Le Centre Pompidou célèbre une nouvelle fois l’œuvre de Christian Boltanski. Faire son temps propose une déambulation à travers des pièces et installations emblématiques de son parcours artistique et témoigne de l’évolution de son langage plastique comme du renouvellement de ses préoccupations. « Du récit de l’enfance à celui des contes et légendes qu’il découvre et réinvente aujourd’hui jusqu’au bout du monde, Boltanski a cherché à se défaire de lui-même pour se confondre à l’histoire des hommes. Vaste entreprise s’il en est, qui le conduit toujours plus loin, à la recherche non pas du temps perdu mais de terres inconnues, riches de récits qui se perdent dans la nuit des temps », écrit Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art moderne et commissaire de l’événement. A découvrir jusqu’au 16 mars prochain.
Il y a trente-cinq ans, le Centre Pompidou montrait pour la première fois les œuvres de Christian Boltanski. Aujourd’hui, l’institution ouvre largement ses portes à une cinquantaine d’œuvres ayant balisé son parcours. Plus qu’une rétrospective, Faire son temps est une traversée dans le temps de création. Il caractérise cette longue période par un titre qui en dit long, à travers lequel on pourrait comprendre qu’il met un terme à ce temps, or cet infinitif pour le moins général s’adresserait à tous ; faire son temps reviendrait à honorer la part d’existence qui nous est tombée du ciel (ou plutôt du corps !) en naissant. Mais c’est encore une autre solution de sens que nous donne Boltanski, celle de faire son temps, de le construire, l’élaborer, le vivre en toutes circonstances qu’elles soient mémorielles, fantasmées, politiques, personnelles…
On entre dans l’exposition comme dans la visite d’un temple, mais sans le savoir. Sans avoir quoi que ce soit à sacraliser, ni œuvre d’art à louer. Car aucune ou presque n’est circonscrite à un tableau. Nous traversons une succession de lieux, saisis en pleine intimité, qui plonge le visiteur, sans prévenir, dans un parcours singulier. La première impression ressemble à un froid dans le dos, bien qu’on sente qu’il est sans danger. Une ambiance silencieuse et blafarde, un cimetière clos qui force le respect, à l’image des sujets qui l’inspirent : la Shoah, la mémoire, une certaine religiosité. Fidèle au mode d’expression plastique qu’il a choisi depuis le début, les œuvres prennent les formes de l’installation, de l’accrochage, de la projection. Elles portent les symboles discrets de la mort, la guerre, la mémoire, et des références à la sacralité, à la vénération.
Bien que ces symboles puissent surprendre, ils se fondent sur la mémoire de l’art traditionnel par la structuration des formes. On ne refera pas ici le descriptif de ce que l’on constate sans peine dans l’exposition, mais un relevé des moyens explorés par l’artiste. Le textile joue le rôle de suaire, les formes celles de l’autel, les lumières, celles des bougies, les boîtes celui d’urnes funéraires ou de réceptacles à secrets, ces contenants domestiques de nombres d’objets familiers rendus provisoirement indispensables. De la même façon que ces menus objets sont habituellement gardés dans une boîte, il se trouve que l’on est aussi sûr de notre capacité à les oublier proprement, en se dispensant du geste fatal d’avoir à les jeter. Ici, les boîtes de métal, affublées de fils électriques dégoulinant de toutes parts, sont architecturées comme des autels, conçues en structures ascendantes et faiblement éclairées telles qu’on peut les voir dans les retables des églises chrétiennes. Boltanski nous donne accès à une forme de religiosité allégorique dans laquelle l’œuvre tient le rôle de la divinité. Ni admirable ni sacrée, elle rappelle, évoque, incite ; elle est la boîte à outils du visiteur qui tisse ses propres liens avec l’imaginaire qui est le sien. C’est le cas de Reliquaire (1990) et Autels chases (1988) directement inspirées par des documents provenant de l’Holocauste. L’artiste nous offre ainsi plusieurs entrées temporelles pour bâtir un présent composite, un temps où le verbe ne se conjugue pas, où « les mots sont absents », comme il le dit dans son entretien avec Bernard Blistène, commissaire de l’exposition.
