A l’occasion de la sortie de notre nouvel e-magazine consacré à l’olfaction dans l’art contemporain, nous avons posé trois questions à Thierry Pozzo, professeur de neuroscience à l’université de Dijon et neurophysiologiste spatial à l’Inserm.
ArtsHebdoMédias. – Longtemps, l’œuvre d’art a été pensée pour être vue ; puis, à l’époque contemporaine, elle a été imaginée pour être expérimentée ; aujourd’hui, les arts plastiques s’emparent des odeurs. Dans cette « bataille » des sens, quelle est la place de l’olfaction ?
Thierry Pozzo. – Moins étudiée, et donc moins bien connue, que les perceptions classiques auxquelles se rattache une création artistique bien établie (la musique et la peinture par exemple), il n’existe pas non plus de traités d’esthétique sur l’olfaction – exception faite de la célèbre Méditation de gastronomie transcendante de Brillat-Savarin qui, toutefois, ne rend pas spécifiquement compte du sens olfactif. Une stimulation olfactive est une chimie de molécules complexes qui n’a pas encore révélé tous ses secrets. En outre, la culture occidentale a construit une « ontologie des cinq sens » qui découpe le monde sensible en autant d’organes sensoriels, tout en hiérarchisant ceux-ci, avec en haut la vision et en bas l’olfaction, dite sensation primaire ou primitive… La physiologie, pour comprendre la perception, a démonté en pièces détachées nos organes des sens et décrit les sensations associées dans des chapitres séparés des manuels de médecine et de psychologie. Cela conduit à interpréter la perception selon cinq tuyaux véhiculant des signaux différents vers des aires spécialisées du cerveau, ainsi qu’à utiliser ces entrées en les séparant. Aujourd’hui, une communauté scientifique pense autrement et envisage le monde sensible et la perception non pas comme un phénomène unimodal, mais comme le résultat de représentations multimodales, où l’ensemble des signaux sensoriels convergent vers des centres intégrateurs. En outre, les organes sensoriels ne sont plus de simples surfaces sensibles en attente de stimulation, mais des prédicteurs de sensations à venir. Si les protocoles expérimentaux, stimulant séparément les organes sensoriels, ont été très utiles pour décrire l’anatomie des organes, ils n’ont pas permis de comprendre la perception naturelle, qui est multisensorielle. La distinction des manuels de physiologie ne reflète pas la réalité perceptive ; l’aire visuelle, par exemple, n’est pas seulement visuelle mais aussi auditive, on découvre que les cellules sensorielles, que l’on croyaient spécifiques, répondent à la fois à des signaux chimiques, ou électromagnétiques, et que la plasticité cérébrale peut transformer des cellules de la vision en cellules du toucher. Tout se passe comme si le cerveau, en complément d’une odeur, attendait des signaux visuels ou sonores pour vérifier ses prédictions perceptives. Dans ce cadre, l’olfaction fait évidemment partie de la phénoménologie globale par lequel le monde sensible se construit activement par nos actions sur l’environnement. Associée au sens gustatif, elle renvoie principalement aux comportements alimentaires, auxquels la vision contribue beaucoup. Néanmoins, elle présente la particularité d’être nouvelle dans le processus de création artistique, tout comme l’origine récente de son investigation scientifique. Le cinéma des odeurs, où sont diffusés des parfums correspondants aux entrées audiovisuelles, ne date que d’une dizaine d’années. Une des difficultés à l’implantation de ce type de spectacles, en plus des habitudes d’aseptiser les salles de cinéma, tient probablement, en partie, à la difficulté de trouver les bonnes associations devant aboutir à une intégration multisensorielle cohérente.
Les sens de proximité de Gwenn-Aël Lynn
Gwenn-Aël Lynn, artiste franco-américain qui fonde son travail sur l’expérience, réfléchit ici à la place des odeurs dans les arts plastiques. « Plastique vient du grec et signifie “former”, les arts plastiques sont donc en quelque sorte les arts de la forme. En pratique, il y a création d’une forme dans l’espace. Ainsi pourrait-on argumenter que les molécules olfactives sont des formes qui existent dans l’espace, et par conséquent appartiennent aux arts plastiques ! Malheureusement dénigrée par les tenants des beaux-arts, sous l’influence des philosophes, l’olfaction est pourtant un champ riche de possibilités. J’aime beaucoup la phrase suivante de l’historien de l’art Denys Riout : les “arts plastiques [sont] enclins à étendre leur empire par l’invention de techniques nouvelles et l’annexion des autres arts.” Si l’on considère que la parfumerie est un art séparé des arts plastiques, alors celle-ci peut lui apporter ses compétences, sachant que les plasticiens vont appliquer et détourner ses savoir-faire. Aujourd’hui, les artistes comme moi sont confrontés à l’ubiquité des technologies numériques et visuelles qui, incidemment, ont tendance à engendrer une homogénéisation et une pauvreté formelle des images produites en masse. Devant cet assaut des médias visuels, j’ai décidé d’ouvrir mes “sens de proximité” (olfaction, goût et toucher) au monde et à l’autre. Grâce à eux, le corps est au centre de l’expérience, où l’ici et le maintenant comptent. Pour conclure, je dirais qu’il s’agit désormais de déborder les arts visuels et de saisir le monde avec nos cinq sens, particulièrement avec l’olfaction. D’abolir tout type de hiérarchie. »
L’éducation de l’œil, si précieuse pour l’appréhension de l’art, se fait à l’aide de connaissances théoriques et culturelles cumulées. Qu’en est-il de l’olfaction ? Un environnement olfactif peut-il être aussi riche qu’une vision ?
