L’ultime traverse de Patrick Soladie

A cette époque, je voyais la France comme un immense atelier à ciel ouvert et avais entrepris de la sillonner à la découverte de ceux qui, sans tambour ni trompette, y créaient au quotidien. Je ne les connaissais pas, je n’avais même pour la plupart jamais entendu parler d’eux. Mon objectif était de mettre en lumière l’art qui pousse à proximité, l’art qui n’attend pas d’être dans les musées pour nous en mettre plein les yeux. Ainsi, je me souvenais avoir été, enfant, en vacances à Collioure, mais n’avoir plus jamais foulé depuis cette autre terre de peinture. Il y a dans notre pays tant d’endroits qu’une lumière particulière a jeté sous les projecteurs de l’histoire de l’art. Ce pourquoi un beau jour, je débarquais au centre du monde, la gare de Perpignan, baptisée ainsi en 1965 par Dali, pour y avoir eu, selon ses dires, la vision de la constitution de l’univers. Rien que ça !
Patrick s’est souvent demandé pourquoi je l’avais appelé et le jour même de notre rendez-vous pensait encore que c’était une plaisanterie. Pour rendre le trajet plus simple, nous étions convenus de nous retrouver au café, non loin de la place de l’église, à Bages. A cette époque, nous n’avions pas encore de smartphone. Ma visite semblait inattendue. Pourtant quelques mois auparavant, ses peintures avaient eu les honneurs des cimaises du couvent des Minimes, lieu perpignanais d’importantes expositions, et s’apprêtaient à rejoindre le château royal de Collioure. Autant de marques d’attention qui, à ses yeux, n’offraient aucun crédit supplémentaire à son travail. Patrick Soladie a toujours peint sans attendre. Sa bibliothèque débordait d’ouvrages sur la peinture qu’il admirait. Son humilité et sa lucidité refusaient de lui laisser endosser des habits qu’il jugeait ne pas être taillés pour lui. Lui dont le métier avait été maçon durant plus de 20 ans.

Patrick Soladie peignant sur la table de la salle à manger.

Longtemps sa peinture surgissait au cœur de la nuit, dans le calme et la solitude offerts par le sommeil des autres. Au réel de l’existence, l’artiste opposait un travail sur la matière et la couleur. De ces parenthèses nocturnes s’échappaient une abstraction libre, qui ne négligeait pas, de temps à autre, le motif. Des fleurs pouvaient alors naître sur du bois, des bâches, des cartons, des toiles… Quand il n’a plus eu à se soucier des chantiers, Patrick racontait : « Au départ de ma peinture, il n’y avait que des matériaux glanés à droite et à gauche. Aujourd’hui, privé de mes sources d’approvisionnement, je me suis mis à peindre sur des “toiles”. Mon travail est instinctif. Il n’est pas réfléchi, mais il est pensé. Face au support, j’imagine les formes en fonction de la surface. Je pense les couleurs, je les vois déjà. Pour moi, c’est vital d’avoir cette vue d’ensemble avant de commencer. Après, je fais… Pour le choix des couleurs, c’est selon ce que je possède. Du bleu, du rouge, du vert, du jaune… Peu importe, c’est l’envie de m’exprimer qui l’emporte ».
L’artiste était aussi un militant engagé, un homme de conviction, qui ne manquait jamais aucun combat pour la dignité humaine, car il pensait par-delà les idéologies. Il aimait les autres même s’il pouvait contrer avec véhémence leurs idées. Le cœur a toujours ses raisons que la raison ignore. Mais revenons à cette peinture qu’à bien des moments nous pourrions qualifier de joyeuse. Sentiment presque honni par l’art contemporain. Et pourtant, qui n’a jamais rêvé de rendre le monde plus joyeux à défaut de le voir heureux ? Au moment de prendre congé ce jour de première visite, Denise m’avait invitée à revenir. Certains couples, bien que constitués de caractères bien trempés, emprunte une même voie. Ce qui n’aurait pu être que de pure forme se transforma en amitié. Une amitié qui ne tarda pas à s’élargir aux habitués de cette maison ouverte. Ici, Patrick peignait mais nous, les autres, nous discutions, levions notre verre, partagions repas, idées et rigolades. Chantions même parfois.
Samedi dernier, le 1er avril 2023 – la facétie troublante n’aura échappé à personne – nous étions réunis au crématorium de Canet pour un aurevoir. Chacun a porté une fleur sur le cercueil et cultivé en son cœur les singuliers moments passés ensemble. Alain Freixe est venu avec un exemplaire de Traverses, une édition réalisée en commun avec son ami. Venir avec son texte seulement n’était pas envisageable. Les mains du poète souhaitaient tenir les quatre pages signées par eux deux au crayon à papier. A gauche, Patrick avait réalisé un collage inédit, d’une veine unique et sans suite, une radiographie de son crâne avec une photo de lui en train de militer, probablement dans les années 1970, si l’on s’en tient aux pattes d’éléphant de son pantalon. A main levée, il avait écrit un petit texte à l’encre d’or qui débutait de la sorte : « Fais gaffe papillon, tu te casses la tête sur les murs et les lumières. » Avec lui, toutes les occasions étaient bonnes pour mesurer la vanité de nos existences. En face, sur la page de droite, Alain avait écrit ces mots, reproduits ici avec son assentiment.
1
Et dans le repli des terres, là où passent les nuages, du bleu s’attarde. Pourtant. Le vent est nul. C’est à peine si le cœur s’incline sur les feuilles mortes quand la colère est à l’automne.
A peine s’il s’y accoude.
2
Le coude ? Mais le poing, lanterne aveugle dans les cendres, quelle main saura le dénuder jusqu’à ce que reprenne feu l’argile de la paume ?
Et vent, le ciel qui nous attend ?
3
Comment ne pas être émus par les derniers feux qui embrasent un monde où le soir n’en finit pas de tomber, même si ceux qui les allument – avec qui nous nous perdons – ne voient ni les flammes, ni ce qu’elles éclairent ?
Adossés aux derniers cris, nous attendrons la nuit.
Sous la langue, déjà, sa saveur.

La dernière fois que j’ai vu Patrick, je lui avais proposé d’inventorier son appentis et d’avoir une discussion longue, enfin, sur la peinture. Il avait simplement répondu : d’accord.

Traverses, Patrick Soladie et Alain Freixe, collection À côté, Les Cahiers du Museur, juillet 2009.