Voilà pour l’ambiance, mais revenons maintenant à la première et brutale rencontre. On est accueilli par une vidéo, L’homme qui tousse (1969), dans laquelle un homme éructe, vomit. Dans cette vidéo, dont la qualité d’image est volontairement associée à la référence, à la dégradation et les prises de vue faites dans une semi-pénombre, l’homme tousse bruyamment, la bande-son provoque un malaise. Cette œuvre est comme un post-it marquant ses débuts, et la répulsion ou la curiosité qu’elle inspire n’a d’égale que l’élégante scénographie qui accompagne la suite. Peut-être est-ce incongru de convoquer l’élégance dans le cas d’une exposition, pourtant l’enfilade des salles éclairées succédant à des salles sombres, traversées de lumières diffuses ou de faisceaux, les présences textiles, participent d’une harmonie, d’un calme, voire d’une forme de tranquillité, de station en station, d’autels métalliques en Véroniques (1996), en Théâtre d’ombres (1984-1997) ou en Archives (1965-1988-1989)…
Enfin, les effets sonores viennent scander de questions redondantes l’impression provoquée par les simulacres de cercueil ou les personnages en bois habillés, incarnés dans Prendre la parole : « Tu as eu peur ? », « Tu as eu peur ? ». L’interrogation, malgré la familiarité du tutoiement, s’adresse à tous. Nous savons que la réponse est oui, et pourtant. La mort arrive en même temps que la peur et en garantit l’innocuité. Pas le temps d’avoir peur. La question est reçue de façon frontale entre la douleur silencieuse suggérée en amont, et les fantômes actifs dont la voix interroge innocemment la sensation de peur, au sein de ce que tout le monde sait de l’horreur que fut la Shoah.
L’installation des Regards (2011) est très frappante à cet égard (notre photo d’ouverture). On traverse des espaces délimités par des rideaux blancs sur lesquels des yeux en gros plan sont vaguement projetés. Ils bougent doucement, avec les déplacements d’air occasionnés par les visiteurs, et ne sont pas sans rappeler la persistance de la culpabilité, celle où les morts reviennent demander des comptes. Regards d’enfants, regards d’êtres abîmés, à qui l’on a ôté le simple droit à être là. Pas vraiment de message politique, mais une réflexion implicite, une impérieuse saisie sentimentale qui inspire le recueillement. La déambulation rappelle aussi l’errance, l’absence de repères et d’horizon pour avancer.
Un retour sur le titre de l’exposition nous informera aussi qu’il s’agit de la dernière période pour Christian Boltanski, qui divise sa vie en trois, considérant cette dernière comme du temps additionnel, « comme au football », dit-il. Cela signifierait-il qu’il a vécu toute sa vie comme un match ? La maîtrise avec laquelle il qualifie ses différentes périodes, allant de 1969 à 1980 pour la première, et de 1984 à 2000 pour la seconde, montre qu’il reste déterminé à jouir de cette troisième partie, fût-elle remplie de gravité. Car à fricoter sans cesse avec les représentations de la mort, l’artiste a peut-être craint qu’elle ne le rattrape trop tôt ! Et pour s’en prémunir, il l’a devancée, et passe l’arme à gauche en vendant sa vie d’avance ! Pirouette pleine d’esprit s’il en est pour conjurer ce match dont chacun est sûr de sortir perdant. S’il en est question au terme de ses différents dispositifs artistiques, c’est que Christian Boltanski est porté par un temps invasif, sa mesure, son extension dans l’imaginaire, la mémoire fictive. Le temps est partout, assorti de son éternel attribut : la disparition.
