De l’enregistrement du réel à l’animation, le mouvement possède l’image

Il ne reste plus que 10 jours pour découvrir le Montluçon Art Mobile. Partenaire de la manifestation, qui se tient au Fonds d’art moderne et contemporain de la ville jusqu’au 2 juin, ArtsHebdoMédias vous fait découvrir artistes et œuvres invités. Cette semaine, il est question de vidéos et d’animations. Toutes ces images dites « en mouvement » que le smartphone peut produire. L’installation Midi Pile de Jean-Claude Mocik nous fait tourner autour de Paris, les Smalls Forms de Mehmet Omur nous incitent à plonger dans la couleur, quand Selfie d’Andy Martin nous offre un portrait amusant et bien senti des utilisateurs de l’appareil. Pour découvrir en situation les œuvres de Mobile Art exposées à Montluçon, c’est par ici !

Filmer est devenu une activité courante pour de très nombreux détenteurs de smartphones. Longtemps réservée à une minorité « savante », cette activité, qui demandait connaissances, apprentissage, préparation, moyens, etc., est désormais à la portée de tous. Filmer pour témoigner, se souvenir, s’amuser… peu importe, il n’y a plus aucune raison de s’en priver. Au-delà de la constatation, cette nouvelle capacité engendre un phénomène de société, mixe les sphères publique et privée, change la relation que l’on peut avoir à l’information mais également la manière dont s’organise la mémoire. Filmer avec un téléphone, même mobile, n’est pas la même chose que filmer avec une caméra. La proximité physique et quotidienne du smartphone est la première différence. Inutile d’anticiper. Il est possible à tout moment de capturer des images sans même avoir une intention plus poussée. Filmer pour filmer, juste parce qu’on en a envie ou parce que l’intuition nous dicte de le faire. Cette non préméditation change, évidemment, le statut des images enregistrées. Il n’est plus forcément question de livrer un regard particulier sur le monde ou d’en créer un, il s’agit avant tout de saisir l’instant dans tout ce qu’il a de plus « cash ». Des moments bruts de vie qu’il sera par la suite possible de partager tel quel ou pas.
Autre différence : la technique de prise de vue. Autant la caméra sous-entendait un professionnalisme et du savoir-faire, autant le téléphone mobile banalise complètement la pratique. N’importe qui peut filmer sans même avoir besoin de regarder dans le viseur. L’appareil agit comme un œil greffé dans la main. Là où elle se glisse, je peux voir et quand elle se lève au-dessus de ma tête, idem. Je complète un de mes organes et par-là même lui transfère une partie d’un sens dont il n’est pas acteur habituellement. Tout le monde a en tête ces images de concert qui montrent une foule de bras tendus vers le ciel, paumes des mains tournées vers la scène, filmant un spectacle que les yeux ne peuvent voir. Le « regard » posé alors sur l’environnement ou sur l’événement est délégué et différé.
Dernière singularité : la capacité à diffuser la vidéo dans la foulée de la prise de vue et par ses propres moyens. Le film bien que souvent peu esthétique, voire sans intérêt particulier, peut être non seulement partagé grâce aux réseaux sociaux, ou à des sites communautaires, mais aussi plébiscité. Son « réalisateur » se trouve en relation directe avec le public. Ce qui change tant le domaine de la production que celui de la diffusion. Chaque création a potentiellement la capacité de toucher un très large panel de gens sans avoir à se soucier de quiconque. Une possibilité, mais aussi une responsabilité inédite.

Selfie (arrêt sur image), Andy Martin, 2014.

A l’instar de ce qui s’est passé pour la photographie, le téléphone mobile a ouvert dans le domaine de la vidéo et de l’animation un champ nouveau d’expérimentation pour les artistes. Tout en en explorant les qualités, ils en testent aussi les limites et en interrogent les usages. Détenteurs communs de smartphones, ils s’observent vivre avec et à travers lui. Ils cherchent non seulement à apprivoiser techniquement l’appareil, mais aussi à comprendre ce que ce dernier représente désormais pour nous et quel est son impact sur les relations que nous entretenons avec nous-mêmes, l’autre ou les autres. La singularité de l’objet n’est pas tant le caractère innovant de ses fonctionnalités que la possibilité de se servir de toutes dans un même élan et dans des conditions simplifiées.
Si de nombreux artistes produisent désormais des films entièrement réalisés au smartphone, certains ont fait évoluer leur pratique de GIF animés vers l’animation tandis que d’autres s’attaquent à la place que l’appareil a pris dans nos vies. Selfie d’Andy Martin est un petit trésor d’humour qui se moque non pas du smartphone mais de nous ! Dans cette animation d’une minute, un petit personnage se transforme à l’envi devant son téléphone mobile, qui l’absorbe, le liquéfie, lui explose au nez, le métamorphose en vache et le multiplie à l’infini. 60 secondes pour sourire et se moquer de soi ! A Montluçon, le petit film démarre et termine l’exposition.

Midi Pile de Jean-Claude Mocik

Vue de l’installation Midi Pile, Jean-Claude Mocik, 1994-2019.

