En attendant la deuxième édition de Paris+ par Art Basel, les 19 au 22 octobre, sous les voûtes du Grand Palais Éphémère, à Paris, ArtsHebdoMédias vous propose de découvrir, après coup, l’édition 2023 de la « foire mère », qui s’est déroulée à Bâle, en Suisse, du 15 au 18 juin. Accrochez vos ceintures, la visite est trépidante, la diversité des œuvres donne le tournis, mais l’expérience était à vivre. Sans aucun doute.
En attente de la prochaine extension d’Art Basel à Paris, la foire internationale de Bâle, la plus notoire et la plus importante, a rassemblé une fois encore tout ce que le monde de l’art s’attache à montrer comme la quintessence esthétique actuelle. Avec une représentation planétaire des exposants nous devions nous attendre à une évidente pluralité de propositions essaimées dans les 2284 galeries participantes avec plus de 4000 artistes présents. Ce fut le cas. En plus de ce forum plastique rassemblé à Messeplatz s’y sont ajoutées les éditions, les conversations entre curateurs et artistes, ou d’autres manifestations complémentaires visibles dans la ville. Il faut reconnaître qu’Art Basel est avant tout ce grand marché de l’art, et s’adresse particulièrement aux collectionneurs, aux professionnels de tout acabit qui de près ou de loin transforment notre actualité. Les galeries poids lourds exposent avec un certain éclectisme leurs artistes les faisant cohabiter de façon parfois forcée, sur un même stand, mais c’est la règle du jeu et les professionnels l’utilisent, leur axe artistique étant connu de tous. Pour certaines œuvres, leur qualité triomphe de l’étourdissement provoqué par le nombre.
L’immense hall d’entrée est consacré à « Unlimited », première étape de cet incontournable événement, où une imposante installation vidéo Jam Proximus Ardet, the Last Video d’Adel Abdessemed nous accueille. Le bateau en flammes, sur lequel s’est posté l’artiste, avance vers nous puis recule, en interrogeant l’espace sur notre propre réception ou notre propre refoulement des dangers climatiques. Son mouvement d’avancée et de recul, illustre ainsi le métronome de nos dispositifs décisionnels.
Le commissaire suisse Giovanni Carmine nous invite ensuite à d’autres installations dont on retiendra celle d’Agustas Serapinas, Čiurlionis Gym.
L’artiste lithuanien établit une relation sur les canons de beauté entre l’actuel et le passé sous les formes concrètes de l’esthétique corporelle produite d’une part, par l’effort musculaire, et de l’autre, selon les critères de la beauté antique : chaque athlète présent en live sur la plate-forme fait des exercices en présence du public, mais au lieu de manipuler les habituelles haltères, soulève des têtes de plâtre, reproductions de statues antiques grecques. Si le lien est implicite entre les deux univers à distance de plusieurs millénaires, le message est efficace sur le plan des contraintes sociétales normatives.
Dans la section suivante, vient l’espace des galeries. Deux étages d’exposition ouvrent successivement aussi bien sur des ancrages représentés par les artistes historiques comme Picabia, Fontana, Warhol, Dubuffet, que sur des rappels plus récents comme ceux de l’Arte Povera qu’il fait particulièrement plaisir de revoir, et bien évidemment, d’autres sections réservées à la découverte d’artistes montants.
Giovanni Anselmo, Paolo Fabri, Giuseppe Penone (et sa toile ponctuée d’épines de roses) côtoient dans un parcours éclectique, aussi bien une très belle série de dessins biffés de Cy Twombly, une installation vidéo de Carlos Cruz-Diez, un crabe d’Annette Messager (réalisé avec des soutiens-gorges noirs), que des œuvres moins connues de Lee Ufan, présentées par la galerie coréenne Hyundai, céramiques de grande force dont la présence insufflait un air de sobriété et de rigueur reposantes dans ce déambulatoire peuplé d’œuvres de tous les horizons géographiques et esthétiques.
Des œuvres récentes viennent enrichir ce luxueux déballage comme cette peinture sur aluminium de Jason Martin réalisée l’an dernier, présentée par la galerie Stein de Milan évoquant Klein et le Nouveau réalisme, présent par ailleurs avec Martial Raysse, certaines de ces nouveautés sont issues de la section LISTE qui traque les nouveaux talents tel que Francisco Tropa qui interprète la Vénus de Lespugue dans un montage géométrisé, mais il n’est pas le seul, tous peuvent retenir notre attention pourvu que nous luttions contre la submersion des formes et des couleurs. Un artiste passé récemment chez Pinault, Lucas Arruda, a eu un franc succès avec ses paysages fouillés (tous vendus à 150 000€) dans lesquels la surabondance végétale y apporte une note d’étrangeté, de parcours sans issue.
