Art & Olfaction – L’odeur encensée

De l’odeur de l’argent voulue par Sophie Calle à celle du vide souhaitée par Dane Mitchell, des murs en purée de carottes signés Michel Blazy aux dessins olfactifs de Julie C. Fortier, des « Osmoboxes » d’Eduardo Kac aux installations odorantes d’Ernesto Neto, les fragrances se répandent dans les lieux d’art contemporain. Respirer l’art, renifler une œuvre, avoir le droit de mettre son nez partout sans se soucier des conventions, voici ce qu’une poignée d’artistes proposent aujourd’hui. Grâce à ce sens en prise directe avec nos émotions et nos souvenirs, les créateurs poursuivent une réflexion sur le quotidien et le réel, mais aussi tentent une approche synesthésique de la création. Dans tous les cas, ils élargissent leur périmètre de recherche et d’intervention. C’est tout un nouveau monde qui s’offre à eux et à nous. En mars dernier ArtsHebdoMédias publiait son opus pour tablettes numériques dédié à l’olfaction dans les arts plastiques. Le réalisateur québécois Kim Nguyen, multiprimé pour ses fictions, a pour sa part articulé son premier film documentaire, L’odorat (2014), non sans un certain sens de l’humour et de la dramaturgie, autour du rôle primordial de l’olfaction dans les plaisirs gustatifs, la stimulation amoureuse et le cheminement mémoriel. Et puisqu’on ne perd rien pour avoir attendu sa sortie officielle en France, le 10 février 2016, le film – somme toute un peu plus rigoureux que le « cultissime » Polyester de John Waters –, se jouera en odorama, dès son avant-première, ce dimanche 7 février à 13 h au Publicis Cinéma sur les Champs-Elysées. Programmée dans le cadre des « Dimanches de la Connaissance », la séance sera suivie de l’intervention du chef et compositeur d’épices, Olivier Roelinger – l’un des onze protagonistes du film – et d’une conférence de Roland Salesse – ingénieur agronome et chercheur en neurobiologie olfactive à l’Inra –, l’un des interlocuteurs de cet article. Si vous aussi, vous souhaitez capter l’odeur du vent du Nord-Ouest, observer l’énergie dégagée par la communication amoureuse des fleurs ou ressentir l’odeur de votre propre cerveau, rendez-vous ce week-end au cinéma. En attendant, respirez dès à présent l’art en notre compagnie !

Ils sont si peu nombreux à s’être intéressés dans la littérature à l’odorat que leurs noms reviennent telles des antiennes dans tous les ouvrages qui traitent des fragrances. Qu’ils soient spécialisés ou de vulgarisation. Citons donc : Charles Baudelaire (1), Joris-Karl Huysmans (2), Marcel Proust (3), Italo Calvino (4) et Patrick Süskind (5). Au premier, nous devons Le Flacon au « souvenir enivrant qui voltige » ; au deuxième, Jean des Esseintes, un antihéros qui prétend que sentir peut procurer autant de jouissance que voir ou écouter ; au troisième, le fameux « effet madeleine » ; au quatrième, un homme qui cherche à identifier une femme à l’aide de son seul parfum et, au cinquième, Jean-Baptiste Grenouille, personnage effrayant qui ne vit que par l’odeur. Bien entendu et sans aucun doute, cette petite liste n’est pas exhaustive et ne vaut que par le nombre incroyable de textes qui lui empruntent ses références. Que vous soyez philosophe, historien, scientifique ou journaliste et que vous souhaitiez écrire sur le sujet, vous n’y échapperez pas. Autant donc s’acquitter de l’hommage dès à présent. Les noms des quelques philosophes qui se risquèrent à penser les odeurs, à charge ou à décharge, viendront plus tard. Il y a toujours des impatients prompts à souligner tel ou tel oubli, voire ignorance. Et il y en aura forcément !

Sissel Tolaas donne à sentir l’odeur de la peur, 2010.

