Tous ceux qui ont déjà parcouru une installation de Chiharu Shiota connaissent le sentiment d’être en présence d’une œuvre irréductible, d’une poésie 3D en expansion. A l’occasion de la Biennale d’Aix, trois institutions de la ville se sont accordées pour inviter l’artiste japonaise à créer in situ. Beyond consciousness est à découvrir jusqu’au 6 octobre.
Pour sa deuxième édition, la biennale d’Aix-en-Provence a choisi d’inviter l’artiste japonaise Chiharu Shiota dans trois lieux de la cité de Cézanne, le Pavillon de Vendôme, le Musée des Tapisseries et la Chapelle de la Visitation. On se souvient de cette artiste, qui vit à Berlin, et de son installation spectaculaire The Key in the Hand, à la biennale de Venise en 2015. L’œuvre faite de fils rouges apparaissait au-dessus d’une barque comme une immense voile hissée et gonflée depuis le centre du bateau, de laquelle pendaient des centaines de clés qui, dans l’univers imaginaire de l’artiste rappelaient l’être humain et sa quête, à la recherche de… bonheur, relation, vie, mort… Cette œuvre énigmatique, en français La clef dans la main, en référence donc à celle que chaque être a de son futur, a provoqué l’espoir fou de la commissaire d’exposition, Christel Pélissier-Roy, également directrice des musées d’Art et d’Histoire, d’inviter l’artiste dans sa ville. C’est en collaboration avec la galerie Templon que son vœu a été exaucé.
Chiharu Shiota a donné un thème global à ses trois interventions réunies sous le titre Beyond consciousness, c’est-à-dire Au-delà de la conscience. Elle ajoute dans l’un des textes diffusés pour l’occasion : « Cette exposition explore la condition humaine et ce qui se cache derrière. Dans mon travail, j’essaie de trouver un sens à la vie, à la connexion et à la mort. Je m’inspire de mes émotions et de mes expériences, mais il ne s’agit pas seulement de moi. » De quelle conscience s’agit-il donc pour cette artiste dont la culture orientale diffère tant de la nôtre ? Les réponses qu’elle apporte par ses réalisations artistiques se concentrent comme elle le dit elle-même, sur « les mémoires universelles, la connectivité de tout et de tous, l’influence culturelle ou les processus dans notre corps ». Et elle s’engage à en faire la preuve.
Les œuvres sont éphémères, réalisées à la main sans artifice, avec une dextérité étonnante qui fait dérouler des bobines, nouer les fils, entrecroiser les treillis rouges ou noirs, en d’imposants volumes immersifs, aériens, parfois accrochés en forme de chauve-souris d’un mur à l’autre ou en pendeloques depuis le plafond vers un point du sol. Le rouge, selon elle, est associé au cosmos, au destin ou au sang, tandis que le noir relève du ciel nocturne. La création de ces volumes, illustre patiemment les liens qui unissent les objets entre eux, les humains et l’environnement, le mouvement et la mémoire. Cet effet d’image provoqué par la collusion de l’imaginaire et de la réalité, par les connexions fortuites entre un monde virtuel, insu, intemporel, agit à la manière d’une épiphanie concrète, faisant de sa présence éphémère une réalité diaphane.
Le questionnement de Shiota sur la conscience s’éclaire au visionnage d’une vidéo de la série réalisée par Art Base, Meet the artists, présentée au Musée des Tapisseries. On pourra l’entendre raconter combien le cancer qu’il l’a atteinte a provoqué des bouleversements sur le désir de rester connectée au processus vital, en l’obligeant d’une certaine manière à matérialiser l’épaisseur du réel, en le rendant tangible, en rendant palpables les relations avec des constellations de points réels ou imaginés. Il s’agit même d’un élément essentiel à connaître de l’artiste pour expliquer son engagement si singulier et comprendre son inlassable désir de connexion avec le monde.
Au Pavillon de Vendôme, une des premières salles montre Living inside (2019-2023), pièce commencée à Berlin pendant le confinement, équivalant pour l’artiste à « relier ces nombreuses vies et souvenirs avec un fil rouge ». On y voit une petite collection de mobiliers miniatures de poupées, de petites nasses métalliques, divers objets chinés aux puces, qu’elle ligature de ses fils rouges, les reliant entre eux parfois par un seul brin traînant sur le socle qui les supporte. Ce micro-univers nous renvoie à nos modes de vie quotidiens, la chambre, le fauteuil, les armoires, tous ces objets inanimés d’avoir été encagés par les fils mais qui conservent le pouvoir de se faire aimer en convoquant et réactualisant les situations mémorielles de nos enfances. On ne peut que ressentir un certain malaise devant cet ensemble, car paradoxalement, ces grilles de fils surajoutés donnent une présence étrange aux objets, une personnalité inconnue, qui les extrait de la simple nature morte en leur faisant endosser un côté déclaratif, à l’image des hérauts d’armes. On y reconnaît aussi des éléments de jeu et les connexions établies constituent un réseau inattendu, dont la précision d’exécution finit par interroger la conception de nos libertés.