Pêle-mêle dans ma mémoire gourmande, une œuvre de la controversée Myriam Cahn ; des performances en temps réel sur les gestes et habitudes ordinaires de la vie (Khalil Rabah, Olaf Nicolaï…) rappelaient certaines expériences des années 1980 comme on pouvait le voir dans le théâtre en temps réel de Tilly (Charcuterie fine). Autre rappel pour nous signifier nos sources, l’installation de ruines monumentales en morceaux de céramique, de Firelei Baez et ses références non seulement à la nature en danger mais aux inscriptions pariétales ; les effets de renvoi à notre propre image de Roni Horn, et de nombreux autres, soit un panorama très fourni de la création actuelle.
Le parcours de l’exposition a aussi sa version en zone urbaine, sculptures, installations murales ponctuent le trajet parfaitement balisé et documenté pour le promeneur. On y croise de grandes sculptures éphémères de Kaspar Müller, les personnages en paille disséminés sur une place piétonne semblent s’appeler au secours les uns les autres ou être accablés sous le poids d’un sort non choisi, la lumière qui ensoleillait la place rendait aussi une atmosphère un peu désolée. Ce parcours balisé passe devant la galerie Gagosian qui exposait l’artiste Jordan Wolfson avec des œuvres pétries d’ironie et d’humour intitulées Description de la façon dont un chien a été abattu de la série JFK Jr, mêlant la satire politique de la jeune élite américaine à l’autoportrait, lui-même confondu avec la figure de Groucho Marx, allant jusqu’à évoquer aussi certaines caricatures d’Hitler.
Enfin pour clore l’éventail des offres artistiques, cette année, Kabinett faisait partie des nouveautés d’Art Basel avec un cabinet de curiosités réalisé par plusieurs artistes colombiens, ayant pour thématique la féminité, le corps, les relations humaines. Autre complément, les musées participent de cette effervescence en proposant leurs expositions en écho, celle du Kunstmuseum ou de la fondation Beyeler prolongent cette offre. Dans cette dernière, on y découvre une prestation exceptionnelle de l’artiste colombienne, Doris Salcedo, dans la continuité de son installation Palimpsest (jusqu’au 17 septembre).
Huit salles lui sont consacrées, traitant de thèmes qui lui sont familiers, la guerre, la disparition, la violence. Mais Salcedo les aborde parfois avec une grande douceur, parfois en restituant la dureté d’un massacre de travailleurs colombiens dans une plantation (Untiled, 1989-2016) : cadres de lit, chemises empilées parfois en tissu d’origine animale, plâtre, la sobriété de l’installation provoque un sentiment pathétique chez le spectateur, tout comme dans une autre salle des paires de chaussures encloisonnées et floues, faisant référence à des personnes disparues (Atrabiliarios,1992-2004). Piegara Muda (2008-2010), œuvre plus connue, présente des tables superposées, leurs pieds renversées évoquent les alignements dans les cimetières, fin inévitable infligée par l’armée colombienne aux « guérilleros » soupçonnés d’appartenir à des gangs criminels, les tables sont toutefois parsemées de petites pousses d’herbes comme autant d’espoir d’une repousse saine d’une politique plus humaine. Parmi ces travaux spectaculaires et imposants, une immense couverture réalisée en pétales de roses, traités savamment, et cousus à la main avec du fil chirurgical… ! (A Flor de Piel II– 2013-2014). Les tons fanés des pétales prennent la couleur de la peau sur une surface impressionnante dite de dimension variable mais dont on peut supposer qu’elle fait aux environs de 7 à 8 m de côté.
Que l’ensemble de ces expositions se fasse mutuellement écho n’a rien de surprenant dans un contexte qui se veut être le centre névralgique de l’art contemporain. La foire d’art contemporain Art Basel conditionne à elle seule les manifestations environnantes, le marché, et donne plus généralement l’indice de ce que peut être l’art dans une société aussi connectée, inégale, puissante, dominante ou encore désenchantée, comme les expositions le prouvent.
Contact> Paris+ par Art Basel, du 19 au 22 octobre, Grand Palais Ephémère, Paris. Site internet.
Image d’ouverture> Čiurlionis Gym, installation d’Agustas Serapinas. ©Photo Francesca Caruana