Conversation avec Barthélémy Toguo

L’art est un formidable moteur qui peut emmener loin, très loin, longtemps, très longtemps. Pour s’en convaincre, il suffit de suivre sur les réseaux sociaux les pérégrinations de Bathélémy Toguo. Jamais en sous régime, toujours souriant, l’artiste camerounais enchaîne les projets de par le monde. Saute dans un avion, dans un train, puis un autre, et encore un autre. Depuis les années 1990, son énergie force le respect, ses formes impressionnent le paysage artistique. Prononcez son nom et les images affluent. Certains se souviennent des aquarelles du Jugement dernier découvertes à la Triennale, en 2012 à Paris, d’autres de l’installation Urban Requiem expérimentée à la Biennale de Venise, en 2015, et d’autres encore des encres sur papier de Déluge admirées au Carré Sainte-Anne, en 2016 à Montpellier, ou de la fresque en céramique Célébrations, côtoyée depuis 2017 à la station de métro Château Rouge, à Paris. Les écritures de l’artiste sont nombreuses. Ses sujets aussi. Disons plutôt, ses combats. Alors qu’à Paris, à la galerie Lelong & Co, des eaux-fortes témoignent actuellement de son pays natal, le Cameroun, à Ibos, au Centre d’art contemporain Le Parvis, un extrait de son installation Vaincre le virus rend hommage aux chercheurs qui luttent contre le sida, tandis que de nouvelles pièces parlent de migration, de guerre et d’épuisement des ressources naturelles. En attendant l’exposition annoncée au musée du quai Branly l’an prochain, ArtsHebdoMédias a sonné à la porte de son atelier parisien pour une conversation entre deux vols.

Célébrations, fresque en céramique réalisée à la station de métro Château Rouge, à Paris, par Barthélémy Toguo en 2017.

Station Château Rouge. Paris, le samedi 14 septembre. Une foule volubile et colorée se bouscule au portillon. Des conversations se poursuivent, des rires s’échappent, des regards se croisent et des manches se frôlent. Le passage obligé pour gens pressés est métamorphosé en un espace habité. Pour accéder aux rames, les gens défilent de gauche à droite et inversement, devant une singulière végétation jaillissant de têtes alignées comme à la parade. Toute en nuances de bleu crées spécialement par la Manufacture de Sèvres, la fresque de Barthélémy Toguo rend hommage au quartier de la Goutte d’or, dans lequel il vécut quatre ans. Célébrations est un hymne au renouvellement. En contrebas, le quai se remplit et se vide. Tel un poumon. L’œuvre est une respiration. Sur sa page Facebook, l’artiste partage un article intitulé L’art, une arme pour changer le monde. Pas étonnant de la part de celui qui s’emploie avec force à « apporter un changement positif dans la vie des gens ». L’emphase n’est pas son truc. D’un continent à l’autre, ses déplacements incessants donnent le vertige. Ils dressent le portrait d’un homme engagé dans une course contre la montre. Le temps n’est pas à perdre. Il doit être employé à faire de son œuvre un porte-voix, une incitation à l’action, qui choisit ses combats mais ne peut s’y soustraire.

Sanaga III, Barthélémy Toguo, 2019.

La porte de l’atelier s’ouvre. A l’emplacement où habituellement s’élabore la peinture, un bagage non défait. Barthélémy Toguo vient d’arriver et repart dans deux jours. Sur la table, un peu de désordre et son mobile. La conversation s’engage. Pourquoi avoir choisi de créer ? « Enfant, je fabriquais en bambou une voiture ou une mobylette et ça me faisait plaisir. J’étais heureux de réaliser des objets pour jouer avec. En grandissant, j’ai eu envie de continuer. Faire de l’art un métier, vivre de ce que j’aime. A 20 ans, je suis entré à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. » Dans son dossier, des peintures et quelques poésies. Notamment une sur la catastrophe du lac Nyos au Cameroun, son pays natal. En août 1986, 2 000 personnes et de nombreux animaux avaient trouvé la mort dans l’explosion d’un nuage de gaz carbonique. Sensible aux vicissitudes de ses contemporains, le jeune homme n’ira jamais ailleurs chercher son inspiration. Aux Beaux-Arts, c’est la surprise : il faut apprendre à reproduire les grands maîtres de l’histoire de l’art. « L’objectif était d’affiner notre sens de l’observation et d’acquérir une technique suffisante pour être capable de réaliser des copies. J’ai été fasciné par cet exercice académique au point d’envoyer des photos de mes réalisations à ma mère ! Cet enseignement m’a beaucoup appris. Car à partir du moment où vous êtes capable de restituer les formes d’un autre, vous possédez les outils pour réaliser les vôtres. »

Vue de l’exposition Déluge, au Carré Sainte-Anne à Montpellier, Barthélémy Toguo, 2016.

