En milieu urbain, tous acteurs de l’œuvre

Maurice Benayoun, Rafael Lozano-Hemmer et Sander Veenhof comptent parmi les artistes invités du Montluçon Art Mobile. Partenaire de la manifestation qui se tient au Fonds d’art moderne et contemporain de la ville, jusqu’au 2 juin, ArtsHebdoMédias vous fait découvrir les dispositifs artistiques qu’ils ont imaginés à l’échelle de la ville. Ces installations hors normes représentent une des familles plastiques du Mobile Art. Souvent difficiles à mettre en œuvre, elles ont heureusement été documentées par les artistes. Les vidéos qui en témoignent sont accessibles à l’intérieur de la visite virtuelle de l’exposition.

Optimisation, prévention, écologie… La ville au XXIe siècle se doit d’être intelligente. Si le concept de smart city n’est pas nouveau, il prend avec les défis environnementaux, démographiques et économiques actuels la forme d’une injonction. En Inde, comme en Australie, à Singapour comme à Dubaï, mais aussi en France, en Belgique ou en Espagne, partout dans le monde, des villes investissent pour répondre aux impératifs liés à la mobilité, la sécurité, les télécommunications, les énergies renouvelables… Elles choisissent de collecter les données nécessaires à l’optimisation de leur gestion en misant sur la participation des principaux intéressés : leurs habitants. Acteur de ces transformations, le smartphone peut en devenir un élément décisif. Son utilisation permet de considérer chacun comme un participant potentiel à un environnement commun, une source à la fois d’informations, d’idées et d’actions. « Nous sommes tous appelés à devenir des Netcitoyens, non seulement par une fréquentation intensive du numérique sur nos écrans de téléphones et de tablettes, mais aussi sur les trottoirs et dans les bus encore analogiques de nos villes de rêve, qui sembleraient devoir elles-mêmes muter dans les espaces virtuels », écrit Hervé Fischer*. Le philosophe poursuit d’ailleurs en dénonçant l’utilisation abusive du concept de « villes intelligentes », le qualifiant de « cache-misère numérique que l’on ressort à chaque élection pour exploiter les séductions de la pensée magique ». Toutefois, la ville de demain continue de se dessiner au gré des flux de données numériques, de plus en plus importants et diversifiés. Des données qui peuvent être employées pour le meilleur, mais aussi pour le pire. Courroie de transmission, émetteur-récepteur, le smartphone est l’outil qui peut prévenir d’un danger imminent, comme une cru, envoyer de la publicité contextualixée, géolocaliser un individu à un endroit où il n’était pas censé être… Un effet « Janus » dont les artistes se sont emparés depuis 2007. Intégrant le smartphone à leurs dispositifs, ils en décalent l’utilisation, en renouvellent l’appréhension et obligent à le penser dans la multiplicité de ses avantages/dangers. L’œuvre s’apparente alors souvent à un rituel collectif auquel chaque détenteur de smartphone peut participer en exprimant sa singularité ou simplement en observant la « cérémonie ». Elle fonctionne comme une scène de théâtre qui ne dissocierait pas le plateau de la salle. Pensée pour être actionnée en extérieur, elle modifie sensiblement l’environnement habituel et ses capacités visuelles et/ou sonores attirent l’attention bien au-delà des amateurs d’art. La proposition artistique tend donc à s’intégrer dans la ville en faisant montre d’une hybridation désormais habituelle entre un objet matériel et ses qualités numériques, entre sa position spatiale unique et l’étendue de son périmètre d’action, entre l’univers particulier de son détenteur et le reste du monde. Ces dispositifs artistiques interactifs naissent de l’imbrication de différentes disciplines et pratiques, comme le théâtre, l’architecture ou la danse, par exemple. Composés d’éléments le plus souvent complexes technologiquement, ils procèdent d’une mise en espace et de la mise en jeu d’un scénario d’interactions imaginé par l’artiste, mais le plus souvent méconnu des participants. L’interactivité est la clé de ces installations à l’échelle de la ville et l’implication du public est indispensable à leur déploiement. Ainsi qu’à leur sens.

