Sur la route des vacances, une petite halte dans l’Allier s’impose. Pour la troisième édition du Montluçon Art Digital – rebaptisé cette année en l’honneur de son invitée, Montluçon Art Nature (MAN), l’association et résidence d’artistes Shakers-Lieux d’effervescence est heureuse d’accueillir Olga Kisseleva. A cette occasion, la plasticienne russe a développé une nouvelle « branche » de son projet EDEN (Ethics and Durability for an Ecology of Nature), primé à Ars Electonica en 2020. Pour Soyons à leur hauteur, elle a choisi de travailler avec l’arbre de son enfance, le chêne. Marie-Laure Desjardins, fondatrice d’ArtsHebdoMédias, est la commissaire de l’exposition.
Dans la forêt, ils sont immenses. Apercevoir leurs cimes oblige les visiteurs à lever les yeux. « Si l’intelligence des arbres n’est pas supérieure à la nôtre, elle est au moins tout aussi respectable. La pandémie de Covid-19 montre à quel point l’adaptabilité de la nature est plus forte que la nôtre, même augmentée par l’intelligence artificielle ! Chaque nouveau variant le prouve. Plutôt que de combattre la nature, ne serait-il pas plus important de rétablir une relation harmonieuse avec elle ? », s’interroge Olga Kisseleva. Ainsi, il y a bien des années, le rabbin Nahman de Braslaw (1772-1810) conseillait à un de ses fidèles se plaignant que sa femme ne l’entendait pas de se pencher vers elle. Et plutôt que de porter sa voix, toujours plus fort, de chuchoter doucement à son oreille. On l’aura compris : si la restitution de cette petite histoire laisse à désirer, son enseignement n’en est pas moins limpide. Rien ne sert de brutaliser l’autre pour se faire entendre de lui. Il suffit d’apprendre à communiquer sur la même fréquence. Ainsi est né le titre de l’exposition : Soyons à leur hauteur, affirmant la conviction de l’artiste qu’il faut travailler à comprendre et à apprendre de ce tout qui nous dépasse.
Débuté en 2012, EDEN cherche à renouveler par l’art et la technologie l’approche des problèmes écologiques et environnementaux. Le projet crée des formes et des situations pour mettre en rapport l’homme et la nature. La proposition vise deux buts : la sauvegarde et la prévention. Elle réhabilite l’écoute du monde végétal et sa prise en compte comme un être vivant et communiquant, et fait de la réalisation artistique une métaphore d’un réseau biologique. En collaboration avec des scientifiques, plusieurs projets de régénération ou de réintroduction d’espèces sont en cours. Soyons à leur hauteur est un nouveau chapitre d’EDEN et aussi l’occasion de découvrir l’ensemble du projet. Bien que réalisées spécialement pour l’exposition, les pièces présentées sont en résonnance avec différents territoires de la planète.
Après s’être intéressée à des arbres de tous les continents, comme le Kauri, le Mugumo et l’Afarsemon, Olga Kisseleva a été subjuguée par les chênes de la forêt de Tronçais. Pour la première fois, ce n’est pas un arbre en danger qui est au centre du projet mais celui de l’enfance de l’artiste : le chêne. Arbre symbole par excellence, il convoque de très nombreuses images dont les protagonistes sont issus tantôt de la mythologie, tantôt de l’histoire ou de la fiction. Ainsi, surgissent indifféremment le druide et le roi de France, Zeus en personne tout comme Baba Yaga ! Installée dans L’Orangerie de La Louvière pour s’inscrire dans l’univers élargi du végétal, les nouvelles œuvres et installations évoquent la mémoire du chêne et sa préservation en résonance avec d’autres projets en cours de l’artiste comme Memory Garden en Ukraine et Network au Kenya. Petite visite guidée.
Lisp of Tree, interprétation artistique et visuelle des données captées sur des arbres en forêt de Tronçais, 2021.