Après quatre ans, Barthélémy Toguo souhaite terminer son cursus en France. Il est admis à l’Ecole supérieure d’art de Grenoble, mais seulement en deuxième année. « Sur le coup, j’ai eu l’impression d’être poignardé dans le dos, puis j’ai compris que j’allais apprendre autre chose et tracer mon propre chemin. » L’étudiant se frotte à la photographie et à la vidéo. Il s’émancipe des modèles et élabore peu à peu son écriture. En vue d’obtenir son diplôme, il présente la série Une autre vie, pour laquelle il se met en scène, rapprochant des parties de son corps et d’autres appartenant à des arbres. Ses affiches luttent contre l’exploitation de la forêt. Pour l’artiste, les intentions plastiques se doivent de mettre en lumière des problématiques contemporaines. Règle suivie jusqu’à aujourd’hui. « Je voulais que mon travail soit un langage qui me permette de m’exprimer et de faire entendre la voix d’autres que moi. » Il ne restait donc plus qu’à s’atteler à la tâche et être attentif au monde. « Suivre l’actualité, se tenir informé, écouter la radio, lire la presse… sont indispensables. Je travaille ainsi. Les sujets évoluent, mais sont toujours choisis dans le quotidien. Je suis attentif à la condition, aux préoccupations et aux revendications des gens, peu importe où ils vivent. Tout cela m’inspire. Mon travail doit parler pour eux. »

Urban requiem (détail), Barthélémy Toguo, 2015.

Deux exemples. A l’occasion de la Biennale de Dakar en 2010, une barque de pêcheurs chargée à l’excès de ballots et autres effets affronte une inquiétante vague de bouteilles en verre. L’installation à l’équilibre menacé évoque le danger de la traversée entreprise par nombre de jeunes Africains pour se rendre en Europe. Fiction dont la fin tragique est suggérée par Spirale land, composée de plusieurs cercueils. En évoquant ainsi le sort de ces jeunes, Barthélémy Toguo refuse qu’ils meurent dans le silence. Non seulement, il rend hommage aux disparus mais il interroge sur les causes de leur fin tragique. L’objectif n’est pas de constater mais d’inspirer des réactions. Autre temps, autres causes. A la Biennale de Venise 2015, des tampons géants reprennent des phrases témoignant d’une injustice commise ou ressentie de par le monde. De ces phrases qui émaillent les réseaux sociaux comme les marches silencieuses suite à des événements tragiques, des conflits, des faits divers… Sur les murs de l’Arsenal, elles s’affichent : « Pas un ange, juste un enfant », « IVG, mon corps, mon droit », « Nous sommes tous des enfants d’émigrés », « Pas en mon nom »… Et parfois un seul mot comme « Tibet » ou « Espoir ». Bribes d’un discours qui s’élève en un chœur unique.

Vue de l’exposition de Barthélémy Toguo Of Blood and water au Parvis centre d’art contemporain, à Ibos, 2019.

Aujourd’hui, l’artiste poursuit son engagement. Les sujets ne manquent pas, qu’ils s’intéressent aux sans-papiers ou à la préservation des ressources naturelles. « Le travail de l’artiste est de mettre en route… D’un côté, je me suis intéressé à tous ceux qui ont besoin de papiers pour gagner leur vie, se loger, payer la scolarité de leurs enfants…, pour participer au développement du pays qui les accueille. D’un autre, je me suis attelé à montrer la pénurie d’eau que de nombreuses régions du monde connaissent. » Au mur, un foisonnement de végétation. Quoi de mieux pour comprendre la fragilité de la vie que de la célébrer ?
Barthélémy Toguo jette un œil sur l’écran de son téléphone. L’actualité toujours, mais aussi des nouvelles, peut-être, de Bandjoun Station, qu’il va rejoindre bientôt. Inauguré en 2016, le lieu est unique en Afrique. L’artiste l’a créé à la fois pour préserver l’art africain, dont la visibilité a jusqu’alors toujours été plus forte à l’étranger que sur son continent, mais aussi permettre le développement de l’art contemporain africain. Le bâtiment, à la superbe façade en mosaïque colorée, est composé d’un espace d’exposition déployé sur trois niveaux et d’une résidence d’artistes. « J’ai juste eu envie de construire un lieu de vie et de réalisation où des Africains venus du monde entier auront à cœur de monter des projets en adéquation totale avec le lieu et son environnement. » Actuellement dirigée par Germain Noubi, Bandjoun Station est également réputée pour son centre de documentation sur l’art en Afrique. Toujours en évolution, l’institution envisage désormais de se doter d’une radio communautaire. Sur place, les plasticiens se mélangent aux artisans. Ensemble, ils peuvent créer.

