A l’âge de 20 ans, Jean-Marc Brunet s’est installé à Paris. Dans ses bagages, des paysages aquarellés et une irrépressible envie de peindre. Le jeune homme arpente les musées, frappe aux portes des ateliers. Observe et apprend. Le chemin ne fait que commencer. Pinceau à la main, il se glisse dans les formes de l’histoire de l’art. Comprendre pour lui relève de l’expérience. Le geste est d’emblée au cœur de ses recherches alors que la couleur est plus insaisissable. La toile parle, ombre et lumière, chaud et froid. Autant d’éléments que des voyages répétés au Sénégal rendent habités et puissants. Le temps fait son œuvre et libère le trait du sujet, fait jaillir l’expression des couleurs. Profondément inspiré par la nature, la peinture s’adresse aux sens. Dans la matière en expansion, les étoiles dansent tandis que le XXe siècle se termine et qu’une rencontre majeure se prépare. Les mots viennent frapper à la porte, ils s’immiscent et nourrissent le dessin. Les collaborations avec des poètes se multiplient et de nombreux ouvrages voient le jour. D’autant que le peintre a toujours cultivé son goût pour la gravure. Chez lui, à Chassemy près de Soissons, il a installé deux ateliers dont un avec une presse. Parlons donc un instant de cette maison pour ainsi dire bleue, qui réunit si souvent de nombreux convives à sa table. Tout le monde est là à cinq heures du soir1… et même beaucoup plus tard. Les amis d’aujourd’hui comme ceux d’hier. Les disparus aussi. Tous célèbrent la vie. Aux murs, les œuvres ne sont pas signées de la main de l’artiste, car jamais il n’hésite à mettre en valeur un travail qui n’est pas le sien. D’ailleurs, il arrive fréquemment qu’il soit commissaire d’exposition, comme pour Correspondances des arts, festival réunissant chaque année dans un même élan musique, peinture, sculpture et poésie2. A celui qui affirme avoir suivi le conseil de Rainer Maria Rilke – « Rapprochez-vous de la nature et cherchez à dire ce que vous voyez, comme si vous étiez le premier homme » – ArtsHebdoMédias a souhaité demander quelle est la nature du lien qui l’unit depuis plus de 20 ans à la poésie.
Homme ! libre penseur – te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant : …
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose :
« Tout est sensible ! » – Et tout sur ton être est puissant !
Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie
A la matière même un verbe est attaché…
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !
Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !
Relire Vers dorés de Nerval est déjà regarder la peinture de Brunet. C’est aborder son œuvre par son versant le plus (in)conscient. Les mots du poète soulignent les courants telluriques de la toile sans rien en dire pour autant. La poésie est un art divinatoire. Si le peintre remonte le fil de ses souvenirs, il décroche le premier et vous le jette à la face comme une provocation badine : le Marquis de Sade. A peine le nom prononcé, il rit joyeusement de son mensonge opportun. Seules lui reviennent vraiment en mémoire les rencontres, qui ont fait de lui un écouteur avant qu’il ne devienne un lecteur. « Quand je me suis intéressé à la poésie, il m’a fallu revenir aux fondamentaux pour comprendre tout ce que les poètes contemporains, comme Arrabal ou Orizet, me racontaient. Je me suis alors aperçu que tous les peintres que j’affectionne ont travaillé avec de grands poètes. » Poussé par un caractère pugnace et bouillonnant, Jean-Marc Brunet va écumer l’histoire du livre d’art, explorer le lien entre peintre et poète. Sont évoqués tout à trac Henri Michaux, qui était les deux, Pierre Reverdy, René Char, Saint-John Perse, Picasso, Braque, Olivier Debré et Zao Wou-Ki. En 2000, un livre avec David Beaurain (poète et ami) marque le début d’une complicité concrète entre son œuvre et les mots des poètes. Parmi lesquels il faut citer Michel Butor, Charles Carrère, Jean-Yves Clément, Bernard Noël, Pierre Nicolas, Jean Orizet, Jean-Clarence Lambert, Natanaële Chatelain, Fernando Arrabal, Yves Namur, André Schmitz et André Verdet. Sans oublier, Jean-Marc Natel.