L’olfaction est sans doute la plus subjective des entrées sensorielles. En effet, la vision donne directement accès à la cause de la stimulation visuelle (la forme de l’objet qui imprègne la rétine) : elle éloigne le sujet de l’objet observé ; c’est d’ailleurs l’entrée sensorielle préférée des scientifiques pour décrire les phénomènes naturels et distribuer la connaissance. Un consensus entre les individus est plus facile à obtenir à partir d’images qu’à partir d’odeurs. L’olfaction ne renvoie à rien de précis et semble donc plus contaminable par les représentations internes, construites au cours de l’histoire individuelle, et par toutes les singularités des sensations vécues. Les phéromones émises dans les sécrétions mammaires et le lait, et perçues par le nouveau né, configurent les performances olfactives à venir ainsi que les préférences pour des composés odorants spécifiques. L’olfaction est donc singulière et fortement dépendante du contexte culturel, climatique et des habitudes alimentaires. C’est sans doute une des raisons de la difficulté d’intégrer une stimulation olfactive à une collection d’individus peuplant une salle de cinéma. Néanmoins, le sujet est passionnant car, pour l’artiste, c’est la possibilité d’exprimer avec son œuvre un univers émotionnel véritablement subjectif et de nous livrer une part profonde de lui-même, beaucoup moins surfacique que l’image. Si l’olfaction rapproche du sujet au lieu de l’en éloigner, comme c’est la cas avec la vision, et l’art l’expression de la pure subjectivité, alors l’olfaction a de beaux jours en création artistique.Il n’est pas toujours possible de se fier à ce que l’on voit. Les artistes ont découvert nombre d’artifices pour feinter avec la vue.
L’olfaction possède-t-elle des qualités propres à être exploitées (manipulées, transformées) artistiquement ?
Les illusions olfactives sont plus rares, ou en tous cas moins bien connues, que les illusions visuelles. Cela tient sans doute au fait qu’on a, depuis l’amélioration des conditions d’hygiène et l’intense urbanisation du monde occidental, provincialisé de l’empire des cinq sens le monde sensible des odeurs. Au contraire, en dehors du monde occidental, les ethnologues décrivent régulièrement les capacités synesthésiques en Afrique, en Amérique du Sud ou en Mélanésie. Dans ces cultures, on peut entendre une odeur, sentir une couleur, et le chant d’un oiseau évoque un mâle, son odeur, la couleur de son plumage et même une température plus ou moins chaude. Pour eux, les stimulations sensorielles sont toutes des énergies et ne diffèrent que par leur intensité. Dans ce cas, les illusions sont sans doute plus fréquentes, car les cloisons qui séparent le monde sensible occidental n’existent pas. La manipulation lors de la création d’installations multimédias est possible et très prometteuse, mais elle devra tenir compte de nos modes perceptifs que la culture a calibré. L’association d’une fragrance à la contemplation d’une nature morte du siècle d’or hollandais est certainement un voyage dans le passé autrement difficile à faire : l’olfaction donnera alors la possibilité d’intégrer une expérience vécue à l’appréhension totale de l’œuvre.
L’odeur pour matériau sculptural
Au fil de ses recherches, l’artiste néo-zélandais Dane Mitchell a fait de l’odeur l’un de ses matériaux sculpturaux ; Sketches of Meteorological Phenomena, Other Explications, Conservation of Mass, Radiant Matter I, Radiant Matter II ou encore Radiant Matter III en sont quelques témoignages. « Je m’intéresse à l’odeur, notamment, en tant qu’élément d’un espace ou d’un site de production donné capable de créer une relation fusionnelle entre un individu et son environnement. L’odorat dépasse de loin le potentiel de nos autres sens, peut-être même est-il plus proche de ce qu’on appelle le sixième sens – celui de l’intuition, ou que l’on dit venir des tripes –, voire d’une forme d’animalité aussi. Une odeur peut être révélatrice d’un lieu, d’une situation comme d’une personne, sans que l’on puisse forcément comprendre ni contrôler son influence. Son lien direct à la mémoire, l’absence de vocabulaire dédié, sa capacité à donner corps à l’invisible sont autant de raisons qui ont fait de l’olfaction l’un de mes sujets d’étude et du parfum un matériau de travail – à l’échelle moléculaire – dans le cadre de ma démarche sculpturale. Le parfum s’étend dans l’espace, le remplissant en même temps qu’il s’en échappe. Les notions de gravité, de courant d’air, de diffusion, de température, mais aussi de temps sont autant d’éléments intervenant sur la “forme” d’un parfum et de ses molécules. Le parfum est à la fois révélateur de substances et substance lui-même. »
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