Sculpture, peinture, photographie, installation… Le coup d’envoi du rendez-vous pluridisciplinaire qu’est la Saison d’art du Domaine de Chaumont-sur-Loire a été donné début avril avec, pour 2022, un millésime inscrit dans le cadre d’une célébration plurielle : celle des quinze ans de la Saison d’art orchestrée par le Centre d’arts et de nature, des trente ans du Festival international des Jardins, qui sera inauguré le 6 mai, et du lancement de la Galerie digitale dans l’aile est du château. Cette année verra également s’ouvrir dans l’enceinte du Domaine un hôtel, Le Bois des Chambres, et un centre de réflexion animé par des rencontres mensuelles, « Les Conversations sous l’arbre », réunissant des personnalités du monde du paysage, de l’environnement, de l’art et de la pensée.
Exigence et poésie en sont les maîtres mots. Comptant parmi les manifestations printanières incontournables de la scène nationale de l’art contemporain, la Saison d’art du Domaine de Chaumont-sur-Loire offre chaque année de découvrir des pratiques artistiques ayant partie liée avec la nature et dialoguant avec un patrimoine remarquable composé d’un château du XVe siècle, ses dépendances et son parc historique. Après deux années pour le moins perturbées par la crise sanitaire, la manifestation fête ses 15 ans avec Miquel Barceló, Carole Benzaken, Lélia Demoisy, Félicia Fortuna & Christophe Marchalot, John Grade, Stéphane Guiran, Evi Keller, Katarzina Kot-Bach, Jean Le Gac, Christiane Löhr, Jaume Plensa, Alison Stigora, Fabienne Verdier, Françoise Vergier et Bob Verschueren. Visite guidée en compagnie de Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine de Chaumont-sur-Loire et chef d’orchestre de la programmation.
ArtsHebdoMédias. – Dans quel esprit abordez-vous les festivités de cette année anniversaire ?
Chantal Colleu-Dumond. – 2022 est une année incroyable. Nous célébrons les trente ans de l’événement phare de Chaumont-sur-Loire, le Festival international des Jardins, haut lieu de créativité dans le domaine du paysage et véritable laboratoire des tendances du jardin. A côté des invités auxquels est confiée une « carte verte », les choix avisés d’un jury renouvelé chaque année et le talent des équipes pluridisciplinaires choisies – composées de paysagistes, mais aussi d’artistes, de designers, d’architectes, de scénographes, etc. – ont permis une « réinvention permanente » de l’événement, gage de sa longévité. Cette notion est d’ailleurs l’une des forces et constantes du Domaine. Un même esprit existe du côté de l’art. Depuis 2008 et la création du Centre d’arts et de nature, nous invitons des artistes renommés et moins connus à dialoguer tant avec le parc qu’avec le château et ses dépendances. Ce qui importe, c’est la subtilité de la relation établie, la juste place prises par les œuvres dans cet environnement patrimonial et naturel. Les artistes doivent à la fois comprendre l’esprit du lieu et concevoir des pièces qui vont l’épouser, le sublimer. Il faut souligner qu’en quinze ans, je n’ai jamais eu de mauvaise surprise et que ce souci de la qualité a porté ses fruits puisque nous avons la chance d’avoir pu conserver certaines pièces. Sans compter la fidélité des artistes et leur envie de revenir. La présence des œuvres vient enrichir considérablement la visite du Domaine et ajouter un supplément de charge poétique au paysage comme au château.
La Saison d’art accueille cette année quinze artistes. Parmi eux, vous avez choisi de mettre plus particulièrement en lumière Jean Le Gac.
