La galerie Paradise Row présente History is Not Mine, la première exposition personnelle à Londres de Mounir Fatmi, artiste multimédia né à Tanger en 1970. La censure est à l’origine de cette exposition, pensée par le plasticien comme une réponse à l’expérience qu’il en fit lui-même par deux fois en France l’année dernière. Cependant, Mounir Fatmi invite plus largement à s’interroger sur l’Histoire et la violence que son écriture entraîne, en particulier pour les vaincus. Les sept œuvres ici présentées évoquent des thèmes chers à l’artiste, tels ceux du sens, de la frontière, de la désacralisation de l’objet, mais aussi le rôle du langage, de l’écriture et de la machine. Sous-jacent à ce travail, le double désir de comprendre le monde dans lequel nous vivons et celui de se libérer de toute forme d’endoctrinement.
History is Not Mine
La pièce History is Not Mine (notre photo d’ouverture), éponyme de l’exposition, est une réponse directe au Printemps de Septembre de Toulouse de l’an dernier, dont le titre était L’Histoire est à moi. A cette occasion, Technologia, une installation de Mounir Fatmi mêlant des versets coraniques à des éléments inspirés des Rotoreliefs de Marcel Duchamp, avait été retirée par l’organisation suite à des incidents provoqués par quelques passants. Cet événement a marqué le plasticien et engendré tant une prise de conscience qu’une « grande déception ». « L’idée même de l’Histoire reste inaccessible à l’artiste. Il peut, tant qu’il veut, faire des papiers-peints ou décorer des stands ; mais, quand il touche vraiment à l’Histoire, il ne trouve le chemin ni des musées, ni des biennales, ni des foires d’art. Pour ces lieux, il y a une sorte d’esthétique prête à voir, dominante, motrice. Pourquoi pas ? Mais moi, je n’ai plus l’illusion de croire que l’Histoire m’appartient. » History is Not Mine naît de ce constat désabusé. Proposée pour la première fois à Londres, cette installation vidéo en noir et blanc met en scène un personnage cherchant à taper à la machine le titre au moyen de marteaux. Seul le ruban est rouge, laissant penser que le texte s’affiche en lettres de sang, dans un télescopage de « la beauté de la phrase à écrire avec la violence et la difficulté de sa réalisation».
Sleep (Al Naim)
Pour la première fois en Grande-Bretagne, Mounir Fatmi propose Sleep (Al Naim), une vidéo de six heures inspirée de Sleep d’Andy Warhol. L’artiste montre le sommeil de Salman Rushdie, condamné à mort en 1989 par l’ayatollah iranien Khomeiny pour son livre Les Versets sataniques. L’écrivain anglais d’origine indienne apparaît dans une incroyable vulnérabilité et, en même temps, dans une ambivalence dont Mounir Fatmi est coutumier : ce sommeil est serein et profond, il s’agit du sommeil du juste. L’œuvre a fait l’objet d’une polémique, l’artiste affirmant que l’Institut du Monde arabe l’a censurée en 2012, lors de l’exposition 25 ans de créativité arabe. Cela fait plus de six ans que Mounir Fatmi cherche à réaliser cette œuvre. Face à l’impossibilité de filmer le « vrai » Salman Rushdie, il a entrepris de le « répliquer » en trois dimensions. « Je me suis retrouvé dans la situation du créateur qui a façonné un corps qu’il peut faire bouger dans tous les sens, et auquel il a même insufflé sa propre respiration », car c’est le souffle de l’artiste qui accompagne les mouvements de poitrine du corps animé.
Salman Rushdie a été condamné pour blasphème à cause d’une interprétation qu’il fit d’un passage du Coran. Cette appropriation du Livre intéresse Mounir Fatmi qui, « ni pour, ni contre ce que Salman Rushdie écrit », défend en revanche le droit de l’écrivain à s’exprimer, et à le faire sans que la violence se déchaîne contre lui. « Les livres, quels qu’ils soient, ne sont pas la propriété d’une catégorie de personnes. On ne peut pas dire que les livres religieux sont la propriété des religieux, pas plus que les livres philosophiques sont celle des philosophes. » L’enjeu est essentiel pour l’artiste, qui explique : « Mon travail, avant tout, c’est de comprendre le monde dans lequel je vis, et donc je dois utiliser ces livres-là. » A Sleep, le titre original d’Andy Warhol, Mounir Fatmi a ajouté Al Naim, « le dormeur » en arabe phonétique. Le sens est au moins double : avec l’accord « enthousiaste » de Salman Rushdie, Mounir Fatmi va montrer cette œuvre dans le monde arabe, plongé lui aussi dans le sommeil pendant trente ans, jusqu’au réveil de ses jeunesses fin 2010. « Nous étions ni morts ni vivants, on attendait. Le réveil n’est pas facile car la démocratie est comme une arme et on n’apprend pas à viser juste du premier coup. Néanmoins, une idée du changement s’est installée. Et on ne dort plus. »
Without History (Sans histoire)