NeORIZON de Maurice Benayoun

NeORIZON, Maurice Benayoun, 2008.

Présentée dans l’espace public chinois du 18 au 22 octobre 2008, l’installation interactive NeORIZON de Maurice Benayoun met en évidence la matière première et constitutive d’une ville : l’humain ; et s’intéresse à la réalité des nouveaux horizons urbains. Un an après l’arrivée sur le marché du smartphone, l’artiste français » propose à l’occasion de l’exposition Horizon extérieur dans le cadre d’un festival numérique à Shanghai, un dispositif interactif fondé sur l’utilisation du QR code. Sur une esplanade de la mégalopole chinoise, plusieurs architectures étranges nommées IDworms attirent l’attention. Ces pavillons géants et géométriques de couleur rouge possèdent à leur extrémité la plus large un écran rectangulaire et à l’autre un conduit à l’ouverture positionnée de façon à susciter l’intérêt et l’envie de regarder à l’intérieur. Quand un curieux se penche, son visage s’affiche sur l’écran géant, puis est converti (avec son autorisation) en QR code, lequel est utilisé pour envahir la ville, la transformer en IDcity. Tous ces « identifiants », appelés IDcodes, glissent alors sur le sol tel un tapis vivant et rejoignent un écran sur lequel ils se transforment en différents volumes. Composé de tous ces éléments, un nouveau paysage en élaboration constante se dessine : l’IDscape. Chaque contributeur peut sur Internet récupérer son IDcode et s’en servir comme signature. A tout moment, celui-ci peut révéler le visage qu’il symbolise, grâce à l’utilisation d’un simple lecteur de QR code. NeORIZON replace l’homme au cœur de la ville, en offrant à celle-ci un « ADN » composé des visages cryptés de ses habitants, tout en dénonçant le traitement inique qui est fait aux ouvriers bâtisseurs, logés le temps du chantier dans les sous-sols des tours en construction. L’installation rappelle ainsi qu’une cité, même tentaculaire, n’est pas une entité autonome, mais un environnement construit par des hommes qu’elle se doit de respecter et de protéger. A travers une succession de métamorphoses, Maurice Benayoun démontre que les nouvelles technologies, qui sont en mesure d’« étiqueter » indifféremment humains et marchandises, peuvent aussi révéler le caractère unique de chaque individu.

Solar Equation de Rafael Lozano-Hemmer

Solar Equation, Rafael Lozano-Hemmer, 2010.

Commandé par le Festival Lumière en hiver de Melbourne (Australie), en 2010, Solar Equation (notre photo d’ouverture) de Rafael Lozano-Hemmer est un dispositif artistique à l’échelle de la ville. C’est l’hiver en Australie. Ce soir-là, Federation Square a quelque chose d’inhabituel. Une clameur s’élève d’une petite foule de curieux. Dans la nuit, le Soleil s’est levé. Il a rendez-vous avec la Lune ! Sur un ballon d’hélium géant (100 millions de fois plus petit que l’astre lui-même), sont projetées des simulations de turbulences et d’éruptions solaires produites par des équations mathématiques utilisant des images enregistrées par la NASA. Autant d’effets spectaculaires rendus possibles grâce à la présence de cinq projecteurs fabriqués sur mesure tandis que des haut-parleurs diffusent des sons, fruits d’une simulation de l’activité solaire générée par un logiciel. Les phénomènes visuels sont en constante évolution et peuvent être chamboulés en temps réel par le public à l’aide d’une application téléchargeable sur iPhone, iPod Touch ou iPad. Ce dispositif ouvert, qui requiert la participation du public, est à la fois un spectacle urbain, une proposition pédagogique et un appel à l’action. L’artiste mexicano-canadien fait du « regardeur » une partie de l’œuvre, lui offrant l’occasion d’influencer cet astre redoutable qu’est le Soleil, à la fois source de vie et de mort. Si Rafael Lozano-Hemmer utilise des technologies avancées, c’est pour mieux impliquer le public, le rendre complice de l’œuvre. « Je veux lui déléguer du pouvoir », insiste-t-il. Alors que les questions environnementales sont au cœur des préoccupations de ce début de XXIe siècle, Solar Equation montre qu’un très petit geste de l’homme peut influencer considérablement un environnement et ce d’autant plus qu’il se multiplie. « L’environnement urbain est un endroit très aliénant, dominé par les lois du marché. La proximité entre les gens tend à disparaître. Travailler dans l’espace public me permet d’offrir l’opportunité de se rencontrer, d’entrer en contact. Etre interpellé, se questionner : cela vous rend plus attentif à vous-même et aux autres. »