Il s’agit d’une exposition que le peintre se plaît à qualifier de rétrospective. Jean Le Gac est, en effet, un artiste qui a une très longue et grande carrière. Il a la particularité d’avoir décidé, dans les années 1970, de s’éloigner de la peinture, alors même que son talent était salué depuis son plus jeune âge. Paradoxalement, c’est en quittant son atelier qu’il s’est retrouvé au centre du monde de l’art en développant une pratique singulière autour de trois moyens d’expression : la peinture, souvent sous forme de pastels, la photographie et l’écriture. Il dit régulièrement qu’il vient du Nouveau Roman. Or la définition du Nouveau Roman, c’est « l’aventure de l’écriture plutôt que l’écriture de l’aventure ». Pour sa part, Jean Le Gac nous raconte l’aventure d’un peintre, un peintre imaginaire qui est une postulation de lui-même et qui, tout au long de sa carrière, a été présent dans son œuvre. A Chaumont-sur-Loire, il a souhaité que le titre de l’exposition soit En plein air, étant entendu qu’il avait fermé son atelier pour voyager à travers les paysages d’ici et d’ailleurs. L’exposition comporte un nombre considérable d’œuvres de très grand format, de photographies, de pastels et de textes écrits à la main, ou parfois dactylographiés ; il y a aussi des herbiers et quelques objets comme une caméra. Elle nous entraîne aussi bien à la campagne, au bord de petits étangs, ou sur les terres arides d’Egypte. C’est une œuvre qui est faite d’éclats de réel et d’imaginaire, une marqueterie d’instants de vie et d’instants rêvés. Il dit – j’aime beaucoup cette expression – que « le réel est inépuisable ». C’est très enthousiasmant. A tout moment, nous avons l’impression de pénétrer dans l’intimité du peintre, celle de sa pensée et celle de sa maison. Une partie des œuvres se trouve habituellement accrochée chez lui.
Intimité et spiritualité semblent être les points communs de plusieurs démarches.
Un certain nombre d’œuvres ont, en effet, partie liée avec une certaine forme de spiritualité. A commencer par les visages de bronze d’enfants aux yeux fermés de Jaume Plensa qui nous accueillent dans la cour de la Ferme. Ils sont l’expression d’une intériorité qui peut être la nôtre. Leur mystère et cette tristesse méditative qui est la leur ont quelque chose d’extrêmement fascinant. Pour l’artiste espagnol, un visage est le reflet de ce secret que chacun porte en lui. Il évoque souvent cette dimension de spiritualité qui est au cœur de chacun d’entre nous et derrière nos visages. Le deuxième travail qui me semble fortement empreint de spiritualité, c’est celui de Fabienne Verdier. On ne présente plus cette grande peintre qui a vécu une expérience existentielle extraordinaire, lors d’un long séjour en Chine, auprès d’un maître de la peinture et de la calligraphie chinoise – dans des conditions aussi difficiles que fascinantes –, qui lui a permis d’acquérir des techniques que nous, Occidentaux, ne maîtrisons pas. Elle a inventé une forme d’art où apparaissent, quels que soient les sujets, toutes les vibrations, tous les mystères qui sont en suspens dans la nature et nos esprits. Pour Chaumont-sur-Loire, elle a créé tout spécifiquement un jardin d’eau animée de mouvements incessants, qui viennent jouer avec le sable qu’elle a souhaité ajouter au pied de l’œuvre. La peinture prend ici une dimension différente pour devenir une sorte d’installation portée par la sensation physique du sable et de l’eau. De très grand format, cette pièce a été imaginée par Fabienne Verdier avant même sa venue à Chaumont-sur-Loire. Je l’avais rencontrée à Bâle, il y a plusieurs années, et je souhaitais l’inviter, mais elle ne parvenait pas à trouver le temps de venir. Un jour, elle m’a dit qu’elle avait fait une œuvre pour le Domaine, d’une dimension telle que le seul endroit permettant son passage et où l’on pouvait la présenter était la galerie de la cour Agnès-Varda. Je suis très heureuse que cette femme si sensible, si maîtresse de son art, soit présente parmi ces artistes qui célèbrent le mystère et la magie du monde.
Non loin, la magie se poursuit avec un hommage singulier…
La galerie basse du Fenil accueille, en effet, l’œuvre extrêmement sensible de Stéphane Guiran. L’artiste, qui travaille avec la pierre de manière générale, était déjà intervenu au Domaine en 2017, avec le Nid des Murmures et des cristaux provenant du désert marocain. Cette fois, il utilise des centaines de pierres de Lune, des sélénites, qui sont comme autant de petites lumières dessinant, dans l’obscurité, la silhouette de deux ormes morts. L’artiste a souhaité célébrer ces arbres disparus du fait de la graphiose, maladie inhérente à cette espèce absolument exceptionnelle qu’est l’orme, et les installer dans une ambiance extrêmement poétique et onirique, enrichie par la voix à l’incroyable tessiture du chanteur Piers Faccini. Celui-ci est venu enregistrer a cappella un son qu’il a créé pour l’œuvre, un chant d’une beauté qui nous plonge dans une autre dimension.