Plus loin, une pièce émouvante emplit une grande partie de l’espace de la salle. Out of my body (2023). Un corps textile ailé surplombe un moulage en bronze des pieds de l’artiste et créé une relation visuelle contrastée entre un cornet majestueux en forme d’utérus et cette autre partie du corps, deux petits pieds brillants (qui mettent nos vies en mouvement). Le treillis serré ou relâché de cette pièce faite de lanières de cuir et son expansion étirée par les extrémités s’imposent comme l’extension d’une cartographie veineuse, comme s’il ne restait plus que l’organe vivant d’un corps devenu abstrait, en référence à son propre corps malade et à la chimiothérapie qui s’y répand. Autre façon de comprendre sa part de féminité maternelle qui fut, comme l’indique la vidéo, une source déterminante dans son évolution artistique. De même, au premier étage, la pièce intitulée From DNA to DNA reprend les indices structurels de l’ADN associant une forme hélicoïdale et ses points de connexion.
L’impression constante de réseau, de treillis, s’entretient dans l’exposition, renforcée par l’état de ce bâtiment du XVIIe siècle (ayant appartenu au gouverneur de Provence), qui résonne de ses décors avec les œuvres, une relation supplémentaire entre la réalité et la création telle une tapisserie en volume, enfantée par les murs, qui aurait pris chair de salle en salle.
Cette connivence avec le lieu se retrouve au Musée des Tapisseries. Une superbe pièce State of Being (Chairs) fait valoir des qualités de nature morte en grisaille, sauf qu’il s’agit-là aussi d’un volume réalisé à partir d’une structure métallique parallélépipédique, au sein de laquelle flottent trois chaises prisonnières des fils noirs, dont deux sont suspendues. On ne peut s’empêcher de faire référence à Kosuth et ses One and Three Chairs, sans doute à cause du chiffre, mais c’est une manière encore une fois de créer une relation non seulement avec l’histoire de l’art mais entre les objets et l’histoire, la théorie et la pratique. En effet la disposition des chaises, leurs valeurs colorées, révèlent un lien avec les anciennes techniques de dessin ou avec des rapprochements possibles sur les couleurs telle la chaise de Van Gogh, ou de son coreligionnaire Tadashi Kawamata, Le passage des chaises (1997). Elle implique ici un sujet particulier et familier dont elle tire un bénéfice narratif en l’associant à une suspension dans l’espace, on ne fait pas que s’asseoir, elle, la fait léviter, et la chaise peut élever ainsi aussi bien nos aspirations qu’établir un lien entre le terrestre et le céleste selon leur ancrage spatial. D’un procédé nettement plus économe, on pense aussi à la chaise de Philippe Ramette, Lévitation de chaise (2005) où ce principe de liaison entre le matériel et l’éthéré est aussi exploré. S’asseoir… Léviter… Basculer… S’accrocher… Se relier les uns aux autres, telle est l’image que nous donne à méditer Shiota, après qu’elle-même, eut frôlé les bords extrêmes de la vie, entreprît de nous en transmettre la leçon.
Délicieusement désuet, ce bâtiment, qui côtoie l’Archevêché, s’accommode et s’imprègne des œuvres de Chiharu Shiota. Un long couloir blanc est envahi par une toile d’araignée qui rampe au-dessus du visiteur, l’englobant dans un tunnel de fils qu’il traverse comme un boyau vital, une veine irriguée, et dont il sort revitalisé ou meurtri. Le lien entre la dimension organique, le vivant et la matérialité de l’œuvre extrêmement complexe produit une impression contradictoire, un oxymore ressenti comme une éternité éphémère. La puissance de l’œuvre tient sans doute à ces effets de paradoxes entre la douceur de la traversée et la menace de la destruction certaine et prochaine de l’œuvre. Ni conservation, ni stabilité, ni re-présentation. Les « formats », la forme indexée aux lieux, la fragilité du matériau, l’entrelacement inextricable sont des vecteurs d’une implacable idée de lien continu, de passerelles incessantes entre les modalités esthétiques, sociales et une forme de spiritualité portée par les multi points d’accroche spatiale dont la légèreté nous suggère l’éther.
