Au-delà du paysage avec Chaumont-Photo-sur-Loire

A travers leur objectif, le paysage. Celui de leur enfance comme celui de contrées inconnues, rêvées ou parcourues. Pour sa nouvelle édition, Chaumont-Photo-sur-Loire a invité cinq observateurs de la nature : Tania Mouraud, Raymond Depardon, Edward Burtynsky, Pascal Convert, Clark et Pougnaud. Tous « liés par leur émotion devant le paysage, toujours se tenant devant lui, selon la belle formule de François Cheng, “œil ouvert et cœur battant”, que ce paysage soit admiré sans réserve pour sa splendeur ou envisagé dans toute la complexité d’une beauté meurtrie par l’action humaine », explique Chantal Colleu-Dumond, commissaire de l’événement visible jusqu’au 27 février.

Au Domaine de Chaumont-sur-Loire, l’hiver est traditionnellement la saison de la photographie. A l’heure où le givre tombe sur le parc, le château se pare de lumières festives, des images surgissent aux cimaises, parfois depuis l’autre bout du monde. Cette année encore, la programmation hivernale du Centre d’arts et de nature demeure fidèle à son double engagement : faire découvrir la beauté de cette dernière, mais aussi souligner les blessures que l’homme lui inflige par endroits. Inciter le public à ouvrir les yeux : simplement et honnêtement. Cinq expositions mettent à l’honneur cinq œuvres célébrant en toute singularité des paysages d’ici et d’ailleurs, de campagne et de plaine, de neige et de fiction. Dans la galerie du Fenil, l’escalier mène à l’espace consacré à l’œuvre de Tania Mouraud. Moustaches en alerte, un félin au pelage blanc et caramel passe par-là. L’invité à quatre pattes suit les visiteurs et s’amuse de leurs chorégraphies. Quelques pas en avant, quelques autres en arrière. Les yeux se plissent : Borderland (2007-2010) jette le doute. Il y a quelque chose de pictural dans ces images qu’une matière insoupçonnée fait trembler. Tenu à quelques mètres d’une balle de paille gainée de film d’enrubannage, l’objectif se concentre sur le reflet des alentours. Tania Mouraud cadre et ne prélève qu’une part de ce que son œil embrasse. Les formes sombres à la limite de l’abstraction surgissent alors d’un chaos fantomatique. « Notre rencontre remonte à quelques années. A cette époque, je connaissais moins son travail photographique que les fameux Wall paintings, imaginés à partir d’un mot ou d’une phrase. Au départ, il a été question d’exposer des photos prises au Domaine, mais finalement nous avons préféré faire découvrir d’autres paysages que ceux dans lesquels les visiteurs sont habituellement immergés », précise Chantal Colleu-Dumond, commissaire de Chaumont-Photo-sur-Loire.
Comme un guide, le chat s’achemine vers la suite de l’exposition. Dans la cour Agnès Varda, trois portes s’ouvrent sur d’autres séries. Avec Desolation Row (2018), Tania Mouraud déploie une photographie de ruines. Les bottes de paille forment une architecture abandonnée aux intempéries, tels ces vestiges antiques qui plaisaient tant aux peintres du XVIIIe siècle. Comme eux, l’artiste souligne le caractère éphémère de l’activité humaine, comme eux, elle témoigne du triomphe final de la nature. Si les ruines de Tania Mouraud conservent la nostalgie d’un temps qui passe, elles montrent surtout combien la destruction du paysage s’accélère. Là où hier s’imposait le passé glorieux d’une civilisation, survient aujourd’hui le pourrissement et avec lui l’anéantissement de ce dont nous avons le plus besoin. Habité par une réflexion sur la vanité sans commune mesure des hommes, le visiteur s’arrache à l’effrayante contemplation, pour découvrir Film Noir. La série, dont le nom évoque autant la pellicule photo que le polar cinématographique, nous entraîne dans les eaux troubles des marécages, entre-deux évoquant la perte de contrôle et de repères, comme le souligne Chantal Colleu-Dumond dans le livre consacré aux photographies de l’artiste. « Ces dernières nous placent au sein d’un environnement difficile à deviner, indiscernable. Les lignes et leurs reflets écrivent une trame qui invite à l’abandon, à la contemplation, de ce que l’on ne peut comprendre qu’aux moyens d’un effort et d’un certain recul, en marquant une pause dans notre course quotidienne. »

Dans la Galerie basse du Fenil, vue d’exposition. Aux cimaises, la série Borderland (2007-2010) de Tania Mouraud. Collection de l’artiste. ©Tania Mouraud, photo MLD