Das Bett 5, Barthélémy Toguo, 1995.

L’important pour Barthélémy Toguo est de permettre les échanges, de créer des liens que ce soit entre les formes, les disciplines, les hommes, les pays ou les continents. Pour lui, l’artiste contemporain se doit d’être en prise avec la société et plus largement avec le monde. « Je ne suis pas un artiste enfermé dans un medium ou dans un sujet, même si certains thèmes reviennent régulièrement. Mon travail dresse un univers sans frontière. Je travaille sur la liberté comme sur la mort d’Aylan, ce très jeune Syrien dont le corps a été retrouvé sans vie sur une plage de Turquie, ou sur les Africains qui veulent prendre leur avenir en main. Il ne faut jamais attendre que d’autres fassent les choses. Il faut soi-même les faire bouger. » N’y aurait-il donc rien d’autobiographique dans son œuvre ? « Si, si. Quelques petits ponts mènent à mon histoire. Das Bett, par exemple. Ces dessins ont été réalisés quand je séjournais à Düsseldorf, en Allemagne. Ils racontent la culture africaine et celle que je découvrais. Notamment, le paysage urbain, les normes et toutes les conventions que je ne connaissais pas. » Il faut également évoquer Baptism, qui date de la fin des années 1990 et évoque la tradition de la circoncision en Afrique. La série d’aquarelles rouges montrent des corps amputés et souffrants, offrant à l’histoire singulière – lors d’un voyage au Mali, en 1995, Barthélémy Toguo a été témoin de la circoncision brutale d’un adolescent – une portée universelle.
De petits carnets se baladent un peu partout dans l’atelier. L’artiste s’en empare par moment, les abandonnent et ainsi de suite. Les idées sont jetées pêle-mêle. Réfléchir, élaborer, réaliser un projet, sans cesse. En s’endormant, en se réveillant. La nuit, le jour. Voilà le secret. L’artiste n’envisage pas sa vie différemment et tant pis si d’aucuns lui reprochent de ne penser qu’à cela. Il ne saurait pas faire autrement. « Il y a toujours une part de moi qui pense à une nouvelle œuvre. » Barthélémy Toguo cherche des formes propres à l’étonner. Se surprendre est le défi lancé en permanence. Mais comment entretenir cette indispensable émotion ? « En travaillant. Sans travail, il ne peut y avoir de surprise. Il faut donc s’y adonner sans cesse. »

Vaincre le virus !, Barthélémy Toguo, 2016.

Contacts :
Barthélémy Toguo – Of blood and Water, jusqu’au 28 septembre, Le Parvis, Centre Commercial Le méridien 1er étage, route de Pau, 65420 Ibos.
Wouri, Donga, Sanaga…, jusqu’au 5 octobre, Galerie Lelong & Co, Librairie, 13, rue de Téhéran 75008 Paris.
www.barthelemytoguo.comwww.bandjounstation.com

Crédits photos :
Image d’ouverture : Barthélémy Toguo au sein de son exposition Of Blood and water, au Parvis centre d’art contemporain, à Ibos (2019) © Barthélémy Toguo, photo Alain Alquier, courtesy galerie Lelong & Co et Bandjoun Station – Célébrations © Barthélémy Toguo, photo MLD – Sanaga III © Barthélémy Toguo, courtesy galerie Lelong & Co – Vue de l’exposition Déluge © Barthélémy Toguo, photo MLD – Urban requiem © Barthélémy Toguo, photo MLD – Vue de l’exposition Of Blood and water © Barthélémy Toguo, photo Alain Alquier courtesy galerie Lelong & Co et Bandjoun Station – Das Bett 5 © Barthélémy Toguo, courtesy galerie Lelong & Co – Vaincre le virus ! © Barthélémy Toguo, courtesy galerie Lelong & Co