Que l’odeur puisse être une matière à créer comme la peinture ou les notes n’est pas encore une idée communément admise, même s’il est certain qu’elle fait son chemin. Pour aller à la source d’une telle difficulté, il faut se remémorer que les beaux-arts reposent exclusivement sur la vue et l’ouïe. « La culture occidentale a construit une “ontologie des cinq sens” qui découpe le monde sensible en autant d’organes sensoriels, tout en hiérarchisant ceux-ci, avec tout en haut la vision et en bas l’olfaction, dite sensation primaire ou primitive. La physiologie, pour comprendre la perception, a démonté en pièces détachées nos organes des sens et décrit les perceptions associées dans des chapitres séparés des manuels de médecine et de psychologie. Cela conduit à interpréter la perception selon cinq tuyaux véhiculant des signaux différents vers des aires spécialisées du cerveau, ainsi qu’à utiliser ces entrées en les séparant. Aujourd’hui, une communauté scientifique pense autrement et envisage le monde sensible et la perception non pas comme un phénomène unimodal, mais comme le résultat de représentations multimodales, où l’ensemble des signaux sensoriels convergent vers des centres intégrateurs », explique Thierry Pozzo, professeur de neurosciences à l’université de Dijon et neurophysiologiste spatial à l’Inserm. Par ailleurs, l’artiste norvégienne Sissel Tolaas, qui donne à renifler la peur, la tendresse ou encore divers quartiers de Londres ou de Berlin, fait remarquer que : « Notre corps est couvert de récepteurs olfactifs. Il n’y a pas que le nez qui sent. La peau, le foie, le sperme, aussi. Nous prenons 24 000 inspirations par jour et, lors de chacune d’elles, nous inhalons des molécules, même durant notre sommeil. Elles atteignent directement le cerveau et le subconscient, sachant que nous n’utilisons, au mieux, que 20 % de toutes les informations reçues. Le cerveau est l’un des sens les plus anciens, et de loin le plus puissant. Il traite directement les données olfactives, alors que les images nécessitent une étape de restitution. » (6) Résumons : en Occident, l’odorat est considéré à tort depuis des millénaires comme un sens mineur. Les données scientifiques, qui aujourd’hui viennent à la rescousse de ses défenseurs, ont longtemps et cruellement manqué.

Un sens longtemps inconvenant

White Cube (détail), Maurice Benayoun.

Que n’a-t-on pas dit sur ce « pauvre » sens réputé bestial et inconvenant. Aristote « fauta » le premier, lui qui, dans son Traité des sensations, le qualifia de faible (7). La longue liste de ses détracteurs compte des noms très connus comme ceux d’Emmanuel Kant (8) et de Sigmund Freud. Des raisonnements tronqués d’intellectuels aux sentiments ordinaires du commun des mortels, l’olfaction se fait brocarder de toutes parts. Les effluves nauséabonds ont vite fait d’être considérés comme des vecteurs de contagion et la puanteur est associée au vice. Impossible effectivement de ne pas évoquer la relation « coupable » des odeurs à la sexualité. L’érotisme n’ayant rien à voir avec la décence, les puritains de tous bords ont eu vite fait d’amalgamer acte charnel, odeurs corporelles et dépravation. Confortant l’idée quasi généralisée que l’odorat nous rapproche de la bête, animal ou malin. Au choix. Cependant, le tableau n’est pas complètement noir, car, au fil des siècles, il s’est trouvé aussi des défenseurs de l’olfaction. Citons Lucrèce pour l’Antiquité, qui usa des odeurs pour prouver l’existence des atomes, et, plus proche de nous, Friedrich Nietzsche, qui n’hésita pas à déclarer : « Tout mon génie est dans mes narines » ! (9) Il faut préciser également que s’il existe différents termes pour définir ce que nous sentons, il en est un qui désigne tout particulièrement ce qui est agréable à nos narines : le parfum. Lui, qui n’est guère plus qu’une odeur comme une autre, ne subit absolument pas le même traitement qu’elle : de l’Olympe aux parfumeries contemporaines, il a conquis les dieux et les hommes. A lui l’intercession entre le divin et l’humain. A lui les évocations de pureté, d’innocence et d’éternité. A la corruption des chairs qui dégagent des remugles insoutenables viennent répondre les senteurs de rose exhalées par le corps des saints. L’encens élève l’âme, le parfum enveloppe le corps. Si le premier est insoupçonnable, le second porte quelques suspicions de frivolité. Les êtres s’en parent et s’en aspergent jusqu’à parfois rendre leur sillage insupportable. Coquetterie qui tourne au vinaigre. L’excès est en tout seul responsable.

