui ont utilisé la céramique de façon innovante.
La notion de savoir-faire ancestral vous semble-t-elle essentielle ou bien êtes-vous plutôt à l’affût de toute évolution technique permettant de pousser plus loin la matière ?
Ah, pourquoi toujours mettre la technique en avant ?! C’est une cuisine et, en tant que telle, elle ne m’intéresse pas. Je ne sais pas ce qu’est un four, un émail, une terre, mais la recherche de l’inconnu m’excite et me pousse vers une exploration intuitive. Par exemple, en tant que premier artiste invité à la Cité de la céramique de Sèvres par David Caméo, en 2003, j’ai retrouvé des recettes de grès oubliées et écartées de la production de la Manufacture nationale depuis des années, à partir desquelles j’ai réalisé des œuvres monumentales – montrées au Musée du Louvre dans le cadre de l’exposition Contrepoint 2. De l’objet d’art à la sculpture, (décembre 2005-février 2006). C’était renouer avec une grande tradition pour aller résolument vers le futur, redonner son côté sculptural à la matière. Ce grès, ainsi que les émaux, découverts dans un grenier abandonné et remis en formule par les laboratoires de la Manufacture, sont utilisés depuis par beaucoup d’artistes en résidence. Chaque voyage, chaque nouvel atelier apporte de cette façon un autre monde. Des émaux enflammés de Vallauris pour offrir une connotation politique à l’exposition de la Villa Arson aux terres romaines mélangées pour les images psychologiques de la Villa Médicis à Rome (1997), en passant par les techniques artisanales de Mexico pour apporter l’hyper fragilité des torses de la série Odore di Femmina ou les cristaux sur les Grandes Vagues. On pourrait dire que mon travail est « tentaculaire » aussi bien au niveau technique qu’en termes de sens, de narration et de contenu. C’est pour cela que j’utilise aussi les possibilités offertes par l’informatique, à travers le recours à la 3D par exemple. Il faut être libre, sans pour autant couper avec la tradition.
Avez-vous toujours eu le goût des voyages ?
Il faut croire que oui. Au début, on m’appelait « the Clay Gypsy », le gitan de la terre cuite : ce nomade sans atelier, sans endroit fixe, qui allait de Miami à Phoenix, de Rome à New York, étranger, dans un entre-deux. J’ai ce sentiment d’être toujours à la limite des choses, de regarder vers l’intérieur, d’observer. Encore aujourd’hui, bien que je vive à Paris, je n’y ai qu’un atelier minuscule et je vais aux Pays-Bas pour réaliser mes œuvres. L’atelier nomade et ma personnalité de « semelles de vent » – pour emprunter l’expression à Paul Verlaine qui qualifiait son ami Arthur Rimbaud d’« homme aux semelles de vent » – sont restés. Je rêve donc de l’aventure suivante. Forcément enrichissante. Il est évident que l’expérience d’un travail mené dans une usine de sanitaire à Kohler, dans le Wisconsin aux Etats-Unis (1995), apporte autre chose que celle d’une résidence au European Ceramic Workcentre à Den Bosch – ou Bois-le-Duc – aux Pays-Bas (2008) ou que sept mois vécus au bord du désert mexicain, au nord de Monterrey (entre 1998 et 1999), dans des circonstances très rudimentaires mais avec un atelier formidable. C’est là-bas, et grâce à l’isolement dans lequel j’étais, que j’ai pu réaliser Why does strange Fruit always look so sweet? et la série des Oiseaux. Œuvres qui résonnent encore dans mes productions récentes.
Le médium travaillé influe-t-il sur les thématiques abordées par vos œuvres ?
Non. Qu’il s’agisse de la terre, du bronze ou de la peinture, ce n’est pas le médium qui est à la base de ma démarche, mais le vécu. Mon travail a la liberté d’aller d’une matière à une autre, d’une histoire à une autre ; j’aime l’idée selon laquelle la prochaine œuvre doit toujours me surprendre. Cependant, cette liberté porte en elle un risque : celui de perdre le public en cours de route. Celui-ci a toujours besoin de temps pour assimiler une nouvelle œuvre. Le monde artistique d’aujourd’hui en est arrivé à vouloir d’un artiste une œuvre linéaire et répétitive, clairement identifiable ; je suis parti dans une direction contraire. Faire s’entremêler peinture et sculpture, beauté de la matière et messages subliminaux, codes secrets et exubérance de textures pour livrer une vision personnelle du monde dans un objet inimitable et unique. C’est ce que la terre me donne.
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