Au cours d’un de ses voyages, il a pu être en connexion parfaite avec un collectionneur à qui il a proposé de vendre sa vie comme œuvre. Il a ainsi acheté une éternité pour sa vie qui ne finira donc jamais. Matériellement certes oui, mais pas mentalement. Il sera toujours présent dans les pensées d’un regardeur, témoin aléatoire de milliers d’heures quotidiennes enregistrées. Le pari est aussi bien inscrit dans le projet artistique que dans le défi du collectionneur, puisque ce dernier avait anticipé de quelques années la mort de l’artiste resté bien vivant au-delà de ses prévisions. A la manière des chefs-d’œuvre qui traversent le temps, et sont modifiés, transformés, par les multiples interprétations (comme pour La Joconde qui vit une nouvelle vie régulièrement), la vie éternelle lui sera assurée par son référencement captif. Autrement dit, le viager le rend mort et la mort le rendra éternel. Au contraire d’un artiste comme Opalka dont l’œuvre s’achève avec l’extinction de son geste mesuré, compté et exprimé par son corps vivant, Boltanski, lui, prend les devants de la continuité. C’est dire sa profonde préoccupation en matière d’art. Lui, qui n’est pourtant pas un artiste conceptuel, prend la matière inerte, que sont la photographie, la mémoire, les divers objets symboliques, pour rendre à l’imaginaire toute sa place, sa force de résistance, et sa puissance afin que les visiteurs habitent le temps Boltanski.
Que l’on soit confronté aux portraits, aux reliquaires, aux archives, à Animitas blanc (2017), œuvre qui n’est plus habitée que par les esprits des défunts, se signalant aux vivants par un tintement sonore léger et délicat, toutes les installations rendent compte d’une recherche de lien entre le perdu et le futur. Le présent n’étant là que pour témoigner, passer le relai. Curieux saut dans la vie consistant à la consacrer à ce qui n’est pas ou plus, mais qui est promis à la mémoire vivante future ! Comme si la leçon d’Adorno coulait dans son travail de ne plus pouvoir faire de l’art après la Shoah, mais créer les conditions d’un art continu, qui ne serait lié à aucun style, aucune période, un art traversant en quelque sorte.
L’aspect très contemporain des dispositifs utilisés déjoue les ressorts de la tristesse ou ceux-là mêmes de la compassion ; les multiples constats traduits par l’esthétique de Boltanski sont l’expression d’une création photosensible à l’intemporalité. Les sources mnémoniques, les images de sa vie actuelle, les sujets abordés concourent à une forme très détachée du pathos et incitent le public à se demander comment cela a-t-il été possible ? Comment ne pas recommencer ? Comment oublier ce qui fut et éviter la répétition ? En créant, mais en est-on si sûr ? La question se pose aussi bien pour les événements que pour l’artiste.
Une œuvre insolite, Misterios (2017), répond au risque de répétition : ne pas donner à voir ! En ce sens, Christian Boltanski avoue préférer avoir l’idée d’une pièce, la réaliser, même si personne ne la voit, à une pièce visible qui ne permettrait pas au visiteur de rêver. Misterios est une sculpture métallique installée en Patagonie, qui a la particularité d’imiter le chant des baleines lorsque le vent s’engouffre dans ses larges trompes. Peu ou pas de visiteurs, mais une existence qui établit un lien imaginaire avec n’importe quel individu de la planète qui connaît le projet de l’artiste. En cela, de telles pièces possèdent une réelle aptitude à convoquer le rêve, l’éloignement, l’histoire exotique du savoir indien qui s’y rapporte, etc.
On l’aura compris, l’exposition-événement de Christian Boltanski est un trouble, un appel, une transposition imaginaire de la souffrance du monde, un réel marchepied pour le rêve, rêve que nous formons tout en exhauçant celui de l’artiste, qui réussit son pari en nous transportant dans d’autres univers. La pièce Théâtre d’ombres est éloquente à cet égard. Elle est l’image du dispositif mental que nous construisons avec Boltanski : un objet, sa mise en perspective, et le départ d’une ronde d’images.