Les points cardinaux d’Emmanuel Tibloux

L’été dernier, Emmanuel Tibloux a été nommé à la direction des Arts déco. Après avoir dirigé les Beaux-arts de Lyon, l’Ecole supérieure d’art et design de Saint-Etienne, les Beaux-arts de Valence et l’Institut français de Bilbao, l’ancien président de l’Andéa (1) s’est installé au 31 de la rue d’Ulm à Paris. C’est avec une joie et une fierté évidentes qu’il dirige désormais cette institution de 250 ans d’âge, aux 10 secteurs, 18 ateliers de production, 200 agents et 800 étudiants-chercheurs. Ecole qui lui est apparue au fil de ses directions comme celle ayant le niveau le plus élevé de complexité, d’intelligence, et donc d’intérêt. « Elle m’a toujours semblé la plus désirable. En France, assurément. » Et si vous vous enquérez des qualités essentielles pour diriger un tel navire, il n’hésite pas : « Quand vous êtes à la tête d’une école comme celle-ci, vous vous devez d’être dans une position à la fois de grande ambition et de grande humilité. Humilité, parce que vous vous inscrivez dans une histoire, un collectif. Ambition, car je suis convaincu qu’elle a néanmoins besoin d’évoluer. » Le projet qu’il défend est construit autour d’une notion essentielle : le décor, inscrit dans l’ADN de l’école et dans son nom. Ce qui explique la citation de Pierre Loti aperçue dans le hall d’accueil de l’école : « Il n’y a d’urgent que le décor ». Paradoxe ? Provocation ? Non, conviction. « Le décor, c’est à la fois l’environnement, le milieu, avec aussi une idée de justesse. Ce qui englobe la réflexion sur l’œuvre d’art. Ce vieux mot permet d’articuler deux dimensions fondamentales et trop souvent négligées, celles de la culture visuelle et de la culture matérielle. Le décor est forcément un composé sensible à la croisée des deux. » Et d’expliquer que l’enjeu fondamental ici est de faire exister deux vocations : celle du conservatoire (conservation des outils, des pratiques, comme la gravure ou le dessin de modèle vivant) et celle du laboratoire (expérimentations et nouvelles expressions artistiques). Et s’il fallait résumer la mission de l’intéressé ? « Je suis très militant quant à la mission de directeur d’école d’art. Je pense qu’on dirige une école comme on lève une armée. Il n’y a aucune raison de laisser le monde aux seules mains des managers, administrateurs, marketeurs et autres ingénieurs. Le rôle d’une école comme les Arts déco est de former des créateurs, des artistes, des designers qui vont prendre leur part dans la conception, la transformation, du monde à venir. » Mais restons-en là pour le moment car pour fêter les 10 ans d’ArtsHebdoMédias, Emmanuel Tibloux a accepté de s’adonner au Jeu des mots.

Enfance

Emmanuel Tibloux, lors d’une conférence à Pékin au mois de mars 2019.

« Un point cardinal, magnétique. Un moment étalon, pré-moral, pré-politique, où l’on est dans une faculté de concentration et d’absorption totale que Maria Montessori a très bien expliquée et théorisée. Plus largement, une période de radicalité, du tout ou rien, avant tous les compromis et le poids de la responsabilité. Un moment d’entièreté, où l’on est totalement dans ce que l’on fait. Un temps passionnant, expérimental. Je suis fasciné par les enfants, j’en ai quatre, de 2 à 20 ans. Les observer petits, se mettre à leur hauteur, est une façon de se ressourcer théoriquement et concrètement. Car l’enfance est aussi un lieu en soi-même. On va en enfance comme on va en Grèce, en Italie ou en Espagne, pour aller à l’origine de quelque chose. Il ne faut pas rompre avec cette radicalité, cette forme de sauvagerie ou de tyrannie, avec ce moment où l’on a le sentiment que le réel n’existe pas, que le monde se déploie entièrement selon nos désirs. Autre chose intéressante de l’enfance, c’est l’ennui. Aucune nostalgie dans cette affirmation, mais un rapport à un temps possible, non employé. L’enfance est ce temps paradoxal du jeu et de l’ennui. Je me souviens qu’avec les copains, nous faisions beaucoup de sport : football, tennis, vélo… Nous avions de drôles de jeux aussi. Nous avions vu La Fureur de vivre avec James Dean et nous reproduisions à vélo le face-à-face à risques auquel se livrent les héros en voiture ! Evidemment, on se rentrait dedans à toute vitesse en se faisant mal. C’était bête et rigolo comme l’enfance. L’apprentissage de la notion de limite peut être très douloureux ! J’ai beaucoup travaillé sur l’œuvre de Georges Bataille par la suite et la notion de transgression. L’enfance, c’est aussi cela. L’éveil à la sexualité, cette façon faussement naïve de découvrir le plaisir, la douleur et aussi la capacité à en produire. Ce que Bataille appelle “la joie fulminante”. »