Cotonyop, coton, yaourt liquide à la fraise, Michel Blazy, 2002

Si les beaux-arts n’ont pas jugé bon d’intégrer la forme olfactive, il faut noter que les odeurs n’ont pas attendu d’être invitées pour s’immiscer dans la création. Même de manière modeste. D’une part, nombre d’artistes ont suggéré des senteurs dans leurs œuvres. Ne pouvant les rendre réellement odorantes, ils ont dessiné ou peint des attitudes ou des accessoires qui ne laissent aucun doute sur l’environnement olfactif du sujet de la toile, de la gravure. Rose à la main ou nez pincé. Scènes d’amours galantes ou allégories de l’odeur. Les exemples sont légion. D’autre part, il faut signaler que la matière de l’art elle-même peut avoir une odeur. Que ce soit la peinture (pigments et liants) ou le bois, si l’on s’attache à remonter les siècles, ou encore bien d’autres matériaux si l’on observe les pratiques contemporaines. La différence entre les premiers et les seconds réside dans l’état de l’artiste à subir ou à user intentionnellement des effluves. Si l’on cite souvent la volonté au XIXe siècle de faire naître des œuvres d’art totales pour refléter au plus juste la complexité et l’unité de la vie, il faut souligner que l’olfaction se trouve là aussi oubliée. Il faudra attendre le début du XXe siècle, les futuristes et le mouvement Dada, pour que dans les écrits – et non dans les faits – l’utilisation des odeurs soit envisagée. L’historien de l’art Denys Riout écrit notamment à ce propos et en évoquant Raoul Hausmann : « Le Dadasophe se récriait : “Nous réclamons le haptisme, ainsi que l’odorisme !” Il exigeait l’ouverture de “toutes les frontières !!!”, “l’élargissement et la conquête de tous nos sens !” Ces pétitions de principe sont alors restées lettres mortes. » (10)

Le tournant du XXe siècle

Les premières odeurs qui apparaissent sciemment dans le champ des arts plastiques arrivent essentiellement par la volonté de faire entrer, à la suite de Marcel Duchamp, le quotidien dans l’art. Les odeurs sont liées là aussi aux « ingrédients » utilisés. Arman raconte à Otto Hahn (11) dans un de leurs entretiens comment, pour répondre au « Vide » d’Yves Klein à la galerie Iris Clert, à Paris en 1958 – seuls des murs blancs avaient été présentés –, il avait deux ans plus tard proposé le « Plein », soit remplir l’espace de « résidus urbains ». « On a un peu triché car nous n’avions pas assez de détritus. On a mis des cageots ramassés aux Halles, on a jeté des morceaux de bois, une centaine de petites cages à oiseau, de vieux livres, des disques invendables, mais aussi des carcasses de langoustes, des trognons de chou-fleur, des mégots et quelques boîtes de Camembert. Cela a fermenté durant quinze jours dans la vitrine. » Odeurs difficilement soutenables que la galeriste aurait tenté d’estomper à coup d’Air Wick et de Miss Dior, rapporte pour sa part Denys Riout.