Dans l’espace suivant, Balafres (2014) montre l’empreinte irréversible de l’exploitation du lignite, en Allemagne. La série se concentre sur les mines à ciel ouvert d’Inden, Garzweiler et Hambach, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Les blessures infligées sont d’une grande et double violence. D’une part, le paysage est marqué à jamais par l’extraction qui a lieu par endroit à près de 300 mètres sous le niveau de la mer, et d’autre part, le charbon prélevé, qui sert pour le chauffage et l’électricité, est un agent pollueur reconnu. Sans oublier la diminution toujours plus importante du territoire forestier. Les dégradés de gris, de noirs, sont ponctués d’ocres aux tonalités différentes et traversés de lignes comme tracées au pinceau. La performance industrielle recompose le paysage que la photographie fixe comme autant de tableaux. Un principe également développé par Edward Burtynsky, autre invité de Chaumont-Photo-sur-Loire.
Avec lui, l’esthétisation du désastre écologique atteint son paroxysme. Depuis ses débuts, le photographe canadien s’attache aux paysages façonnés par les industries. Parcourant la planète, il immortalise les pollutions, les blessures de la terre, les transformations physiques et chimiques de notre environnement. Il montre les charmes vénéneux nés de la main de l’homme. Dans les pièces en enfilade des Galeries hautes du château, les images en grand format saisissent. Prises du ciel, elles suspendent le regard, tandis que l’œil glisse sur des vagues d’un bleu turquoise, s’engouffre dans de majestueux tourbillons de sable, observe des écosystèmes traversés par des droites obscures. La nature dévastée a la beauté du diable. « Chacune de ces photographies nous ramènent à l’industrialisation menée par les hommes pour assouvir le besoin qu’a la société de toujours consommer plus. Ce sont cette course folle et ses cicatrices que je souhaite mettre en évidence à travers le regard d’artistes comme Tania Mouraud et Edward Burtynsky. J’aime beaucoup utiliser l’ambiguïté de leurs images pour sensibiliser le public, déclencher une prise de conscience. » Des rais de lumière pénètrent par la fenêtre, en contrebas la Loire s’écoule paisiblement.

Dans les Galeries hautes du château, Morenci Mine #1, Clifton, Arizona, USA, Edward Burtynsky, 2012 ©Edward Burtynsky Courtesy Nicholas Metivier Gallery, Toronto, photo MLD

Alors que certaines images-chocs résistent aux pas qui nous mènent dans la Galerie basse du château, la surprise est totale. Une délicate perruche est posée sur la branche d’un arbre aux fruits rouges. L’image délimitée ainsi ne permet pas de reconnaître le rivage d’où se montre l’oiseau. Derrière lui, tout est bleu. La même couleur, supporte une autre scène : entre poires et pommes, un papillon est posé sur une herbe baignée de lumière tandis que non loin un cyprès déborde du cadre dans la pénombre. « Mettre en scène un jardin imaginaire devant une toile peinte. Peindre puis photographier du matin au soir, tant que la lumière pénètre dans le studio. Rouler la toile quand elle a été photographiée et en tendre une autre. Rechercher dans le jardin-potager, sur les chemins, dans les buissons, des formes et des couleurs si belles qu’on les rapporte à l’atelier. Capturer quelques insectes, prélever à la nature des petits morceaux de vie magnifiques. Peindre et photographier chaque jour jusqu’aux frimas d’octobre dans le grand espace ouvert d’un studio-photo éphémère », expliquaient Clark et Pougnaud en 2018. Le duo artistique, à la ville Virginie Pougnaud et Christophe Clark, sont installés en Charente, en pleine nature, dans un « lieu idéal pour travailler en harmonie » avec leur environnement, aiment-ils préciser. Constitué de 14 images à la frontière de l’étrange et du rêve, leur Eden distille un agréable et subtil parfum de surréalisme.

Aux cimaises de la Galerie basse du château, la série Eden de Clark et Pougnaud. Vue d’expo. ©Clark et Pougnaud, photo MLD

Aux cimaises de la Galerie du Porc-épic, La ferme du Garet (1984). Pour une fois, Raymond Depardon ne s’intéresse pas aux autres et à leur histoire. Tout est à l’arrêt. Les murs de pierre s’effritent, une araignée a tissé sa toile dans l’angle de la pièce, des guirlandes de poussière pendent de-ci de-là, les bêtes ne vivent plus ici depuis longtemps. Elles habitent d’autres clichés, en extérieur, le long d’une rive dont les arbres se mirent dans l’eau. On se souvient alors de Rural, beau livre édité par la Fondation Cartier pour l’art contemporain, en 2020. Rassemblant des photographies prises entre 1990 et 2000 dans la France paysanne, l’ouvrage met en évidence la solitude et la sagesse de ceux qui en silence persistent à cultiver des terres difficiles devançant une décroissance annoncée. A Chaumont-sur-Loire, aucun visage. Seulement un silence épais comme une présence. Cette ferme est celle des parents du photographe. « Moi, j’avais le souvenir que je ne regardais pas. J’avais du mal à regarder, confie Depardon. L’appareil m’y a forcé. » A l’évocation des images, Chantal Colleu-Dumond ajoute : « J’ai eu un coup de foudre pour elles. La couleur de la paille, la lumière qui pénètre les murs, les vaches au bord de l’eau… La ferme du Garet raconte toutes fermes que nous croisons dans les campagnes environnantes, toutes celles qui habitent nos mémoires. Elle est intemporelle. »