Depuis l’expérience avec le cèdre Chateaubriand en 2016, qui permit la réalisation du système T2N (Tree to Network, soit de l’arbre vers Internet), puis sa mise en relation avec ses frères du Japon en 2018, qui mena à la mise en place du système T2T (Tree to Tree, soit de l’arbre vers l’arbre), tous les arbres auxquels EDEN s’intéresse ont pu bénéficier d’une lecture scientifique des données qu’ils émettent et reçoivent. LISP est un langage de programmation informatique inventé par l’Américain John McCarthy en 1958, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), et veut dire en anglais « bruissement » ou « babillage » ! C’est ce langage qui est utilisé pour analyser la retranscription des signaux reçus par les capteurs posés sur les arbres. Le programme permet notamment de traduire en mots les signaux émis, rendant possible un entendement interspécifique entre les humains et les arbres. Ici, Olga Kisseleva a choisi de livrer une retranscription artistique et visuelle des mouvements intérieurs des arbres.
Polyana, installation, 2021.
Pour la première fois, Olga Kisseleva rassemble douze arbres d’espèces différentes pour faire naître une forêt improbable dans le lieu d’exposition. Polyana veut dire clairière en russe (поляна). Ainsi, le public est invité à entrer dans l’œuvre comme dans un rêve. Les arbres légèrement colorés laissent passer la lumière. Avec cette forêt, EDEN n’est plus seulement l’acronyme de l’expression « Ethics and Durability for an Ecology of Nature » mais joue avec l’évocation du paradis. L’ambition de faire renaître l’orme de Biscarrosse – arbre qui a initié le projet en 2012 – s’est transformée au fil des années en celle d’une certaine restauration du jardin d’Eden. Polyana symbolise cette dernière.
(h)être le temps, lecture artistique des données dendrochronologiques, 2021.
Depuis 2014, EDEN s’intéresse particulièrement à la mémoire des arbres. A la collecte de leurs données de communication, Olga Kisseleva ajoute l’étude de leurs anneaux de croissance. Née au XXe siècle, la dendrochronologie quantifie, date, compare les évolutions climatiques et les changements environnementaux grâce aux cernes ; elle vise à reconstituer la vie des spécimens étudiés, mais également à comprendre l’impact des événements extérieurs sur eux, ainsi que leur capacité d’adaptation. Des études vont jusqu’à identifier les qualités spécifiques des arbres en mesure de surmonter un événement stressant ou reconnaître les sols capables d’affecter leur réponse. Avec (h)être le temps, l’arbre devient un médiateur, il restitue métaphoriquement le temps qui passe. Chaque tableau témoigne d’une vie longue et singulière, d’un pan de l’histoire de la forêt de Tronçais.
Ghost Forest, installation, 2021.
Cette installation vient à la suite du projet Ghost Forest, mené en Israël, en 2019. Travaillant régulièrement dans ce pays, Olga Kisseleva s’est intéressée aux recherches menées en vue de la restauration du palmier de Judée dont les dattes étaient connues des Romains, vantées par Pline l’Ancien, mais qui avait disparu depuis des siècles. Grâce à des graines retrouvées dans les ruines de Massada – forteresse conquise par les Romains en 73 apr. J.-C. –, les chercheurs ont permis la renaissance du palmier dont les nouvelles pousses furent surnommées « Methuselah ». Associée de près à cette aventure scientifique, Olga Kisseleva en a profité pour attirer l’attention du public sur le caractère essentiel de la biodiversité. S’il existe une réserve mondiale de semences des plantes comestibles (située en Norvège), l’artiste pointe également la nécessité de collecter des graines de toutes les autres, notamment des espèces menacées de disparition. Depuis le projet autour du Methuselah, Olga Kisseleva recouvre d’or une graine de chaque arbre du projet EDEN signifiant ainsi symboliquement sa valeur.
Soyons à leur hauteur, performance filmée en forêt de Tronçais, autour du chêne Saint-Louis, 2020-2021.
EDEN prend en compte la capacité des plantes et des arbres à communiquer avec leur environnement. Les arbres transmettent des informations très sophistiquées, précises et complexes à leurs congénères ainsi qu’à d’autres êtres vivants, insectes prédateurs notamment. Semblable à un réseau, cette communication n’est ni verbale ni visuelle. Olga Kisseleva pense chaque projet comme une occasion de mettre en exergue ce langage et d’en favoriser l’écoute. Pour Soyons à leur hauteur, elle s’est rendue dans la forêt de Tronçais en compagnie de la compositrice et interprète spécialiste des chants de la Méditerranée, Catherine Braslavsky et du musicien, compositeur et écrivain Joseph Rowe. N’hésitez pas vous aussi à aller à la rencontre du chêne Saint-Louis. Il garde en mémoire beaucoup d’histoires.