L’art digital sensible au féminin

« Elles sont aujourd’hui les figures de l’art contemporain de demain », annonce le texte qui présente l’exposition Origin’Elle, dédiée à cinq noms de l’art digital – exclusivement des femmes. Prière profane, observation visionnaire ou encore prophétie auto-réalisatrice ? Chacun se fera sa propre idée ! Une chose est certaine : la galerie Charlot relève avec brio le défi d’un dialogue subtil entre art et technologies. L’exposition est à découvrir jusqu’au 30 juillet.

Steve Jobs, Bill Gates, Mark Zuckerberg, Shigeru Miyamoto… Qu’ont-ils en commun ? Ce sont des hommes, et par n’importe lesquels. Des hommes, qui ont fait fortune et dirigent les principales sociétés de la tech. Cette liste incarne bien le problème de la sous-représentation des femmes dans le domaine. Des chiffres viennent à l’appui : le secteur du numérique ne compte que 33 % de femmes, passant même sous les 15 % quand on ne tient pas compte des fonctions supports comme les ressources humaines ou le marketing. Il y a donc dans ce milieu très peu de femmes ingénieures, de femmes codeuses, de directrices d’entreprise, de femmes influentes.
La Gaîté Lyrique s’était emparée du sujet dans une approche globale, en 2019, à l’occasion de l’exposition Computer Grrls, mettant sur le devant de la scène le « cyberféminisme », mouvement politico-culturel qui jusque-là évoluait dans les milieux universitaires et alternatifs loin des regards du grand public. Le cyberféminisme propose un contre-point radical à la « Bro culture » (« culture des frères ») dans laquelle baigne la Silicon Valley. Une sous-culture masculine marquée par un mélange entre esprit de camaraderie et compétition, dominée par un white male gaze qu’on associe au milieu de la tech et de l’informatique dans son ensemble. Computer Grrls a voulu brosser l’histoire en partie méconnue des nouvelles technologies et de certaines femmes qui y ont joué un rôle majeur. Soit une histoire qui contrecarre le récit dominant retenu par la mémoire collective.
On (re)connaît à présent Karen Spärck Jones, pionnière de l’intelligence artificielle, Ada Lovelace, première programmeuse informatique, ou encore Roberta Williams, qui est à l’origine des jeux vidéo d’aventure dits graphiques avec Mystery House. La première d’entre elles, Karen Spärck Jones, disait souvent que « l’informatique est trop importante pour être laissée aux hommes ». Ce mantra est-il transposable à l’art digital ?
La galerie Charlot se trouve avoir justement été fondée par une femme : Valérie Hasson-Benillouche. Spécialiste des arts numériques, cela fait plus de 10 ans qu’elle cherche à rendre visible les pratiques innovantes de l’art contemporain autour du triptyque art, technologie et sciences. Pour elle, la question ne fait pas l’ombre d’un doute. Du côté de la scène artistique émergente, les femmes sont nombreuses et talentueuses. Mais comme pour l’ensemble du milieu des technologies, ce sont rarement les premières à être mises en avant.

Vue de l’exposition Origin’Elle. ©Galerie Charlot

Avec Origin’Elle, la démarche est sans conteste engagée. En montrant exclusivement des artistes femmes, l’exposition met en exergue la problématique de la surreprésentation des hommes et s’y oppose. Mais le propos, lui, n’est pas politique ; la féminité étant abordée comme la possibilité d’un nouveau langage ayant trait aux technologies et à leur usage. Et Valérie Hasson-Benillouche de préciser : « La féminité n’est pas circonscrite à un genre. C’est plutôt un type de sensibilité, une âme. » Anne-Sarah Le Meur, Liat Segal, Mélanie Courtinat, Sabrina Ratté et Yael Burstein sont donc les cinq âmes invitées. Photo et vidéo numériques, créations digitales, œuvres génératives ou interactives : les artistes proposent un panorama très large de ce qu’est et de ce que peux être l’art digital.
Le texte d’introduction de l’exposition nous place d’abord dans une lecture historiciste. Avant de nous laisser déambuler dans la galerie, il nous rappelle la faible reconnaissance des femmes artistes à travers les différentes époques et la tendance générale à les reléguer au statut d’artisan. Ce panneau est une manière de nous inciter à contempler les œuvres pour elles-mêmes sans oublier cependant qu’elles ont été créées par des femmes. Ainsi celles-ci ne sont pas invisibilisées au présent, pour que l’histoire de l’art continue de s’écrire de façon plus inclusive. Artisanes de l’univers digital, les cinq artistes exposées le sont, au sens où elles maîtrisent des technologies à différents niveaux de complexité, en explorent et redéfinissent les usages possibles, les détournent. Et cela n’exclut en rien l’idée de talent, bien au contraire.