« Avec lui, j’ai vraiment exploré le lien historique et sensible entre la poésie et la peinture. Il m’a permis de mieux comprendre ce qu’instinctivement je ressentais et a établi pour moi les connexions entre les peintres et les poètes que j’aimais. » Une fois à l’atelier, Jean-Marc Natel n’en sortira pour ainsi dire jamais. Une amitié indéfectible le lie au peintre jusqu’à aujourd’hui. « C’était la première fois, qu’une personne me parlait aussi justement de ma peinture, ne voyait pas en elle un travail abstrait et arrivait à en dire les intentions. Quand je l’ai interrogé sur cette diablerie, il a simplement répondu : “C’est normal, je suis poète, je sens les choses, les vibrations”. » Débute ainsi un compagnonnage fertile. Une fois par semaine pendant 15 ans, ils se voient pour discuter peinture et poésie, poésie et peinture, jusqu’au bout de la nuit. Aux conversations nocturnes suivent les lectures. Plus le peintre lit, plus les mots résonnent dans la matière de ses toiles. Jean-Marc Brunet s’enhardit, écrit à ceux dont il se sent proche. Leur envoie ce qu’il a produit en écho. Comme pour leur dire « merci ». Les rendez-vous se multiplient, les collaborations aussi. Face à la poésie, le peintre conserve son style mais ne pratique pas le même registre. « Mon objectif n’est jamais d’illustrer, mais quand je suis aux prises avec de la poésie, je m’intéresse peut-être plus aux couleurs, aux rythmes, que lorsque je peins une toile sans lien avec elle. Ma thématique personnelle est le “dépaysage”, notion pensée à la fin des années 1950 par le poète et critique d’art, Jean-Clarence Lambert. La couverture du livre éponyme avait d’ailleurs été réalisée par Pierre Soulages. Il s’agit de qualifier des productions qui s’intéressent à la nature tout en la digérant, la transformant, au point de faire naître des paysages intérieurs, comme la peinture de Zao Wou-Ki, par exemple. Je me suis instinctivement inscrit dans cette veine. » Qu’il se promène sous une pluie battante ou offre son visage aux rais mordants du soleil, le peintre se nourrit. Si les problèmes environnementaux le touchent profondément, il explique spontanément n’être pas un très grand militant, mais avoir « une conscience totale de la beauté et de l’importance de cette prodigieuse nature. »
Mais retournons à la poésie. Comment s’y prend-elle pour s’immiscer au bout du pinceau, de la plume ? « Je m’interroge toujours sur les agencements de mots du poète. Je les lis et les relis dans le silence de l’atelier. J’essaie d’entrer dans ce rythme, cette énergie, qui ne m’appartiennent pas, et de les transcrire par mes propres moyens d’expression. La poésie est une musique. La manière dont j’aborde alors la feuille ou la toile est bien différente ces jours-là. » A force de lecture, les textes se colorent. Le peintre ressent un bleu, un orange, un noir et blanc… « Je ne sais pas pourquoi. C’est comme ça. Je ne tente pas de théoriser. » Des exemples ? « La poésie d’Orizet est bleue. Couleur qui pour moi accompagne ses thématiques de l’entre-temps et du voyage. Son dernier livre s’intitule Retour à Ithaque. Et voilà que surgit toute la Méditerranée ! La poésie de Bernard Noël fait naître, quant à elle, le noir et blanc. Il travaille sur le corps et ses différentes étapes. Il y a eu des livres sulfureux sur le corps sexuel et aujourd’hui sur le corps en décomposition. Face à cette puissante poésie se dresse la pierre noire. Avec lui, j’ai réalisé des livres en gravure. » Arrive-t-il que l’inverse se produise et que ce soit des poètes qui accompagnent votre peinture ? « Oui, c’est arrivé en réponse à certaines toiles. Notamment avec Natanaële Chatelain. Elle aussi est d’une grande clairvoyance. Avant même de nous rencontrer, elle m’a parlé d’abeilles, d’atomes…, m’a offert une définition de mon travail que j’aurais aimé être en mesure de formuler moi-même. »