Transmission

Vue de l’Ecole nationale des arts décoratifs, à Paris.

« C’est sans doute là le mot auquel on a le plus souvent recours à propos de la pédagogie en école d’art. Je ne l’aime pas beaucoup parce qu’il a tendance à présupposer, d’une part, une relation pédagogique assez simple entre un transmetteur et un récepteur et, d’autre part, le fait qu’il existerait un contenu à transmettre qui resterait inchangé. Bien entendu, qu’il y a des savoirs et des savoir-faire à transmettre, mais l’essentiel se joue dans la transformation réciproque qui s’exerce dans la relation pédagogique. Il faut avoir à l’esprit des schémas un peu moins simples, comme celui développé par Jacques Rancière dans Le maître ignorant. En effet, il est possible d’enseigner sans être dans une position de savoir et d’apprendre de ceux à qui l’on enseigne. Je crois beaucoup plus en la maïeutique, en une capacité de faire émerger en l’autre des connaissances et des savoirs qu’il possède mais n’exploite pas, qui sont à l’état latent ou potentiel. Dans l’idée de transmettre, il y a un rapport à l’héritage, à la propriété, au don aussi, et donc à l’accumulation des savoirs. J’aime beaucoup le petit livre de Pierre-Damien Huygue, Faire place, qui explique que l’un des enjeux dans la transmission n’est pas tant de transmettre des contenus qu’on aurait accumulés que des conditions d’acquisition et d’appropriation, et donc aussi, et peut-être d’abord, de la place, une place vide. Il faut savoir faire le vide, faire place, pour que celui auquel on transmet, son enfant ou son élève, ait la liberté d’acquérir ce qu’il souhaite. »

Image

Dans l’un des ateliers de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, à Paris.

« Ce mot me ramène à l’enfance. L’image comme le parangon de la sagesse, “sage comme une image”, et l’image convoitée comme celle que l’on pouvait trouver dans les tablettes de chocolat. Mais le mode d’existence des images a radicalement changé. Aujourd’hui, l’image est plurielle, multiple et mouvante, c’est le milieu dans lequel on vit, une sorte de modèle de l’instabilité et du mouvement. Agité comme un flux d’images, dirions-nous aujourd’hui. Elle est de même nature ou facture que le fantasme et possède une même puissance d’injonction, de capacité à construire nos désirs. C’est la raison pour laquelle le tournant visuel dans lequel nous sommes engagés, ainsi que l’importance croissante des industries de l’image, sont si lourds de conséquences. J’ai pour ma part le sentiment qu’une part de mes désirs, de ma conduite amoureuse, de ma vie morale, a été modelée par le cinéma que je voyais entre 18 et 25 ans. A la fois les classiques comme les films de Bergman ou Pasolini, mais aussi les Cassavetes, Almodovar, Doillon ou Techiné des années 1980. Je me souviens également de 37°2 le matin de Jean-Jacques Beineix et de sa vision destructrice et hystérisée de la relation amoureuse. Autant de références qui ont modelé la vie sentimentale, amoureuse et sexuelle de ma génération. Avec au même moment le surgissement du sida, de son imaginaire épidémique et des premières et terribles images. L’image est en prise directe avec l’affect et le désir. Elle les nourrit et peut modeler les conduites humaines. C’est en cela qu’elle est absolument fascinante. C’est aussi pour cette raison que certaines religions l’ont interdite. L’image a toujours partie liée avec l’incarnation, le corps. Il n’existe pas d’images abstraites. »

Culture

Dans la bibliothèque de l’Ensad, à Paris.

