L’énigmatique figuration de Raphaëlle Ricol

A cent mètres du centre du monde accueille actuellement Raphaëlle Ricol. Si son travail a déjà été présenté au centre d’art perpignanais à l’occasion de l’exposition collective Under Realism, en 2013, c’est la première fois qu’elle y présente une exposition monographique, ou presque. En effet, la peintre a décidé de partager l’affiche d’Accalmie avec un artiste ami, Jean-Xavier Renaud. A découvrir jusqu’au 25 juin.

Personnalité singulière se dévoilant en autant de variantes plastiques qu’elle ressent d’émotions, Raphaëlle Ricol étonne en ce que sa peinture parle pour elle. En effet, si elle est sourde-muette de naissance, sa production prolixe en dit long sur les forces plastiques qui l’animent. Ceci expliquant cela, son travail oscille entre formes et figures, les sujets qu’elles traitent conservent la possibilité d’être reconnus par le public, ils attisent son goût par un type de figuration largement plébiscitée. A cause ou grâce à cela, tout en se disant autodidacte, elle n’a rien à envier à des artistes plus formés, son travail étant d’ores et déjà soutenu par l’éminent critique d’art Philippe Dagen et la Fondation François Pinault. Au centre d’art A cent mètres du centre du monde, Accalmie annonce cet indicible désir de sérénité que donne la peinture lorsque celle-ci aboutit à une limite, une ligne de force, frôle une respiration, écarte un voile lui permettant de repartir sur un autre sujet.

Vue de l’exposition Accalmie. ©Raphaëlle Ricol, photo A cent mètre du centre du monde

D’abord de facture dessinée et légère au début de ses années d’engagement en peinture, celle-ci est devenue plus chargée en pigments, les pinceaux sont transformés en baguettes qui en orchestrent les corps paysagés, scénographiés où la violence imite le mystère, où la liberté ressemble à l’abandon. Le public reconnaît des sujets mais aussi des artistes passés ou contemporains et les termes de ces ressemblances, involontaires ou pas, voisinent parfois aussi bien avec certains mouvements qu’avec des artistes proches plastiquement. Ces sources vont de Basquiat à certains artistes de la Nouvelle Figuration ou à certains autres de l’art brut.

Les œuvres nous relient à des références connues que l’artiste soumet à ses propres contradictions. C’est une lutte incessante entre des tensions très intérieures qui expulsent de ses mains des couleurs violentes, tranchées, ou parfois des gestes appliqués, au service de causes sociales et politiques dans lesquelles on la sent très engagée. Dans certaines œuvres qui font état d’une inspiration issue de la peinture traditionnelle loin d’être absente de ses préoccupations, Raphaëlle Ricol tente de restituer à la fois tout ce que la vie contient de douleurs, d’oppositions, de menaces et un savoir du passé pictural qui gouverne son mode d’expression plastique. Les allusions franches faites au Caravage, à La Tour ou encore à Goya viennent abonder ses narrations picturales liées à la politique, à la sexualité, autant qu’à une brutalité reconnaissable dans l’articulation des sujets.

Vue de l’exposition Accalmie. A gauche Les tricheurs, toile en référence à Caravage. ©Raphaëlle Ricol, photo A cent mètre du centre du monde

La gestualité reste une étape fondamentale dans le déroulement de son œuvre énigmatique. L’artiste délègue ses états émotionnels avec une liberté surprenante, crue, dont la modernité ne cesse de surprendre depuis une dizaine d’années. Lorsque Philippe Dagen, dans le beau livre qu’il lui a consacré (Editions Lienart, 2010), relève sa capacité à l’habileté et au dépassement de son métier antérieur de photographe, nous voyons que chacun de ses sujets est saisi avec une particularité de cadrage, de découpe, voire de contraste à défaut d’un clair-obscur. Parfois les corps sont entiers, parfois morcelés, parfois en gros plan. Souvent les plans moyens sont présents comme si l’attendu du spectateur était de voir la scène peinte d’assez près pour qu’il reste le témoin de son propos. Exception est faite lorsque Raphaëlle Ricol met en cases sous forme de BD tout son processus de travail à la manière d’auto-références dont elle aurait « l’obligation » de faire usage. Dans cette pièce, on ne manquera pas de noter que le personnage a quelque ressemblance avec l’auteur. Petit personnage à tête joyeuse et à la coupe de cheveux trapézoïdale !