A partir de 1963, Daniel Spoerri organise des repas en galerie. Le rituel s’affine au fil des années. Les invités confectionnent eux-mêmes des œuvres comestibles et l’artiste prend l’habitude de coller à la table les reliefs de ces repas ainsi que la vaisselle utilisée ! Les tableaux-pièges sont nés. Cet exemple attire l’attention sur le glissement inévitable des odeurs vers les saveurs, l’odorat et le goût étant puissamment liés. Sans la capacité de sentir, celle de goûter disparaît. C’est donc logiquement que l’introduction des odeurs dans l’art contemporain emprunte également la voie des aliments. Lesquels, s’ils ne sont pas consommés, se dégradent, se putréfient et diffusent des relents dont notre société a souhaité se passer depuis longtemps. Provocateur, l’artiste pointe du doigt cette volonté hygiéniste qui a consisté à supprimer au maximum toutes les fragrances jugées non conformes et ainsi tenter d’aseptiser le monde. Au point, parfois, que nous respirons des effluves identiques dans des halls d’hôtels ou d’aéroports éloignés les uns des autres de plusieurs milliers de kilomètres. Observateurs et perturbateurs, les créateurs pointent du doigt cette uniformisation qui tend non seulement à vouloir supprimer la diversité, à défaut de comprendre les différences, mais aussi à faire oublier que toute chose est périssable et en particulier nous-mêmes.

Sculpture signée Michel Blazy (avec Jean-Luc Blanc), 2003-2007.

Michel Blazy, de ce point de vue, est passé maître en la matière, lui qui sans cesse nous remet face à notre condition. A nos constructions en dur, il oppose des murs de purée de carottes ou de brocolis, un gâteau d’anniversaire ou des plateaux d’oranges déjà pressées, qui tous se décomposent sous nos yeux de manière imperceptible, mais inéluctable (12). A ce point, il faut souligner que les fragrances ne provoquent pas les mêmes réactions si elles sont inhalées par un Français, un Indien ou un Japonais. Leur appréhension est non seulement une question de géographie, mais aussi d’éducation (13). Ici chassées, là plébiscitées, elles ne sont pas interprétées de la même manière partout, ni même tout au long d’une même existence ! « Les a priori grandissent avec l’âge. L’olfaction est si intimement liée à notre histoire et à nos modes de vie. Si nous pouvons éduquer l’homme afin qu’il appréhende mieux les odeurs, qu’il apprenne à les tolérer davantage, nous pouvons changer la société. Si nous tentons de la comprendre, de mauvaise, une senteur peut devenir simplement différente. Quitte à ne pas l’aimer, mais au moins, on aura essayé ! », exhorte Sissel Tolaas (14). L’artiste norvégienne estime donc qu’un apprentissage est nécessaire pour apprécier avec plus de justesse ce que notre olfaction nous offre de découvrir.

S’il est communément admis que regarder un tableau ou une sculpture s’apprend, l’exigence tombe dès qu’il s’agit de respirer une fragrance. Le jugement est tout de suite beaucoup plus primaire : elle sent bon ou mauvais. C’est tout ! Peu de gens ressentent le besoin d’argumenter la sentence. « L’olfaction est sans doute la plus subjective des entrées sensorielles. Elle ne renvoie à rien de précis et semble donc plus contaminable par les représentations internes, construites au cours de l’histoire individuelle, et par toutes les singularités des sensations vécues », précise Thierry Pozzo. Voici donc évoquée la principale raison pour laquelle les artistes s’intéressent aux odeurs : leur capacité à toucher de manière profonde et singulière celui qui sent. « Quand on a travaillé avec des techniques numériques et, surtout, dans le domaine de l’immersion, on attache une grande importance à l’expérience individuelle. Ici, le propos est tout à fait du même ordre, à ceci près que l’immersion proposée n’est pas uniquement spatiale. Elle est aussi temporelle et réactive des fragments de passé qui habitent l’instant. J’apprécie que l’œuvre soit vécue différemment par chacun. J’aime le côté magique de la proposition, un peu comme si vous offriez de frotter la lampe d’Aladin ! En art, il y a deux choses naturellement immersives : l’odeur et le son. Parce qu’il n’y pas de frontalité, on est tout de suite dedans », témoigne l’artiste français Maurice Benayoun, qui, avec le parfumeur Patrice Dana, a créé White Cube, un récit olfactif de l’art contemporain. (15)

La plus subjective des entrées sensorielles

Embruns, Catherine Bodmer, 1998.