Une quatrième artiste célèbre également le spirituel qui se niche en chacun d’entre nous. Evi Keller a créé une œuvre, dans la grange aux Abeilles, qui résulte, comme souvent dans son travail, de la récupération de matériaux issus du pétrole qu’elle expose au soleil et qui retrouvent ainsi quasiment leur apparence première. C’est presqu’un acte alchimique. Elle s’en réclame d’ailleurs. Cela donne une sorte de toile composée d’une matière qui se reflète dans un miroir d’eau et sur laquelle l’artiste vient faire jouer la lumière. Le son aussi : un gong accueille le visiteur pour, encore une fois, nous emporter assez loin de notre réalité. Au fur et à mesure que le jeu avec la lumière – l’œuvre s’appelle Matière-Lumière – se déroule, on voit apparaître des formes étonnantes, tels des cercles, des sphères, des rocs, voire des personnages. A certains moments, la couleur prenant une tonalité parfois dorée, argentée ou bleu turquoise, le regard se trouve fasciné comme par des tableaux de la Renaissance. Une seconde œuvre d’Evi Keller est à découvrir : il s’agit d’un film de création qui est l’expression de sa démarche profonde, celle de la révélation du mystère de la vie que vient incarner un lac gelé qui fond devant nos yeux.
Du côté de l’Asinerie, deux belles découvertes attendent le visiteur.
Voire redécouverte ! Christophe Marchalot et Félicia Fortuna avaient créé, lors de l’édition 2011 du Festival des Jardins, un jardin extraordinaire, un paysage très onirique – composé d’une serre flottant au-dessus d’un plan d’eau – qui avait beaucoup fait parler de lui. Plus récemment, ils ont eu l’occasion de travailler avec la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson et ont réalisé une œuvre où s’entremêle sculpture et tapisserie. C’est à la fois une baignoire qui célèbre l’eau et une forme de coléoptère renversé avec des pointes, une pièce étonnante, sorte de bijou géant dont j’aime la tension générée entre une tapisserie, réalisée dans un des hauts lieux français de la création d’art, et le métal. C’est très beau. A l’étage du dessus, est présenté le travail d’une jeune et talentueuse artiste, Lélia Demoisy, sous la forme d’un cabinet de curiosités. L’artiste travaille à la fois avec des éléments qu’elle trouve dans la nature, notamment liés au bois, aux épines, et d’autres récupérés dans le grenier de ses grands-parents. Ces derniers ayant beaucoup voyagé en Afrique, cela donne des rencontres étranges et très intéressantes.
Sur la route du château, faisons une halte aux écuries.
On y découvre le travail de Katarzyna Kot-Bach, une artiste polonaise qui vit au Luxembourg et qui, elle aussi, travaille avec des matériaux issus de la nature : du bois, des feuilles, à partir desquels elle a créé des cercles, de splendides cerceaux, Roues de l’existence. Très pénétrée du savoir et des idées écologiques, elle est animée d’une belle énergie au service d’un travail célébrant la nature et le vivant. Entre les écuries et le château, l’Américaine Alison Stigora a installé une sculpture extrêmement dynamique, Flux, composée de troncs de bois et s’alliant singulièrement avec l’architecture.
Souvent, les œuvres présentées à Chaumont-sur-Loire se font écho. Est-ce encore le cas cette année ?
Absolument. Je vois par exemple un écho tout à fait saisissant entre les trois visages de Jaume Plensa et ceux de Pascal Convert qui demeurent dans le château, ces visages d’enfants, orphelins, de cristal et de verre translucide. Souvent il y a des fils qui se dessinent entre les œuvres, de façon assez mystérieuse, pas forcément volontaire. A l’image également de la parenté chromatique – autour du blanc – de l’œuvre de Stéphane Guiran et de celle, absolument somptueuse, de John Grade. L’artiste américain intervient dans un bosquet de cèdres du parc en y accrochant des centaines de petits réservoirs blancs capables de recueillir l’eau de pluie. L’installation variera au fil du temps : quand il y aura de l’eau, elle descendra un peu, et en période de sécheresse n’en subsistera que l’expression classique. Rendant hommage respectivement à la force des pierres et à l’eau offerte par la nature, ces deux installations sont très poétiques. A noter qu’un peu plus loin, nous pourrons au cours de l’été jouir d’une nouvelle folie, qui prendra la forme d’une grotte de céramique colorée – financée par la Région Centre-Val de Loire dans le cadre d’une commande spéciale – créée par l’impétueux et talentueux Miquel Barceló dans l’un des bosquets du parc historique.
Emmenez-nous à présent au château !