Seules certaines œuvres échappent à ce processus lorsqu’il s’agit de photographies ou de sculptures en verre, elles-mêmes serties de résilles de fil mais garantes de leur autonomie. Glass (2024), comme le tableau Endless line (2024), faits de fils sur toile, s’apparentent à une membrane organique ou une vision de microscope qu’elle commente ainsi : « Mes sculptures en verre intitulées Cell ressemblent à des organes enveloppés dans du fil de fer, comme une incarnation du stress physique subi par mon corps pendant la chimiothérapie ».
Mais là encore, les œuvres dégagent un déport, un au-delà qui évoque un univers fait de connexions, de réseaux, de rapports entre humains, et tout autre élément du monde. On a affaire à un dispositif vital où chaque point de connexion engendre un fil de vie, une multiplication d’énergie débobinée dans la tension vers un autre point d’accroche. Une sorte de trait tiré dans l’espace, reliant les parois, les surfaces, les structures faisant se tenir ensemble les injoignables.
Enfin, un dernier lieu, la Chapelle de la Visitation, fait l’objet d’une action collective Collecting Feelings, volume imposant constitué de fils rouges auxquels sont suspendus des bouts de papier, des lettres, dont on apprend qu’ils sont des réponses à une question posée antérieurement par l’artiste : « De quoi êtes-vous reconnaissant ? ». Des enfants ont répondu par des dessins, et de nombreux anonymes ont rédigé de courtes lettres dont chacun peut imaginer la difficulté de lecture : brouillage par l’épaisseur des fils, sens de lecture, orientation recto/verso selon le point de vue. Une certaine illisibilité donc, aussi aléatoire que le sens des réponses qui ne sont rien d’autre que des mots de remerciements, qui colportent un large partage d’émotions. Cette immense boîte postale en suspension dans l’air évoque les lettres au père Noël, arbre déversant sa sève à l’envers en une pluie de gratitudes. Shiota n’attend apparemment aucune réponse stricte mais suggère une introspection, une recherche de vérité pour soi-même dans l’embrouillamini des réalités, sans compter le jeu graphique provoqué par la taille des papiers et les carrelages noir et blanc qui ricochent tranquillement. Le sol, le suspens, l’air qui s’en mêle et les explications devenues inutiles. Seules sont prises en compte les relations entre feuilles et lignes, entre l’ascension des papiers et leur figuration symbolique gisant dans le carrelage. Les rapports de hauteur et d’occupation dans l’espace agissent à la manière des perspectives de la pré-Renaissance lorsque l’espace céleste était désigné par une enfilade de pavements convergeant vers lui*.
Chiharu Shiota met en place un système symbolique liant le cosmos et l’être humain, le corps et la spiritualité, l’immensité de l’espace et l’infiniment petit du lieu même où se font les entrelacs, si bien que cette inscription spatiale va au-delà de son engagement artistique, elle y associe un mode d’être au monde, un mode d’être en relation avec l’univers et sa complexité. Tout se passe comme si elle procédait à l’illustration métaphorique des questions de complexité développées par Edgar Morin, du biologique à l’organique, de l’esthétique au prosaïque, du discret au continu. Chiharu Shiota souffle son tissage spatial pour chaque lieu, l’adapte, précise de nouveaux enjeux d’énergie et de vie, comme en témoigne cette dernière œuvre de fils noirs, ayant engendré un personnage recroquevillé sous la pluie fine de fils, posé au sol. Life unknowed (2023) semble de même facture, matrice/enfantement, être de fils, être de liens, par laquelle l’image de continuité est exprimée de manière paroxystique.
Si l’exposition d’Aix-en-Provence est emblématique de son savoir-faire elle est aussi l’occasion d’appréhender l’œuvre de Chiaru Shiota dans sa profondeur émotionnelle et intellectuelle. A cause des lieux à l’architecture si différente de celle d’un white cube, elle donne aussi à l’artiste de mettre en exergue des problématiques psychiques et psychologiques plus affinées et une redoutable diversité d’investigation des supports mis à disposition.
* Daniel Arasse, Histoires de peintures, (L’invention de la perspective, ch.4). Denoël, 2004.
Contact> Chiharu Shiota-Beyond Conciousness, du 18 mai au 6 octobre 2024, Biennale d’Aix, Pavillon de Vendôme, Musée des Tapisseries, Chapelle de la Visitation.
Image d’ouverture> The Network, 2024. Musée des Tapisseries. ©Chiharu Shiota, Labo photo Ville d’Aix