Donner un mot en pâture. Un mot étincelle. Le laisser infuser, s’insinuer et exploser en un nombre incontrôlé de phrases. Eviter la question qui fâche, qui met en avant, qui cherche sa réponse. Laisser l’interlocuteur libre d’offrir un souvenir, un poème, une pensée. Chaque artiste qui s’adonne à ce jeu montre son caractère : rêveur ou terre-à-terre, pragmatique ou théorique, enjoué ou grave, spontané ou réfléchi… Faire des associations d’idées, faire un coq à l’âne, s’amuser, se raconter, partager. Ainsi va le Jeu des mots. Ici et maintenant, celui de Christian Jacquemin. De son nom d’artiste, Yukao Nagemi.
Enfance
« Deux dessins d’enfance me restent très précisément en mémoire bien que je ne les ai jamais revus depuis. L’un était le dessin tracé à la règle de la cuisinière à gaz. Je découvrais le monde rationnel et organisé, dont les mathématiques et ses instruments tels que la règle et le compas étaient les bras armés. Une représentation froide et technique du monde environnant, à l’époque où chaque Salon des Arts Ménagers apportait son lot d’innovations domestiques… Mon Oncle de Tati en fait une satire particulièrement décapante. L’autre dessin était celui du poirier que je voyais par la fenêtre de la cuisine, arbre centenaire, dont je traçais les branches élancées vers le ciel comme des flammes d’espoir vers un monde ouvert, idéal. Représentation sensible de la nature, contrepartie salvatrice à la ville grise et conventionnelle, à l’époque où l’on découvrait l’isolement dû à l’urbanisation excessive dont Claude Faraldo a décrit les apories par une allégorie primale dans Themroc… et que Gordon Matta-Clark allait déconstruire par ses anarchitectures. Père imaginaire et fondateur de la loi dans l’un, et mélancolie du refus de la perte de la mère dans l’autre (notions empruntées à Julia Kristeva), ces deux dessins représentent bien l’ambivalence des deux pôles affectifs qui ont structuré mon enfance, d’où leur mémoire encore fraîche. »
Choix
« A l’été 2008, j’ai fait le choix de reprendre le dessin après 20 ans d’arrêt. Dans un trajet en métro, j’ai dessiné au feutre deux zones noires partageant la page avec, entre les deux une frontière blanche. Et, artefact dû aux secousses du métro ou intention involontaire, cette frontière était imparfaite car elle était coupée d’un couloir sombre reliant les deux surfaces noires. J’ai intitulé ce dessin Abschied. Il illustre les choix que j’ai fait à plusieurs reprises dans ma vie : ni séparation (il y a un pont entre les deux régions), ni passage (il y a un couloir noir barrant la frontière claire), j’ai voulu mes choix de vie comme des séparations et discontinuités, mais ils ont toujours été vécus comme des passages entre deux mondes communicants et incompatibles. Le premier choix de vie est le passage par l’utérus maternel et le dernier, le passage dans l’au-delà. Des seuils entre lesquels s’intercalent de nombreux choix-passages de la timeline de la vie. »
Dessin
« Abschied a été un premier pas qui m’a conduit bien plus loin que je ne l’imaginais alors… Je venais de découvrir un atelier – les transports en commun un bloc de croquis sur les genoux –, et mon stylet – le feutre, sans repentir ni reprise. Le même instrument que celui que j’avais adopté 35 ans auparavant lorsque que je quittais le dessin de l’enfance pour celui de l’adolescence, où je représentais au marqueur indélébile sur papier quadrillé, mes idoles musicales. Le choix du langage étant alors celui de la performance : suivre le trait là où il mène, toujours inattendu, et l’accompagner, le regarder, le renforcer. Mélange ambivalent entre pulsion subconsciente (mais pas dessin automatique) et intention poétique (mais pas expressive). L’impossibilité d’envisager un lieu qu’on nomme atelier, m’a certainement conduit à garder le dessin comme forme d’expression graphique privilégiée, de par sa légèreté et sa disponibilité. Il se situe entre art brut (outsider art) et outil auxiliaire polyvalent pour la réflexion, les schémas, les croquis. Contrairement à la peinture et à la sculpture qui renvoient à la notion d’œuvre, le dessin est plus modeste, humble instrument qui rassemble l’architecte, la compositrice, le graphiste et l’auteur.e depuis l’esquisse jusqu’au point final. »
Recherche