Dans la Galerie du Porc-Epic, La Ferme du Garet de Raymond Depardon. Vue d’expo. ©Raymond Depardon, photo MLD

Alors que la sortie du château se laisse deviner, un kakemono annonce un espace consacré à Pascal Convert. Le plasticien, écrivain et réalisateur est un fidèle des lieux. Il y a déposé en plusieurs endroits ses objets cristallisés, émouvants témoins de son travail sur la mémoire, le passage du temps, l’empreinte, la douleur. Sa présence est l’occasion pour l’actualité du monde de donner une fois encore de l’image. « Le sort de l’Afghanistan et ses souffrances me touchent beaucoup. Je me sens solidaire des femmes et de l’ensemble du peuple afghan qui subissent une très grave restriction de leur liberté. Suite à un échange sur le sujet, j’ai invité Pascal Convert à présenter un travail inédit en lien avec celui, magnifique, exposé récemment au Louvre-Lens : Bâmiyân, la falaise et la grotte. Nous avons eu l’idée de montrer les paysages que voyaient les bouddhas détruits et les moines du monastère troglodyte. Des images très belles. » Inscrit dans les ouvertures des grottes, l’environnement se livre par bribes. Tantôt le ciel, tantôt la montagne. « Même s’il n’y a plus de moines, que la sagesse semble avoir déserté ces lieux et que la barbarie est passée par là, debout sur les nuages, les mille yeux de la falaise de Bâmiyân, endeuillés par la destruction en 2001 par les talibans des deux grands dieux au visage souriant et humble, regardent aujourd’hui encore les enfants du Hazaradjat gravir jour après jour les pentes de la falaise à la recherche d’un monde qui les accueille », écrit Pascal Convert. Dans la pièce une reproduction miniature de l’ensemble photographique montrant l’intégralité de la falaise est accompagnée d’un texte manuscrit de Georges Didi-Huberman. « C’est le paysage grandiose des malheurs afghans : sécheresse, froid, famines, pillages, et la guerre sans répit », nous rappelle le philosophe. Sur l’écran, des enfants jouent. Ils ne sourient pas.

Dans le château, Les 1000 yeux de la falaise de Bâmiyân de Pascal Concert. ©Pascal Concert, photo MLD

De retour dans la cour de la ferme, nous nous dirigeons vers l’Asinerie, dernière étape du parcours. Tania Mouraud y présente Nostalgia (2019), série réalisée dans la région de Nijni Novgorod, connue pour abriter de nombreuses industries russes. A l’opposé du paysage attendu, s’impose une immensité de neige et de ciel. Peu importe que le blanc cache le noir des fumées, il emporte les inquiétudes. Une jeune pousse perce à peine. Mais n’est-ce pas plutôt un arbre vu de beaucoup plus haut ? L’esprit s’égare et se laisse porter. Au loin, un îlot de végétation attire l’œil comme le ferait une oasis dans un désert. « Dans l’interminable / Ennui de la plaine / La neige incertaine / Luit comme du sable », écrivait Verlaine. « Tania Mouraud sait montrer le côté fascinant de la nature et l’extrême diversité des sensations, des impressions, des émotions qu’elle suscite. Chaumont est un lieu de célébration de la beauté du monde, où l’on pense qu’il est encore possible de vivre en harmonie avec la nature à condition que nous soyons collectivement plus raisonnables », conclut Chantal Colleu-Dumond. Au loin, le vent fait frémir l’horizon et sous nos pieds la neige devenue réalité. Le chat au pelage blanc et caramel regarde la scène.

A l’entrée du château. ©Photo MLD

Contact> Chaumont-Photo-sur-Loire jusqu’au 27 février 2022. Pour plus d’informations, cliquer.

Image d’ouverture> Nostalgia 0412, Tania Mouraud, 2019. Encres pigmentaires sur papier Fine Art 3 + 1 EA, 110 x 73 cm. Collection de l’artiste. © Tania Mouraud, Adagp, Paris, 2021

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