C’est un travail très graphique sans saturation de couleurs où l’on peut voir qu’elle décline en strips les étapes du déroulement d’Accalmie, comme si poser en préalable les étapes de ces sujets sur une feuille l’encourageait à avancer, à produire ce qui doit être fait. Il y a en Ricol quelque chose qui ressemble à de la contrainte, elle-même étant son obligée, après avoir fait un repérage dans la vie qui ne peut s’exprimer que par la peinture. En regardant ses œuvres, on ne peut que ralentir, s’appesantir sur ces choix étranges, ces détails, ces juxtapositions comme on le constate dans Malgré la différence (2009), qui reste d’actualité sur le port du voile tout en côtoyant une référence à Goya dans la toile intitulée Que tal ?. Deux petits pendus font penser à des poupées qui seraient menacés par la question d’un soldat enchapeauté.  C’est à se demander si la variété des représentations n’est pas en elle-même le sujet de sa peinture, au-delà de ce qu’il représente a priori. D’autant que rien n’est « normal » dans ces situations, les personnages indiquent soit une sorte d’anomalie avec un bras qui s’allonge, soit une coupe qui les mutile ou encore une dilution du visage dans une couleur frottée plus que posée sur la toile. Autrement dit, soit il y a un excès de corps, soit un corps insuffisant pour faire totalité. Le corps se trouverait ainsi à l’entre-deux du sujet représenté et de son auteure. Les sujets changent à la manière d’un balayage d’objectif qui capterait toutes sortes de scènes de son paysage mental.

Vue de l’exposition Accalmie. ©Raphaëlle Ricol, photo A cent mètre du centre du monde

Un personnage tape une sorte de canne de golf dans une obscurité totale. Alors que le climat pourrait être ludique, il en sort une ambiance énigmatique, un mystère venu dont on ne sait quel lutin de conte ou de quel accoutrement emprunté à Le Nain. De même dans cette œuvre où un corps habillé d’un jeans déboutonné appelle la curiosité, car sa pilosité ressemble à un fouillis de spaghettis, d’où surgissent certains éléments, des rideaux, évoquant la théâtralité de Magritte. Le corps est surmonté d’un visage lointainement picassien qui parvient à inquiéter, lui-même soutenu par le titre de Barbe-bleue. Effet presque semblable avec Poulet-poulet. Un chien à la silhouette baconienne tient dans sa gueule un poulet replié, à peine libéré de sa cellophane de supermarché, qu’un autre gallinacé bien en plumes et en colère se présente au premier plan, tronqué du restant de son corps et prêt à en découdre ! Le sujet propose des conflits sous-entendus, des tensions qu’on perçoit par fragments. Dans tous les cas, la peinture prend le dessus et ouvre la porte à de multiples références. La leçon d’anatomie reprend suffisamment les postures créées par Rembrandt pour qu’on reconnaisse la filiation mais le traitement plastique évoquerait plutôt la Nouvelle Figuration d’un Gilles Aillaud en couleurs fortes.

Tout se passe comme si Raphaëlle Ricol convoquait des factures d’artistes, qu’elle dépouille un peu de leurs caractéristiques, sans jamais s’y abandonner, en maitrisant sa technique propre, loin d’un processus plastique tel qu’il existait chez Equipo Crónica. Ici, ce qui compte, c’est le sujet beaucoup plus que la manière, celle-ci n’est qu’un prétexte pour dénoncer l’absurdité, l’injustice, la consommation… y compris lorsque cette dernière reprend le thème des Quatre saisons. Elle emprunte pour cela la déclinaison à Arcimboldo mais assortit chaque sujet de figures dentues, agressives ou en piteux état que l’on peut interpréter comme une décrépitude annoncée. L’ensemble demeure cependant assez ludique, comme un déroulement de scènes successives commentées avec espièglerie.

Vue de l’exposition Accalmie. ©Raphaëlle Ricol, photo A cent mètre du centre du monde

Pour revenir un instant sur l’œuvre intitulée Les tricheurs, magistrale de sa manière, on décèle le rôle efficace des couleurs. Acides et irisées, elles déjouent la gravité du tableau de Caravage – il plane dans ce tableau une dispute possible contenue dans l’expression du personnage sombre du premier plan –, tout comme elles précisent un fléau en plaçant la cigarette comme point blanc central de la scène. La flamme est à une telle proximité de la tête qu’elle dérange le spectateur pendant que le personnage, qui lui ne fait rien et regarde ailleurs, perd son caractère central, se satellise par son absence d’implication dans la scène. Cette mise en espace est tournante, dynamique, notre regard part du jaune vif, descend vers la cigarette, navigue dans l’obscurité du tricheur, redescend vers les cartes du personnage de droite occupé à répondre à la tricherie. Le trajet circulaire est pris ainsi dans une force centripète par ce jeu de correspondances et fait sortir la question de la tricherie hors du tableau.