Jour après jour, vers après vers, la peinture de Jean-Marc Brunet a opéré une mutation. « Plus j’approfondis la poésie, plus je prends le temps de peindre. La poésie, c’est le temps. Quand le poète est grand, que la lecture est bonne, le travail n’a pas pu se faire en un claquement de doigts. Il y a forcément eu des heures et des heures de digestion des mots. Contrairement à un roman, la poésie rend compte de ce processus de maturation des sensations, des émotions. J’attache également plus d’importance au titre de chacune de mes toiles. Sans être une définition, il donne la direction poétique de l’œuvre, ouvre un accès vers elle. » Dans l’atelier, le peintre regarde beaucoup ce qu’il fait pour saisir l’instant. Ces interventions sont très courtes, fulgurantes. Clac, clac. Et il repose le pinceau. « Avant, je produisais. Il fallait faire pour exister comme peintre. Produire, produire. Quand j’ai eu ma nouvelle presse, j’ai réalisé un monotype par jour. 365 jours, 365 monotypes ! Sans compter les peintures. Aujourd’hui, tout est beaucoup plus retenu. J’essaie d’être comme le poète qui élimine la virgule, le mot de trop et n’oublie pas les respirations. » Alors, Jean-Marc Brunet efface à la térébenthine comme avec une gomme. Les choses sont plus laborieuses que lorsqu’il ajoutait des effusions aux effusions de peinture. Elles demandent plus d’attention, d’assiduité, de préparation, pour libérer le geste à dessein.
Dans tous les autres domaines, il faut que ça pulse, mais désormais à l’atelier, le calme règne. « J’y rentre comme dans une église ou dans un temple. J’y suis métamorphosé, autre. » Est-ce la sagesse qui vous gagne ? « Non, la poésie ! » L’artiste a pris conscience que la puissance naît dans le temps long. Qu’elle s’ourdit de toile en toile, de dessin en dessin, de gravure en gravure. Que l’un renforce l’autre et qu’ensemble ils ne sont qu’un. « Tous les textes de Bernard Noël viennent dans la continuité du premier. Quand tu en prends conscience, tu te dis que le plus récent a été pensé depuis et pendant longtemps. » Est-ce une ambition pour votre peinture ? « Non, plutôt la volonté d’un éloge à la poésie. Maîtriser les mots, c’est beaucoup plus fort que de maîtriser la couleur ou le dessin. Quand un ami ne va pas bien, je cherche et trouve le texte, la phrase, qui puissent lui apporter l’éclairage nécessaire. Les poètes ont les solutions à nos maux. Ils ont percé à jour la vie, la mort, la maladie, le manque d’amour… Ils sont à la fois philosophes et guérisseurs. » Et le peintre de faire un heureux lapsus, ou peut-être pas. « Quand tu vis un beau texte, tu es heureux. » Vivre la peinture comme la poésie, plutôt que regarder l’une et lire l’autre. A l’extérieur, la boîte aux lettres se signale. Un pli vient d’arriver. Jean-Marc Brunet reçoit désormais de nombreux ouvrages. Il y a ceux qui lui tombent des mains et les autres dont il souligne des passages. Et puis, à la tombée du jour, il lui arrive de les offrir à Sophie, son épouse. « Je reviens systématiquement vers les poésies que j’aime à des heures différentes de la journée car chacune a une lumière bien à elle, évidemment. » Comme vos toiles, en vérité.
1 Quelques mots empruntés à San Francisco de Maxime Le Forestier.
2 La prochaine édition du Festival Correspondances des arts se tiendra à Braine, dans l’Aisne, du 8 au 17 mai 2020.
Contacts :
Jean-Marc Brunet, jusqu’au 27 octobre chez Kunstruktion Gallery & Artist Studio 91, rue des Minimes à Bruxelles, en Belgique. Tél. : +32 496 51 52 57 et +32 498 52 73 19. Du jeudi au dimanche de 14h à 18h30 et sur rendez-vous.
Le site de l’artiste : www.jean-marc-brunet.com.
Crédits photos :
Image d’ouverture : Retour d’astre, avec Michel Butor © Jean-Marc Brunet – Toutes les photos sont créditées Jean-Marc Brunet