Dans le château, est présenté le travail tout à fait singulier d’une artiste allemande, Christiane Löhr, qui utilise des brindilles, des pétales séchés, de petites branches, des épis, etc., soit tout ce que la nature offre de plus délicat et que 95 % des gens ne voient pas. Elle, qui a cette relation privilégiée avec la botanique et avec les éléments sauvages, les ramasse, les cueille et les transforme en une forme de joaillerie sensible et légère. Cette femme n’a pas son pareil pour mettre en valeur ces merveilles naturelles. Elle intervient en trois endroits : dans l’office, tout près de l’œuvre de Kounellis – lequel aimait tout particulièrement son travail –, dans l’une des voûtes de la tour du Roi et dans la galerie du Porc-épic. Il s’agit d’installations d’une très grande fragilité et beauté qui sont soit suspendues, soit posées sur de grands plateaux.
La salle du Conseil est, par ailleurs, le théâtre d’une conversation avec le patrimoine particulièrement intéressante, nouée par l’artiste et céramiste Françoise Vergier. Installée à Grignan, dans le Sud, fille de paysans, elle est très inspirée par la terre, le monde rural, et conçoit des visages-paysages. Elle a créé pour Chaumont-sur-Loire deux têtes fantastiques. L’une d’elles est une déesse végétale qui vient dialoguer avec la Tenture des planètes et des jours, l’un de nos trésors. Il m’importe que le patrimoine dont nous avons la charge soit lui aussi honoré. Outre ces deux œuvres, plusieurs pièces de Françoise Vergier seront disposées dans la salle à manger, le salon de la Princesse et au fil du parcours. Parcours qui offre aussi l’opportunité de découvrir un travail tout à fait inédit de Carole Benzaken que j’ai découvert dans son atelier et qui décrit très bien, par le biais de trois toiles aux couleurs fascinantes, à quel point une bibliothèque est la révélation de notre paysage intérieur. Cette bibliothèque-paysage entre en parfaite résonnance avec les livres cristallisés de Pascal Convert, installés dans une pièce voisine.
2022 est aussi une année riche en nouveautés, notamment l’inauguration de la Galerie digitale.
Ces anniversaires n’ont pas pour seule vocation la célébration du passé, mais plutôt l’invention de notre futur. J’aime m’appuyer sur les richesses dont nous avons héritées pour penser les années à venir. C’est dans cet esprit que, grâce à la restauration, par la Région Centre-Val de Loire, des étages supérieurs de l’aile est du château – où nul n’avait eu accès depuis la dernière guerre –, nous avons pu inaugurer un nouveau lieu d’exposition de 300 m2. Pour cette occasion, Quayola a conçu Effets de soir, une œuvre remarquable, témoin de ce qu’est pour moi l’art du XXIe siècle, novateur et capable de révéler un espace patrimonial. Quand un artiste possède une culture picturale classique et une maîtrise des instruments numériques, il peut advenir un chef-d’œuvre contemporain ! La création de Quayola, liée à l’image comme au son – il est également compositeur – se déploie sur quatre très grands écrans et sera montrée tout au long de l’année. Ce qui ne nous empêchera pas d’imaginer la présence ponctuelle d’autres artistes de ce monde de l’art numérique.
Et bientôt, les visiteurs pourront séjourner au Domaine ?
Absolument ! Il nous manquait cette dimension d’hospitalité prolongée la nuit. Nous ne pouvions pas héberger les visiteurs, qui souvent ont besoin de deux jours pour découvrir le Domaine. Difficile également d’organiser réunions et colloques. D’où la naissance du Bois des Chambres, un hôtel d’arts et de nature, fruit de la restauration d’un ancien corps de ferme et la réalisation d’une nouvelle architecture par Construire, atelier emmené par Loïc Julienne, en collaboration avec Patrick Bouchain, conseiller artistique du projet. Ce sera un hôtel différent, un lieu de vie ouvert sur l’extérieur, où l’authenticité, la simplicité, l’art et plus largement la culture seront très présents. Une sculpture a spécialement été créée par Bob Verschueren pour la cour de l’établissement et les deux granges restaurées accueilleront dès la rentrée les « Conversations sous l’arbre », événements destinés à nourrir un centre de réflexion, nouveau pilier qui manquait à notre action. Toute la force du Domaine de Chaumont-sur-Loire se situe dans cette alliance du passé, du présent et du futur, dans le respect de ce qui nous a fait, la transmission de ce que nous avons appris et l’invention d’un futur où connaissance rimerait avec beauté.
Contact> Saison d’art, jusqu’au 30 octobre, Domaine de Chaumont-sur-Loire.
Image d’ouverture> Effet de soir, Quayola, Galerie digital, dans le château. ©Quayola, photo MLD