« La recherche est certes une carrière personnelle jalonnée publications, promotions, reconnaissances… mais c’est, avant tout, un travail de collaboration et de transmission. Les meilleurs souvenirs de ma vie d’enseignant-chercheur sont les projets que j’ai partagés avec des personnes généreuses et d’une grande richesse intellectuelle, et les cours, tout particulièrement mon enseignement d’images numériques en 1ère année de licence. Ces ateliers, sous prétexte d’initier les étudiants aux outils de traitement et de synthèse d’image, étaient avant tout un lieu où ils étaient incités à découvrir des formes d’expression personnelles, sans jugement, sans recherche esthétique particulière. Travail d’écoute, de soutien et de respect, autant que de transmission… La première moitié de ma recherche scientifique a porté sur le thème du traitement automatique des langues, et la deuxième moitié sur le thème de l’informatique graphique avec de nombreuses collaborations avec des artistes, et tout particulièrement avec Véronique Caye, et l’organisation d’événements, dont le festival CURIOSITas avec Sarah Fdili Alaoui, puis Pauline Dorkel. Mon changement thématique pour l’informatique graphique, à mi-parcours de ma carrière universitaire, suivait une année de formation à l’ENSAD en image de synthèse, et se situait dans une logique personnelle de rejoindre mes goûts pour la création artistique avec ceux pour la recherche universitaire. »
Métamorphose
« “Changement de forme, de nature ou de structure si importante que l’être ou la chose qui en est l’objet n’est plus reconnaissable” (ndlr : définition du TLFI, Trésor de la Langue Française informatisé). Une très bonne amie, ayant progressivement réalisé sa transsexualité, est devenue homme, métamorphosé.e, mais reconnaissable. La “vraie” métamorphose n’a pas été la sienne, car elle n’est finalement devenue que ce qu’il avait toujours été ; mais, comme dans le roman éponyme de Kafka, c’est de la métamorphose de sa famille, ses amis, ses proches qu’il s’est agi. C’est donc avant tout le regard des autres, leurs comportements, leurs capacités à l’empathie qui sont en jeu. Du côté de la chrysalide, la métamorphose expose et rend vulnérable. Qui de la chenille transformée en papillon ou du grillon est le plus heureux ? Que disent Kafka et Florian dans leurs contes à propos de la perception de leur création par leurs proches ? »
Cercle
« C’est par la rencontre artistique et affective avec la musicienne et compositrice Lola Ajima, avec qui nous allions créer le duo de performance audiovisuelle Lola and Yukao Meet en 2010, que s’est développé ma recherche sur le dessin performatif augmenté. Notre logo, l’œuf de la gémellité, était le premier cercle d’une naissance artistique dont les références à cette forme ont été nombreuses. La plus emblématique est certainement la performance Voluspa. Elle décrit le conte de la naissance, de la destruction et de la possible reconstruction apocalyptique de la Terre, par une chamane à laquelle s’adressent les dieux de la mythologie nordique. Cette performance est multiplement circulaire : la position des spectateurs, l’octophonie les entourant, la vidéoprojection circulaire au sol et l’évocation d’un cercle sacré d’une cérémonie chamanique dont nous ne serions que les interprètes… Politiquement, il y a un souhait de briser l’hégémonie de l’écran vertical (rectangulaire) symbolisant le pouvoir des médias dans nos cultures. En plaçant la surface de projection au sol nous espérons donner au public l’impression qu’il domine le medium et non l’inverse. En donnant à la projection une forme circulaire et en plaçant le public autour, lui-même entouré par la diffusion sonore, nous souhaitons éviter la hiérarchie de rangées entre spectateurs, mais plutôt solliciter le partage collectif comme on le retrouve, par exemple, dans le cirque ou dans certaines cérémonies sacrées. »
Esthétique
« L’esthétique me préoccupe peu, tant comme regardeur que comme acteur. L’esthétique m’effraie parce qu’elle juge, elle classe, elle plaque des stéréotypes, elle contraint le regard par des grilles… L’étymologie de ce mot est instructive, de sa racine grecque signifiant qui a la faculté de sentir ; sensible, perceptible, c’est devenu [un] ensemble de règles, de principes selon lesquels on juge de la beauté (TLFI). A l’esthétique, je préférerais un retour aux sources vers une notion d’empathie en art et que Deleuze rappelle à juste titre : « On n’écoute pas assez ce que disent les peintres. Ils disent que le peintre est déjà dans la toile. Là il rencontre toutes les données figuratives et probabilitaires qui occupent, qui pré-occupent la toile. Il y a toute une lutte dans la toile entre le peintre et ces données. Il y a donc un travail préparatoire qui appartient pleinement à la peinture, et qui pourtant précède l’acte de peindre. […] Ce travail préparatoire est invisible et silencieux, pourtant très intense. Si bien que l’acte de peindre surgi comme un après-coup (”hystérèsis”) par rapport à ce travail » (1). Cette injonction de Deleuze à l’écoute du projet des artistes me préoccupe dans mes collaborations avec d’autres artistes comme la réalisation d’un clip musical ou d’une performance visuelle pour la musique : écoutons ce que dit la musicienne ou la compositrice. »