Radiance VI, Sabrina Ratté, 2017-2018. ©Sabrina Ratté

Débutant la visite par le rez-de-chaussée, on s’immerge en douceur, mais avec un sentiment d’inquiétante étrangeté, dans un monde à part : le monde digitalisé. Avec Sabrina Ratté, il s’explore à la façon d’un scénario d’anticipation. Espaces réels et virtuels interagissent et se confondent, générant des paysages oniriques aux milles couleurs moirées. L’artiste joue avec les limites vacillantes entre les deux types d’espace, donnant corps avec Radiance VI à une image composée en réalité virtuelle puis imprimée et collée sur une plaque d’aluminium. On croit y voir le soleil se coucher sur une terre de lacs et de dunes sans oser s’y aventurer, car on reconnaît aussi les contours d’un monde en cours de dématérialisation qui attise la peur de disparaître. L’artiste expose aussi plusieurs vidéos réalisées à partir d’un programme 3D et qui mettent en fiction l’idée de nature dans un futur plus ou moins proche. Dans ces visions dystopiques, les formes végétales ont uniquement perduré au sein d’aquariums virtuels.
Tout au long d’Origin’Elle les technologies sont interrogées avec finesse, en traduisant très justement leur ambivalence. Elles révèlent des choses, approfondissent le monde physique en ouvrant d’autres dimensions de matières, d’échelles, de conscience… Parfois aussi, elles le limitent ou le menacent. On ne sait jamais très bien si les technologies sont au service de la vie ou son contraire.

Au sous-sol, les œuvres témoignent d’une recherche d’un sens originel ou absolu par le biais de différentes techniques, avec un travail sur la lumière, les matières et couleurs. Les impressions et vidéos d’Anne-Sarah Le Meur en sont un exemple. Toutes sont extraites d’un programme génératif produisant des formes mouvantes aux allures organiques, qui livrent à la contemplation méditative un spectacle de variations de couleurs, d’évolutions plastiques, le tout dans un processus de création permanente sans fin ni répétition. Les algorithmes dévoilent leur puissance de création par-delà la simple reproduction et réduisent, se faisant, l’écart entre les ordinateurs et l’idée d’un dieu.
Comme Anne-Sarah Le Meur, chacune des artistes s’intéresse à des questions et des choses très fondamentales. Les technologies se révèlent entre leurs mains comme un moyen de réagencer notre rapport à la création et à l’être. Elles s’en saisissent particulièrement pour interroger les relations entre le réel, l’artificiel et le digital ainsi que les notions de nature, de culture et le devenir du monde. Les motifs énigmatiques de Liat Segal, tracés sur de grandes feuilles blanches, sont ainsi une tentative de restituer dans une nouvelle forme d’écriture des activités humaines enregistrées par des machines et traduites en algorithmes. Le plotter-drawing apparaît comme un moyen de représenter des phénomènes humains ou sociaux par le point de vue de l’intelligence artificielle, qui s’arroge alors le rôle de l’artiste.
Avec Yaël Burstein, les techniques employées sont plus classiques mais l’effet tout aussi déroutant. La photographie numérique lui sert à plaquer le monde sur une surface plane pour produire des jeux et effets d’optique qu’elle accentue avec un travail de collage. Dans ses tirages, la végétation ou les minéraux viennent envahir des espaces bruts construits par les hommes. Voyant un tronc ou des racines grignoter toute une pièce jusqu’à la faire disparaître, on se dit que la nature est loin d’avoir été entièrement domestiquée et ne disparaît jamais entièrement des espaces même les plus modelés par la technique.

Floralia I, Sabrina Ratté, 2021. ©Sabrina Ratté

Origin’Elle est la démonstration que les technologies ne sont pas uniquement au service d’une rationalité froide. Les cinq artistes se réapproprient les outils numériques, leurs usages et leur langage et s’en servent pour produire des formes aux caractéristiques plus « féminines » : la narration, la spéculation et l’imaginaire plutôt que le calcul et le discours. Par ailleurs, dans leur approche, il n’y a pas de dualisme radical entre nature et culture. Les technologies et le vivant peuvent cohabiter, voire se renforcer et se sublimer. La sensibilité et le corps sont remis au cœur de notre rapport au monde, contre la tendance à appréhender les technologies et l’intelligence artificielle comme des principes désincarnés. Dans cette optique, l’installation Safe de Mélanie Courtinat pourrait bien représenter le socle d’un nouveau rapport à l’espace virtuel ainsi qu’à soi. Ecartant d’une main un rideau de fils roses pour se placer à l’intérieur, on se retrouve debout les deux pieds sur une icône de téléchargement projetée au sol tandis qu’une caméra volumétrique capte notre image. Très vite, le spectateur découvre son corps dans un écran face à lui dématérialisé en un nuage de pixels. L’installation tente de transposer l’expérience du « point de sauvegarde ». Contre ceux qui associent seulement les jeux vidéo à la violence et une perte de contrôle sur le réel, Mélanie Courtinat leur rend hommage en mettant en avant une toute autre idée. Safe traduit le sentiment de sécurité, de répit, le « safe space » que constitue l’espace digital à travers nos ordinateurs, nos jeux… contre un monde extérieur qui est celui des oppressions et de la violence.
A l’image de cette installation, c’est toute l’exposition qui nous permet d’envisager par les arts digitaux d’autres rapports aux technologies. Ces dernières ne sont pas hermétiques à la sphère de l’intime, des émotions et de la sensibilité. Origin’Elle nous apprend qu’il est temps de réhabiliter le corps comme lieu de compréhension et de savoirs, au même titre, au moins, que la pensée.

Vue de l’exposition Origin’Elle. Au premier plan, un tirage de Yaël Burstein. ©Galerie Charlot
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Origin’Elle, jusqu’au 30 juillet à la galerie Charlot, Paris.

Crédits photos

Image d’ouverture : Au centre, l’installation Safe de Mélanie Courtinat. ©Mélanie Courtinat, photo galerie Charlot