« Je crois que cette dimension incontrôlable et chaotique des odeurs nous sort de l’espace symbolique – construit par l’image, l’objet, les idées – et nous renvoie directement à notre corps, à la “banalité” de notre existence physique et à notre vulnérabilité. Notre volonté de tout vouloir contrôler par le regard, par la distance analytique et critique est déstabilisée par le fait de s’immerger dans quelque chose qu’on expérimente d’abord physiquement et qu’on subit, avant de pouvoir s’en faire une idée », poursuit la plasticienne suisse Catherine Bodmer, dont le corpus d’œuvres comprend des pièces totalement olfactives (16). Les odeurs en prise directe avec notre psychisme et notre mémoire, voilà donc ce qui motive leur présence de plus en plus fréquente dans les pratiques artistiques actuelles. Si ce pouvoir mnésique n’est plus à démontrer, il demeure toutefois et systématiquement source de mystère et de surprise pour celui qui y est exposé. Le souvenir surgit sans crier gare, sans même que nous puissions toujours valider sa véracité. « Au début, il est très clair, puis il s’amenuise, se transforme. L’intéressant avec la mémoire, c’est qu’elle est fluctuante. Comme les odeurs. On ne se souvient et on ne sent pas toujours de la même manière », souligne l’artiste canadienne Julie C. Fortier, qui réalise elle-même les fragrances de ses pièces olfactives (17). Elle poursuit : « Pour sentir, les gens ferment souvent les yeux comme pour voir à l’intérieur d’eux-mêmes. C’est assez beau. L’odeur induit un rapport très fort à l’intimité. Elle ne produit pas de mots mais des couleurs, des textures, des sensations, des images… »

Petrichor, Julie C. Fortier, 2013.

Tentons donc maintenant de cerner plus avant ces œuvres invisibles. Voyons comment elles sont appréhendées dans un monde où la matérialité est très présente. Quand il s’agit de réfléchir au statut d’une œuvre olfactive vient immédiatement à l’esprit le combat entrepris depuis des années par nombre de parfumeurs, dont les créations ne sont aujourd’hui pas encore reconnues comme « œuvre de l’esprit » et qui ne bénéficient donc pas de la protection du droit d’auteur. « Le parfum est un art », aimait à répéter Edmond Roudnitska (1905-1996) – créateur de plusieurs fragrances iconiques de la maison Dior – à une époque où personne n’envisageait qu’un parfum puisse être autre chose que le résultat d’un savoir-faire artisanal. En 1977, le parfumeur édictait les cinq exigences requises pour qu’une fragrance accède au statut d’œuvre d’art : stimuler l’imagination et procurer une jouissance esthétique ; disposer d’une palette de matières dont on peut jouer ; posséder les moyens techniques nécessaires à son art ; profiter de conditions socio-historiques ayant favorisé l’éducation non seulement des créateurs, mais aussi du public ; disposer enfin d’hommes de talent ou de génie pour jouer de ces conditions. Principes rappelés par Roland Salesse, spécialiste en biologie moléculaire, dans un récent ouvrage paru aux éditions Quæ (18).

Quarante ans plus tard, si le problème juridique n’est pas réglé, l’ouverture des lieux d’art aux odeurs donne du grain à moudre aux défenseurs des parfums. Cependant, le statut de ces dernières n’est pas non plus une évidence pour le monde artistique. « Une œuvre exclusivement olfactive s’absente de toute forme et impose son caractère éphémère. Elle pose la question de sa qualification. Comment peut-il y avoir œuvre sans matérialité visible, sans durabilité ? Et, dans cette perspective, pourrait-il y avoir un chef-d’œuvre, un musée des œuvres-odeurs ? », s’interroge Francesca Caruana, artiste et maître de conférences à l’université de Perpignan (19). Et de poursuivre : « L’odeur comme œuvre à part entière, en se dérobant aux contours, échappe au système, disparaît dans l’air ambiant. Une solution technique durable s’impose à elle pour que le spectateur (olfacteur ou odorateur !) ait du temps renouvelable pour en apprécier les fragrances. L’enjeu est l’existence d’une œuvre qui n’aurait ni matérialité ni opacité, mais démontrerait sa présence dans la transparence, telle une feuille de verre. » Comme toujours, les pratiques précèdent les théories et les usages, les règles. Il faudra donc que les philosophes et les historiens de l’art se penchent sur cette question épineuse et tranchent : « Y a-t-il œuvre ou non ? »