Midi Pile (notre photo d’ouverture) est un dispositif performatif au protocole précis que Jean-Claude Mocik renouvelle tous les quinze jours depuis la première prise de vue qui eut lieu à la Porte Dorée, à Paris, le samedi 8 janvier 1994. Chaque vidéo-performance est suivie de la mise en ligne d’une vidéo d’une minute dont la mise en page graphique change à chaque nouveau tour de la capitale. Les films réalisés sont hébergés sur Vimeo et sur YouTube. Ils sont également consultables sur le site de l’artiste. « Avec Midi Pile, je reproduis un dispositif qui n’a jamais changé, ni évolué depuis sa création. Seul le design de la mise en page d’un tour à l’autre diffère, et parfois les participants. A chacun de mes passages, la prise de vue est la même, le mode opératoire est le même, et pourtant le résultat est toujours différent. Je suis en rotation active, peut-être définitive ! » Midi Pile est un rythme, donne le rythme. C’est à la fois une rencontre obligatoire bimensuelle et un dispositif producteur d’images. Mois après mois, année après année, les unités s’accumulent et forment des séquences, puis des cycles. Pour l’artiste, c’est du « rythme pur », une « pratique esthétique ». Inutile de parler de rituel. C’est hors sujet. Si le dispositif est précis, voire contraignant, c’est pour mieux faire apparaître les subtiles différences. « Ce n’est jamais le même paysage urbain, les mêmes couleurs, les mêmes flux ou dynamiques. Ce sont les nuances, les accidents de parcours qui m’intéressent. Ces libertés qui naissent à l’intérieur du cadre, qui finalement devient complétement neutre, avant de disparaître. » Depuis quelques tours maintenant, une des deux caméras tenues à la main que l’artiste utilise lors de la minute de tournage a été remplacée par un smartphone. L’œil cède du pouvoir à la main. « Dans la plupart de mes réalisations, il est toujours question d’une main quelque part. Soit elle occulte l’objectif, soit elle produit un rapport d’échelle dans le cadre… Etre détaché du viseur permet la réalisation d’une chorégraphie du mouvement qui produit du rythme et du flux visuels. Ce qui compte, c’est la dynamique du geste. Le rythmicien ne tient pas compte de ce qu’il filme. Cependant, l’utilisation du smartphone a changé des choses. Avec lui, le sujet est plus présent et maintenant j’approche des uns et des autres, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Cet outil, pensé pour filmer le réel, la famille, etc., me renvoie à l’iconographie. »

Smalls forms de Mehmet Omur

Smalls forms (détail), Mehmet Omur, 2014-2019.

Les Smalls forms sont des animations réalisées à l’aide d’applications pour smartphone. Entièrement conçues à partir de l’appareil technologique, elles sont la suite logique du travail de GIF animés réalisé par Mehmet Omur depuis 2014. Elles sont le résultat d’une recherche de l’artiste consacrée au déploiement d’une forme quasi méditative ou hypnotique dans l’espace numérique. Dans un océan de vert la forme se déploie, s’enroule et disparaît en d’innombrables circonvolutions colorées. Certaines formes utilisent le temps pour faire languir l’œil, d’autres pour l’entraîner dans une folle danse de couleurs. Les Smalls forms sont tour à tour psychédéliques, organiques, géométriques… Elles émergent d’un monochrome ou dessinent un caléidoscope coloré. Elles sont expérimentales et joueuses. De son jeune âge, l’artiste turc conserve le choix de parler un français impeccable et de ses années étudiantes, celui de pratiquer la photographie. Si son parcours n’est pas commun, raconté par lui, il est simple. Après 30 ans d’une carrière de chirurgien ORL et de professeur de médecine, il décide en 2010 de revenir à ses premières amours et de rejoindre les bancs d’une école de l’image pour le plaisir d’explorer toutes les étapes photographiques. Un nouveau diplôme en poche, il parcoure le globe, des pays nordiques à la Patagonie. Quelques livres en témoignent. « Mon sac pesait près de 15 kg. A chaque fois, je rentrais le dos en compote ! En 2014, j’ai vendu tout mon matériel et opté pour un smartphone. » Depuis, Mehmet Omur en a testé plus d’une douzaine avant de revenir immanquablement vers l’iPhone pour la diversité de ses applications. Car ce sont elles qui lui fournissent les outils nécessaires à ses créations. « Avec les applis, tout est possible, d’autant qu’elles sont faciles à utiliser. Elles permettent de démocratiser les pratiques de création. C’est très intéressant car il ne s’agit plus de détenir un savoir technique complexe pour créer mais bien d’offrir des outils dont chacun peut s’emparer pour servir son imagination. » Pour lui, l’art mobile rebat les cartes. Il se développe de manière exponentielle en marge de tous les circuits officiels de l’art contemporain à partir d’un objet du quotidien. Il dit aussi que l’art mobile est ludique. « Pendant que beaucoup jouent avec des jeux, moi je joue à l’art ! », s’amuse-t-il, toujours joyeux et un tantinet provocant.

Contact
Montluçon Art Mobile, jusqu’au 2 juin au Fonds d’art moderne et contemporain de Montluçon. Plus d’infos d’un clic !

Crédits photos
Image d’ouverture : Midi Pile, Porte d’Auteuil (samedi 1er avril 2017) © Jean-Claude Mocik – Selfie © Andy Martin – Midi Pile © Jean-Claude Mocik, photo MLD – Smalls forms © Mehmet Omur