A ce terme, il faut poser la question de ce qui, au XXIe siècle, relèverait éminemment d’une imagerie surréaliste, ou utilisant l’inconscient comme principe du sujet. Mais le surréalisme étant largement révolu, Raphaëlle Ricol nous dit à quel point elle a digéré ce qu’elle a vu de l’histoire de l’art, et comment elle le restitue dans son propre univers de formes et de sujets.

Cerner ce mode d’expression, qui fait appel à l’inconscient, à l’abondance de l’imagination, j’aimerais faire un rapprochement avec l’œuvre d’un autre artiste, Orsten Groom, non seulement pour mieux distinguer ce qui relève de l’appropriation historique et plastique mais aussi pour apprécier leurs processus de sédimentation. Chacun d’eux a englobé des pans d’histoire de l’art et les restitue avec une force déferlante. La comparaison doit cependant se stopper là, car s’ils ont en commun cette multiplicité et accumulation des sujets, l’un s’y adonne dans l’épaisseur de la toile, la seconde dans leur prolifération éclatée. Orsten Groom est un puits de références aussi bien politiques, religieuses que littéraires, qu’il croise jusqu’à saturation des surfaces, pendant que Ricol écume les mêmes (parfois) en les dispersant sur des toiles distinctes. Elles n’en sont pas moins historiques. C’est donc dans l’idée de couches mentales que se profile l’approche de son œuvre qui serait tout en déploiement chez Ricol et toute en condensation chez Groom. Pas d’audace cependant à rapprocher ces deux artistes, mais un motif de plus pour justifier une imagerie contemporaine, figurative, insolite où la figure tient lieu de citation sans souci d’imitation.

Vue de l’exposition Accalmie. ©Raphaëlle Ricol, photo A cent mètre du centre du monde

L’appétit de voir, de montrer déborde dans l’œuvre de Raphaëlle Ricol, s’étend jusqu’à à inviter un ami dans l’exposition : Jean-Xavier Renaud enseignant à la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD) de Genève, qui lui, au contraire réduit ses sujets à leur traitement particulier de peinture ou de digitalisation de l’image. Le support contient son sujet et le donne à voir d’un seul tenant, sans extrapolation. Chantal Goyave, œuvre numérique sur support rigide, est effectivement conjuguée avec la Bécassine de notre enfance que la chanteuse française, du presque même nom, a tant célébrée. Bécassine est accompagnée par une poupée à tête de goyave qui ne fait donc pas mystère mais densifie la couture sémantique entre l’évocation de la chanteuse, son personnage et le peintre interprète.

Outre les compositions sur ordinateur dont il édite ces tirages sur métal, Les grandes peintures, sont le signe d’un savoir-faire technique comme pour ne pas l’oublier, et là sans surprise, mais avec un décalage bien mené d’avec le réel auquel on pourrait croire, l’artiste fait faire un bond à l’image, trop en accord avec son titre : si l’on voit bien un intérieur, sachons qu’il n’est pas là pour nous délecter mais que le tout est à vendre. La maison, le tableau, le sujet. L’apéro à Aix en fait tout autant, rien ne confirme vraiment la ville, ni l’apéro, c’est une mise en scène transportable, commutative avec n’importe quel lieu. Le déplacement, le décalage des sujets restent monobloc chez Renaud, tout comme son déplacement technique de la toile à l’image digitale. Finalement, ce qu’il créé relève plus spécifiquement de cartes picturales à poster dans nos imaginaires.

Vue de l’exposition Accalmie. ©Jean-Xavier Renaud, photo A cent mètre du centre du monde

Ces deux artistes si différents trouvent leur point commun dans un goût affirmé pour la figuration et le traitement des couleurs ; le pantagruélisme de Raphaëlle Ricol n’atteint pas de cible, il s’agit d’un insatiable appétit donné à voir, à l’instar de l’exploration iconique de Jean-Xavier Renaud qui fait chorus avec ce même désir invasif.

Une vidéo a été réalisée à l’occasion de l’exposition. Cliquez !

Contact> Raphaëlle Ricol – Accalmie, artiste invité Jean-Xavier Renaud, jusqu’au 26 juin, A cent mètres du centre du monde, Perpignan.

Image d’ouverture> Vue de l’exposition Accalmie. ©Raphaëlle Ricol, photo A cent mètres du centre du monde

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