Aromapoetry, Eduardo Kac, 2011.

« De manière générale, une expérience d’arts plastiques fait appel au regard, ce qui induit une mise à distance – liée à ce sens qu’est la vue – par le spectateur. Or, dans une œuvre d’art olfactive, la distance est forcément réduite car c’est véritablement la matière de l’œuvre qui pénètre – à l’échelle moléculaire – dans le corps du spectateur. Pour moi, cela se rapproche du body art, de la performance. Il n’y a pas de vocabulaire spécifique pour décrire les odeurs ; on évoque des expériences, des images. Cela fait partie d’une forme d’expérience totale », tente pour sa part Valentina Peri de la galerie Charlot, qui présentait il y a peu les Osmoboxes d’Eduardo Kac. Cette ingestion obligatoire de l’œuvre révèle le caractère impératif des odeurs. Elles s’imposent et font complètement fi de nos souhaits, restreignant par-là même notre liberté, ce que Kant leur reprochait ardemment ! « L’invisibilité des odeurs peut déranger, l’idée même que l’on ne puisse pas les contrôler aussi. Il est difficile de s’en protéger. Elles sont subies, directement assimilées par notre corps, et peuvent être perçues comme une violation de l’espace intime », confirme Catherine Bodmer. Cette propriété n’est pas seulement crainte par les visiteurs mais peut l’être aussi par les autres créateurs lors d’une exposition collective. Si cet aspect n’entre pas dans la réflexion de départ de l’artiste, il devient important au moment de porter à la connaissance du public son travail. « Il m’est arrivé plusieurs fois, surtout aux Etats-Unis, que d’autres artistes, employant des techniques plus communes aux arts plastiques, deviennent hystériques quant aux risques de contamination de leurs œuvres par les effluves de mes travaux. L’olfaction qui stimule une partie très ancienne de notre cerveau déclenche souvent des réactions extrêmement viscérales ! Le « risque » de la pratique olfactive se situe là, dans cette éventualité de provoquer de vives réactions émotionnelles et non rationnelles », témoigne l’artiste franco-américain Gwenn-Aël Lynn. Autant relire toutes les bonnes raisons de solliciter les odeurs !

L’art olfactif, une pratique « risquée »

Parcours olfactifs (détails), installation au Théâtre 347 à Paris, Gwenn-Aël Lynn, 2002.

Pour le moment, l’apport des senteurs au champ des arts plastiques se situerait donc essentiellement dans cette approche pénétrante. L’« œuvre-odeur » pourrait ainsi ouvrir à des émotions jusqu’à présent tenues secrètes ou simplement ignorées. « Elle semble éprouver sa stabilité dans l’interprétation émotionnelle qu’elle procure et ajoute en cela une déclinaison sensitive au répertoire de l’art, qui avant toute durabilité est furtive », précise Francesca Caruana. « En ce qui me concerne, il s’agit plus de déborder les arts visuels et de saisir le monde avec nos cinq sens. D’abolir tout type de hiérarchie », commente Gwenn-Aël Lynn (20). Nous y voilà ! Obtenir de l’autre qu’il devienne le récepteur de signaux à destination de sa vue, de son ouïe, de son toucher, de son goût et de son odorat ! Produire une œuvre multisensorielle. « En dehors du monde occidental, les ethnologues décrivent régulièrement les capacités synesthésiques en Afrique, en Amérique du Sud ou en Mélanésie. Dans ces cultures, on peut entendre une odeur, sentir une couleur, et le chant d’un oiseau évoque un mâle, son odeur, la couleur de son plumage et même une température plus ou moins élevée. Pour eux, les stimulations sensorielles sont toutes des énergies et ne différent que par leur intensité », explique Thierry Pozzo. S’acheminer vers la synesthésie serait donc la proposition ultime, idéale. Phénomène essentiel pour l’artiste et parfumeur Michel Roudnitska, qui parle avec ferveur de cette « perception vibratoire des choses », qui a changé profondément son approche de la création. « J’ai compris que l’art ne pouvait pas être l’expression de névroses. Seulement celle d’une transcendance », confie-t-il. Etre passé par les arts, une bien belle façon de mourir et de renaître à soi-même.