« Une valeur cardinale assurément, mais aussi un grand malentendu, qui tient d’abord à la confusion entretenue entre deux aspects pour lesquels la langue allemande dispose de deux mots distincts : Bildung et Kultur. Bildung, pour la culture comme formation au sens actif, éducation, processus de construction de soi à travers l’acquisition d’un certain nombre de savoirs et d’expériences. Kultur, pour patrimoine, c’est-à-dire acquis, ensemble de références communes. D’un côté, il y a un cheminement et de l’autre un corpus. Ensuite, chacun de ces deux aspects prête lui-même à discussion. La culture comme formation est pour moi indissociable d’un certain travail, c’est-à-dire que ça prend du temps et que ça résiste. De ce point de vue, je suis assez conservateur, voire réactionnaire – c’est-à-dire aux avant-postes, si l’on veut bien considérer que nous sommes engagés dans un temps de récession culturelle. Voyez l’usage qui est fait de l’Internet et de Wikipedia en particulier. Les effets dans la formation sont dévastateurs. C’en est fini du cheminement, du temps long de la recherche des sources. Tout est accessible immédiatement, sans avoir à défricher aucun chemin par soi-même dans la grande forêt des livres. Là où l’on avançait lentement vers la connaissance, vous avez des autoroutes du savoir. Alors bien sûr, il y a une autre culture qui se met en place, d’autres cheminements, d’autres façons de faire, ainsi que d’autres types de contenus. Voilà plus d’un demi-siècle que nous sommes engagés dans un tournant à la fois technique et industriel, mais aussi de “démocratisation”, qui conduit à une conception de plus en plus intégrative de la culture. Si je ne crois pas que, pour reprendre la formule de Hugo dans Notre-Dame de Paris, “ceci tuera cela”, mais plutôt que ceci s’ajoutera à cela, je constate simplement que la culture se situe de moins en moins du côté de l’effort, de la difficulté, de la rencontre d’une résistance. Tout cela tend à disparaître et se concentre dans l’idée que l’Internet a réponse à tout, tout de suite. Dans cette illusion d’un savoir absolu et disponible à tout moment, la tendance est aux réponses plus qu’aux questions. On attend pourtant de la culture qu’elle produise des esprits critiques, qui soient dans la recherche et dans la mise en question et non dans la satisfaction de la réponse. Dernière chose enfin : ne pas oublier que le mot “culture” est une métaphore qui renvoie à la culture du champ, c’est-à-dire à un certain soin apporté à la terre. Dans les temps d’urgence écologique que nous vivons, cette dimension est fondamentale. »

Œuvre

Vue intérieure de l’Ecole nationale des arts décoratifs.

« Pour moi, ce mot est d’abord indissociable de l’idée d’achèvement, de perfection et de totalité. De la notion de chef-d’œuvre. Toute œuvre est une œuvre totale. Je pense à Moby Dick de Melville. Véritable encyclopédie, qui renferme tout le savoir du temps sur le cachalot, le roman est également un récit d’aventure extraordinaire à la portée symbolique considérable, avec cette baleine blanche objet de tous les fantasmes. Une telle conception de l’œuvre comme totalité n’est plus d’actualité. Elle n’est plus tenable ; du reste, on a plutôt tendance aujourd’hui à parler de “pièce” ou de “proposition”. “Pièce” met en avant la notion de partie au sein d’un tout, d’élément dans un ensemble plus grand et “proposition” évoque quelque chose de nettement moins autoritaire, de plus relatif. “Œuvre” est un mot d’une époque révolue, du moins si l’on entend par là un tableau, un livre, un film, etc. En revanche, le mot me semble encore tenable pour nommer le travail au long cours de certains artistes ou créateurs. En fait, plus encore que de la notion de totalité, c’est peut-être de la notion de temps que l’œuvre me semble indissociable. Peut-être pouvons-nous dire qu’il y a œuvre là où vous avez du temps enveloppé dans une forme, un temps qui est celui de l’explication avec les autres œuvres et une possibilité multiple de sens. Un temps qui est en somme celui de la culture. »