Récit
« “La peinture n’a ni modèle à représenter, ni d’histoire à raconter.” (2) La notion de récit suppose la présence du temps. Le dessin performatif, de par son déroulement temporel, serait donc apte à transmettre un récit, mais pas une histoire si l’on s’en tient à cette autre injonction deleuzienne. Quand je dessine, avec ou sans public, il s’agit toujours d’une forme d’acte performatif que j’en sois le seul spectateur ou pas. Je me raconte des récits de lieu de tracé, de cohérence et de coprésence, d’ombre et de lumière, de trajets. Également, et significativement, je m’inspire de récits issus de lectures, d’autres regards, d’expériences personnelles… Ma pratique du dessin performatif numérique permet au spectateur d’accéder à une partie de mes récits intérieurs, parce qu’au lieu d’un travail fini, il a accès à la succession des tracés, à leurs dispositions, leurs intensités, et aussi à la compréhension des multiples couches qui peuvent construire le dess(e)in final. Est-ce que ces mots ne s’appliqueraient pas aussi à une certaine partie du cinéma de récit comme, par exemple, le cinéma de Tarkovski ? »
Nature
Le poids de la technosphère et les technofossiles non recyclables est une menace pour l’avenir de l’humanité, si la croissance et la consommation se poursuivent au rythme actuel et si les déchets qu’elles produisent ne sont pas mieux maîtrisés (Jan Zalasiewicz). Les œuvres contemporaines qui évoquent la nature, contrairement aux approches holistiques du paysage à partir de la Renaissance, s’inspirent souvent de systèmes macro ou microscopiques et en reprennent les lignes de force plutôt que de les organiser dans un cadre esthétique. Je suis très sensible à ces formes artistiques contemporaines qui, mettant en évidence la complexité, la dynamique et la structure des formes et phénomènes naturels, en soulignent également la vulnérabilité. Les délicates calligraphies éoliennes de Bernard Moninot, ou les patients tissages graphiques de Iglika Christova illustrent bien ces démarches sensibles et vigilantes sur la force et la fragilité naturelles.
Liberté
« La poésie est, pour moi, la forme la plus libre d’expression artistique. J’aime la poésie quelles que soient les époques, depuis Le Cantique des Cantiques jusqu’à Une Saison en Enfer, quels que soient les genres, poésie littéraire d’Anne Hébert, poésie théâtrale d’Antonin Artaud ou poésie sonore d’Henri Chopin, quelles que soient les cultures, de Mahmoud Darwich et d’Adonis à Sylvia Plath… La poésie m’inspire beaucoup pour dessiner, car elle ne décrit pas et ne raconte pas ; elle est au-delà des mots qu’elle utilise, langue d’un autre monde, d’une pensée hors de la conscience. Je rêve que mes dessins soient poèmes… Et ce que j’admire le plus en art, quelle que soit la discipline, c’est la part de poésie et, donc, de liberté. »
« Dans une autre vie j’ai pu séjourner longtemps dans la mer, sans avoir besoin de respirer, les poumons pas encore dépliés, semblable à quelqu’un qui bloque sa respiration terrienne et se laisse aller aux délices de l’existence sous-marine. […] La divine aisance sous l’eau, mon corps, plein de mémoire, l’éprouve encore en rêve. » Anne Hébert, Les fous de Bassan
(1) Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, 1981.
(2) Deleuze ibid.
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Crédits
Image d’ouverture : Terrains vagues wandering, Lola and Yukao Meet. Performance audiovisuelle avec violoncelle électrique, son, dessin performatif, effets numériques et tweets partageant des hashtags communs, ©Lola and Yukao Meet. Photos Abschied, Life’s circus, Le poulpe ©Yukao Nagemi, photo Mick Jagger ©Christian Jacquemin, photo Genius Loci ©Véronique Caye, photo Voluspa ©Stéphanie Cansell, photo Taw Tra ©Super Bebo &Yukao Nagemi, photo Ateliers Portatifs ©Julien Malaussena, Duo XAMP & Yukao Nagemi