Retrouvez cet entretien dans notre e-magazine spécial Art et Olfaction à télécharger librement depuis l’application ArtsHebdo|Médias disponible sur l’App Store et Google Play.

(1) Le Flacon de Charles Baudelaire (1821-1867).
(2) A Rebours de Joris-Karl Huysmans (1848-1907).
(3) Du côté de chez Swann de Marcel Proust (1871-1922).
(4) Le nom, le nez d’Italo Calvino (1923-1985).
(5) Le Parfum de Patrick Süskind (1949-).
(6) Propos extraits d’un article paru dans le magazine en ligne touristique et culturel Slow Travel Berlin, en mars 2012.
(7) (8) (9) Lire aussi l’entretien avec Chantal Jaquet. Parmi les ouvrages de la philosophe, retenir particulièrement Philosophie de l’odorat, PUF.
(10) Art et olfaction – Des évocations visuelles à une présence réelle, article paru dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne n°116, été 2011.
(11) Mémoires accumulés, entretiens avec Otto Hahn, Arman, éditions Belfond.
(12) Lire aussi l’article Le grand tout de Michel Blazy.
(13) Lire aussi l’entretien avec Chantal Jaquet. Parmi les ouvrages de la philosophe, retenir particulièrement Philosophie de l’odorat, PUF.
(14) Propos extraits d’un article paru dans le magazine en ligne touristique et culturel Slow Travel Berlin, en mars 2012.
(15) Maurice Benayoun est également théoricien des nouveaux médias. Il enseigne depuis plusieurs années à Hongkong.
(16) Née en Suisse, Catherine Bodmer vit et travaille à Montréal, au Canada, depuis près de vingt ans.
(17) Julie C. Fortier vite et travaille en France.
(18) Faut-il sentir bon pour séduire ? 120 clés pour comprendre les odeurs, éditions Quæ, 2015.
(19) Francesca Caruana est docteur en sémiotique de l’art.
(20) Gwenn-Aël Lynn réalise des installations qui font appel aux odeurs et aux sons. Il a collaboré avec Michel Roudnitska à trois reprises.

Contact

L’odorat de Kim Nguyen sera projeté dimanche 7 février 13 h au Publicis Cinémas, 129 avenue des Champs Elysées, 75008 Paris. Plusieurs extraits sont diffusés sur YouTube.

Crédits photos

Image d’ouverture : The Fear of Smell – The Smell of Fear © Sissel Tolaas, photo Peter Schnetz, courtesy Musée Tinguely – © Michel Blazy (avec Jean-Luc Blanc), photo Marc Domage, courtesy galerie Art : Concept – White Cube (détail) © Maurice Benayoun – © Sissel Tolaas – Embruns © Catherine Bodmer, photo Paul Litherland – Aromapoetry © Eduardo Kac, photos galerie Charlot – Parcours olfactifs (détails), installation au Théâtre 347 à Paris © Gwenn-Aël Lynn, photo David Plion – Cotonyop, coton, yaourt liquide à la fraise © Michel Blazy, photo Marc Boyer, courtesy galerie Art : Concept – Petrichor © Julie C. Fortier