Histoire

« D’abord, j’ai le sentiment que c’est une spécificité européenne que de se rapporter à une histoire configurée comme un passé commun qui nous offre un monde en partage. Autre remarque générale, l’histoire est une notion ambigüe. D’un côté, il faut en tenir le plus grand compte, notamment à notre époque où le cumul des données, la production ahurissante d’images et de nouveaux récits, tendent à nous faire oublier l’histoire qui nous fonde et nous constitue. De l’autre, j’ai l’impression qu’il faut y aller mollo, qu’il faut opposer à ce devoir de mémoire permanent ce que Nietzsche appelle, dans la deuxième Considération inactuelle, la faculté d’oubli. Il avance, entre autres idées, que la grande figure de l’historien ou de l’homme historique, c’est la vache qui rumine dans son pré, qu’il y a dans l’assujettissement à l’histoire une entrave à la vie. Il faut donc savoir oublier pour vivre de façon dynamique, active et non pas seulement réactive. Exemple : quand vous arrivez à la direction d’une école aux 250 ans d’histoire comme les Arts déco, c’est tout juste si vous n’entendez pas encore parler de Louis XV et de Madame de Pompadour ! Vous arrivez dans une longue histoire, avec tout ce que cela implique de culture propre, de références, de sédimentation, d’attachement et de charge affective – de multiples histoires spécifiques aussi. De cette longue histoire et de ces multiples histoires, il faut évidemment prendre la mesure et tenir compte, mais il faut aussi savoir s’en émanciper pour construire quelque chose de nouveau, non pas par goût du nouveau en soi ou caprice personnel, mais parce que je suis convaincu que le poids de l’histoire est, pour une part, une entrave à la vie, à l’évolution nécessaire, à la prise en compte de ce qui arrive. »

Forme

Dans l’un des ateliers de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, à Paris.

« Comme “transmission”, “forme” est un autre mot essentiel de l’enseignement de l’art. Considérer le monde sous son aspect formel est une des choses qui m’ont le plus fasciné, le plus surpris et enrichi dans les écoles d’art, car les artistes sont ceux qui poussent le plus loin ce point de vue. C’est aussi le point de vue du premier Bataille, celui de la revue Documents, qui notait par exemple ceci à la fin des années 1920 : “Les formes sont devenues de plus en plus statiques, de plus en plus dominantes”. Formes de vie, formes d’organisation sociale, formes plastiques… tout est forme. Par ailleurs, les formes vous parlent toujours du regard et des outils qui les ont engendrées. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus technologiques, et en cela le reflet de l’époque et de nos vies. Je pense notamment aux architectures contemporaines qui donnent à voir, en même temps que la forme, le logiciel qui les a produites, comme les réalisations de Frank Gehry, par exemple. Autre remarque : dans la culture occidentale, la forme, morphè, est un concept pris dans une opposition métaphysique avec la matière, hylè : elle nous oblige à penser son autre, cette contre-forme qu’est la matière. Or, j’ai souvent remarqué un déficit de culture matérielle dans les écoles d’art et design. A l’Ecole des arts décoratifs, nous prêtons la plus grande attention aux deux et tentons de les penser ensemble. »

Politique

« Voici un mot qui ne me met pas très à l’aise, car trop riche en malentendus. Il me donne envie de citer Paul Valéry à propos de la liberté : c’est “un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent plus qu’ils ne parlent”. Dans mon esprit, il va de pair avec les mots “imposture” et “illusion”. Notre époque a renoncé à ce qui a longtemps été l’horizon du mot “politique”, soit l’émancipation et l’organisation de la meilleure vie possible pour tous. Objectif qui s’accompagnait forcément d’une certaine radicalité incarnée par les moments révolutionnaires. Aujourd’hui, nous sommes à un stade que nous pourrions qualifier de post-politique, de gestionnaire. Les enjeux économiques sont devenus prioritaires, si bien que la politique est devenue un art d’accommoder les restes de nos idéaux. La politique telle que nous l’avons connue, celle des partis et des grands récits, est derrière nous. Il n’en reste pas moins que je considère mon rôle de directeur d’école d’art comme politique dans la mesure où toute école met en place les conditions d’émergence du monde de demain – et en particulier les écoles d’art. Je suis convaincu que les créateurs ont un rôle fondamental à jouer à cet égard. C’est là le message que j’essaie de faire passer à l’Ecole des arts décoratifs. C’est dans cet esprit que nous allons mettre au cœur de nos enseignements, en plus de la dimension sociale qui est dans l’ADN de l’école depuis les années 1970, le souci écologique et les enjeux de développement durable. Car, c’est finalement la seule politique qui tienne aujourd’hui : celle qui intègre la dimension écologique au côté de la question sociale. Sans quoi il faut donner raison à Marguerite Duras et à sa fameuse formule : “Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique”. »

Inspiration

Virgile Tavernier. Photo parue en 1994 dans Libération à l’occasion de la sortie du roman Le Déclin de la beauté.