Sous ce nom se trouvent deux œuvres distinctes : un bilboquet relié à un livre d’histoire percé d’un trou et une installation de barres d’obstacles de concours hippique, sur lesquelles sont notées des citations de l’Art de la guerre, de Sun Tzu, bréviaire chinois de stratégie vieux de vingt-cinq siècles. Le bilboquet et le mikado de barres d’obstacle évoquent tous deux le jeu et son cortège de notions, soit le risque, le hasard, la réussite, l’échec, le gagnant et le perdant. Le bilboquet, tout d’abord, peut être interprété comme une métaphore de la tentative de jouer avec l’Histoire. Sans répondre à toutes les questions. Qui joue ? Comment l’Histoire elle-même se joue-t-elle de nous ? Les vainqueurs écrivent l’Histoire, quand celle des vaincus disparaît des mémoires. « Ce jeu montre qu’il est surréaliste de vouloir jouer avec l’Histoire : le livre retombe à chaque fois à côté, sur la main, qu’il blesse. Jouer avec l’Histoire est violent, et douloureux. »
Face à ce singulier mikado posé au milieu de la galerie, le visiteur avance avec prudence, appréhendant de rompre un équilibre fragile. Sa marche est entravée, l’espace perd sa neutralité. « Avec l’Art de la guerre, nous sommes encore une fois dans l’idée de l’Histoire, du livre et du langage », explique Mounir Fatmi, qui classe cet ouvrage parmi l’un des grands textes de l’histoire de l’humanité. Et pas seulement parce qu’il est celui qui est le plus largement utilisé aujourd’hui : les leçons de stratégie de Sun Tzu sont appliquées dans le domaine de la Bourse, elles ont étudiées dans les universités d’économie et de communication, elles sont indispensables aux hommes politiques. Les citations du maître chinois revêtent un sens particulier dans cette exposition : « S’il y a Histoire, c’est qu’il y a eu guerre, et donc stratégie, car on n’entre pas dans une guerre sans elle. Tout ce qu’on vit est plus ou moins en lien avec une stratégie. J’en ai eu une en tête en préparant cette exposition. J’imagine que, le public ou le milieu de l’art, ont eux aussi une stratégie. Il n’y a pas d’innocence, en un sens. »
Between the Lines (Entre les lignes)
La sculpture impressionne : une scie en acier circulaire d’un mètre et demi de diamètre, brillante, menaçante, portant en son cœur une calligraphie arabe dont la traduction n’est pas toujours donnée. Il s’agit d’une sourate du Coran, courte, récitée au début de la prière par de nombreux musulmans et qui présente l’unicité de Dieu, un idée que Mounir Fatmi juge « radicale », car niant la possibilité de l’existence d’autres dieux. Or, la fonction même d’une scie est de diviser, de distinguer, de séparer : « L’unique disparaît au profit du multiple. A elle seule, cette œuvre permet d’échapper au monothéisme. » A un premier niveau de lecture, « il y a une relation forte entre la beauté du texte et la violence de l’objet. Plus on s’approche, plus on découvre la beauté de la calligraphie et de ses courbes ». Il faut pour cela dépasser le premier réflexe de défiance, franchir la frontière et accepter de lire Entre les lignes le message caché, car cette pièce est « presqu’une œuvre de camouflage ».
Cercle
A Londres, Mounir Fatmi présente trois de ses fameuses sculptures circulaires en câble d’antenne coaxial. « Le cercle est présent dans mon travail depuis le début. Cette forme donne vraiment la notion du temps. » Mais l’intérêt de l’artiste pour cette figure n’est pas seulement lié à sa géométrie. Souvent associé au cube, le cercle évolue, chez Mounir Fatmi, dans l’univers religieux : « A la Mecque, les gens tournent autour d’un cube, jusqu’à perdre la raison pour se connecter avec Dieu. Moi-même, je continue à tourner autour du cercle ! » En choisissant d’utiliser des câbles d’antenne coaxiaux pour ses sculptures, l’artiste insiste sur la circulation de l’information et les connexions réalisées, autant qu’il fait œuvre « d’archéologie contemporaine » : ces câbles n’auront bientôt plus d’utilité face au développement du « sans-fil ». Mounir Fatmi a réalisé un travail similaire avec des cassettes VHS.
Rencontre N°2
La rencontre, « violente », est celle d’un tapis persan de la plus grande tradition et de pratiques picturales, le dripping et le all-over, popularisées par l’artiste américain Jackson Pollock. De la confrontation de deux esthétiques, de leur réunion, Mounir Fatmi ne peut dire laquelle l’emporte sur l’autre : « On ne sait pas si c’est le tapis qui absorbe la peinture ou la peinture qui recouvre le tapis. » Bien que beaucoup de gens penchent pour la disparition du tapis persan, l’artiste invite à s’approcher, à observer les détails, mouvement qui « permet d’entrer dans l’histoire de l’art des deux pays, de se tenir à leur frontière ». Depuis laquelle – point de vue extérieur –l’artiste, comme le spectateur, échappent aux préjugés de l’appartenance. Ni ici, ni là-bas. « La position idéale pour réfléchir », revendique Mounir Fatmi, qui investit très souvent cette idée de limite. Egalement parce qu’elle véhicule l’instabilité, et que « la création a toujours besoin d’accident, car on ne peut pas créer si l’on sait exactement ce que l’on veut créer ».