Dance.AR de Sander Veenhof

Dance.AR (arrêt sur image vidéo), Sander Veenhof, 2014.

« A partir du moment où l’on appréhende le monde comme un mélange de matériaux virtuel et réel, il devient possible de générer une multitude de versions – en partie programmées – de la réalité. Internet avait été un tournant majeur, la révolution du smartphone en fut un autre. » Les expériences, pour la plupart de réalité augmentée, proposées par l’artiste néerlandais Sander Veenhof sont de l’ordre de la performance, à ceci près – et c’est fondamental – qu’il ne s’agit pas de l’artiste qui se met en scène, produit un geste, applique un concept… mais bien du public. « La technologie m’offre la liberté d’installer mes œuvres dans n’importe quel environnement. Nul besoin de “white cube”, car le public a tout le matériel nécessaire en poche. » Imaginée dès 2012, Dance.AR est une chorégraphie de 33 mouvements réalisée en temps réel par nombre de personnes réparties dans différentes villes à travers le monde ; la coordination de l’ensemble étant assurée par des instructions défilant sur l’écran du téléphone de chacun des participants. « Dance.AR a été pensée comme une chorégraphie mondiale. Comprendre et ressentir cette envergure n’était pas si facile pour les participants : malgré des compteurs indiquant en temps réel leur nombre et leur répartition par pays, tout ce qu’ils voyaient, en réalité augmentée, était un petit cube en 3D flottant autour de leur tête. Le contraste entre cette forme minimaliste et son impact sur le monde physique ne pouvait pas être plus grand. A l’heure où les gens sont de plus en plus enthousiasmés par le côté spectaculaire de la réalité augmentée, il me paraissait important de leur proposer un projet conceptuel qui ne leur montre pas grand-chose visuellement, mais laisse une grande place à l’imagination. »
Faire d’une pensée une œuvre collective. Permettre à tous d’y participer. Ne serait-il donc pas possible d’inscrire Dance.AR dans une notion élargie de « sculpture sociale » telle qu’imaginée par Joseph Beuys dans les années 1970 ? Cette méthode d’interaction entre l’artiste et la société prévoyait l’expansion du phénomène artistique jusqu’à sa dissolution complète dans l’environnement sociétal, partant du principe que chaque homme possède des capacités créatrices, ce qui implique de concevoir l’art comme possiblement engendré par tous. A l’époque, ce concept vient compléter un « arsenal » mis en place par les surréalistes et plus largement par les mouvements d’avant-garde du XXe siècle qui consistait à changer la vie. Faisant passer par-là même l’œuvre d’art du domaine de la contemplation à celui de l’action. L’œuvre devient alors un outil, un instrument qui produit du lien, un sentiment d’appartenance à un ensemble plus important que sa communauté d’origine. Chacun est acteur de l’œuvre. « Il me semble qu’il est grand temps d’explorer de nouvelles formes d’art », affirme Sander Veenhof ou peut-être de faire exister avec enthousiasme ce qui a été théorisé par d’autres.

* Hervé Fischer, « La Pensée magique du Net », op. cit., p. 240.

Contact
Montluçon Art Mobile, du 13 avril au 2 juin à Montluçon. Plus d’infos d’un clic !

Crédits photos
Image d’ouverture : Solar Equation © Rafael Lozano-Hemmer, photo Marcel Aucar – NeORIZON © Maurice Benayoun – Solar Equation © Rafael Lozano-Hemmer, photo Julie Renouf – Dance.AR © Sander Veenhof