« A une époque, j’écrivais beaucoup, dans un registre qui tenait à la fois de la fiction et de la poésie. En témoigne notamment un roman que j’ai publié dans les années 1990, sous le pseudonyme de Virgile Tavernier (2). Je me souviens très bien de l’état dans lequel j’étais alors, un état de très grande disponibilité et de concentration sur l’expérience sensible. Rien n’importaient plus que l’expérience et sa formulation. Je vivais alors à Madrid et, que ce soit dans l’ivresse de la nuit espagnole ou lors de mes promenades matinales dans le parc du Retiro, je n’étais que pure sensibilité – et recherche d’une langue pour ces expériences. Pourquoi vous raconter cela ? Parce que le mot “inspiration” appartient, comme “œuvre”, à une époque révolue. Il renvoie à une certaine conception transcendante de l’art et de l’artiste qui n’est plus la nôtre depuis longtemps. Je préfère parler de disponibilité. Ou alors d’inspiration au sens physiologique : comme une prise d’air pur dans un monde où l’on en manque, où vous êtes toujours détourné de l’essentiel, c’est-à-dire de la recherche de la vérité, ou plutôt de la forme que vous pouvez donner à la vérité. C’est pourquoi je me méfie de tout le discours sur la professionnalisation à propos des écoles d’art : l’école doit être ce lieu et ce temps où vous êtes dégagé des astreintes et des accommodements pour vous concentrer sur l’essentiel. »

Liberté

« La liberté est une vertu cardinale. Encore une ! Qui est pour moi liée à deux grandes figures : celle de l’enfant et celle de l’artiste. C’est l’enfant qui joue, souverain, indifférent à toute loi morale. C’est dans ce même esprit, je crois, que je tiens l’immaturité pour une vertu. C’est le meilleur remède contre l’illusion de la fin et les mirages de la satisfaction. Rien de m’est plus étranger que le sentiment d’être arrivé. Raison pour laquelle aussi j’aime tant la jeunesse, aussi bien sa maladresse que son arrogance. Il y a là pour moi une figure de la liberté, qui est celle du potentiel et de la souveraineté. Une autre grande figure de la liberté est celle de l’artiste. Chez qui je vois à l’œuvre la liberté de conduite de l’existence et d’invention formelle. Disant cela, je mesure combien la liberté a pour moi à voir avec une certaine façon de déjouer les assignations, de se dégager de certaines formes d’assujettissement. C’est que la liberté est étroitement liée à la notion d’autonomie. Et c’est pourquoi, de la même façon que l’immaturité, je suis si attaché à la désinvolture. On confond souvent la désinvolture avec la négligence, alors qu’il s’agit d’abord d’une action positive, qui consiste, selon l’origine espagnole du mot, à se desenvolver, à se développer, se dérouler, se déployer. De ce point de vue, il n’y a de liberté que désinvolte. Liberté, immaturité, désinvolture : voilà une sacrée devise, non ? »

(1) Emmanuel Tibloux a présidé l’Association nationale des écoles supérieures d’art de 2009 à 2017.
(2) Le déclin de la beauté, Virgile Tavernier, Gallimard, 160 p.

Contact :
Le site de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs : www.ensad.fr

Crédits photos :
Image d’ouverture : « Il n’y a d’urgent que le décor » est une citation de Pierre Loti mise en exergue dans le hall d’accueil de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs © Photo Béryl Libault de la Chevasnerie, courtesy Ecole nationale des arts décoratifs – Portrait d’Emmanuel Tibloux à Pékin © DR – Vue de l’Ecole nationale des arts décoratifs © Photo L. Sudre – Vue intérieure de l’Ecole nationale des arts décoratifs © Photo Mathieu Faluomi, courtesy Ecole nationale des arts décoratifs – Vues d’ateliers de l’Ecole nationale des arts décoratifs © Photos Béryl Libault de la Chevasnerie, courtesy Ecole nationale des arts décoratifs – Portrait de Virgile Tavernier © Photo Tina Merandon

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