Plus liée au geste qu’à l’œil, l’image mobile triomphe

Partenaire du Montluçon Art Mobile, qui se tient au Fonds d’art moderne et contemporain de la ville jusqu’au 2 juin, ArtsHebdoMédias vous fait découvrir les artistes et œuvres invités. Cette semaine, nous nous intéressons à la discipline qui a d’emblée adopté le smartphone et multiplié les adeptes de la prise de vue mobile : la photographie. En 2009, Cristiana Thoux s’élance à l’assaut de ses sujets un seul iPhone en main et en expose les premiers résultats dès l’année suivante, tandis que le téléphone portable de Cédric Blanchon est devenu un véritable atelier duquel sortent des images superbement complexes, que l’artiste poste systématiquement sur les réseaux sociaux. Pour découvrir en situation la sélection de leurs œuvres exposée à Montluçon, c’est par ici !

En proposant le premier iPhone en 2007, Apple n’imagine peut-être pas que ce nouveau type de téléphone mobile va être à l’origine d’un engouement renouvelé pour la photographie. Calé dans la main et toujours à sa portée, le smartphone fonctionne comme une extension du corps. Certains vont jusqu’à le qualifier de prothèse. Prise dans le prolongement du bras, l’image semble en effet plus liée au geste qu’au regard et donc à l’œil. Une manière de faire qui remet en cause la plupart des fondamentaux. Nombre d’images prises avec le smartphone se moquent ainsi des principes hérités de la tradition picturale ainsi que des qualités techniques (netteté, contrastes, notamment). Elles n’hésitent pas à privilégier un effet « bougé ». Le flou n’est plus « artistique », mais le fruit de la vitesse et du mouvement. Témoin de l’action, donc de la présence. Le cadrage, la mise au point, la couleur… sont déclassés à la faveur d’une capture plus spontanée. Pratique qui nourrit l’inventivité des formes. L’appareil facilite donc la prise de vue et aussi la diffusion de toutes les photographies. Avec lui, elles se prennent, s’enregistrent et s’affichent sur les réseaux sociaux en à peine quelques dizaines de secondes. Par ailleurs, il favorise l’utilisation de nombreuses applications qui permettent d’améliorer, de transformer, de déformer les images. De leur appliquer des calques, des traitements, des cadres… Elles sont inventives et mettent à disposition de tous des procédés créatifs, qui longtemps ne furent l’apanage que de quelques-uns, obligeant les artistes à dépasser et/ou détourner leurs effets. Revendiquée de plus en plus comme un courant à part entière, la photographie mobile ou iPhotographie possède désormais ses événements, festivals, lieux d’exposition…
S’intéresser au smartphone en tant qu’appareil photo ne peut que mener à examiner une pratique que ce dernier a rendu évidente et qui s’est répandue chez ses détenteurs, y compris les artistes : le selfie, c’est-à-dire prendre une photographie de soi. La simplicité de réalisation et la capacité à partager l’image obtenue sont à la base de l’engouement. Faire un selfie peut se décider et s’exécuter dans la foulée. Il est par ailleurs rarement destiné à soi-même mais traduit plutôt une envie de partager le moment présent avec des absents. Le selfie n’est pas une image de soi reconstituée, inventée, mais une image de soi à un temps T. Il témoigne d’une étape appartenant à un récit plus large. Mis bout à bout, tous les selfies d’une même personne peuvent restituer une version de son histoire, à la fois parcellaire et subjective comme la mémoire. Certains artistes font œuvre de leurs archives « selfiques ». Cependant, sur les cimaises des lieux d’exposition, le selfie artistique est le plus souvent une critique négative, non pas du selfie en tant que tel, mais de l’individu qui s’y adonne, membre d’une société autocentrée. Dénués de toute profondeur, nos contemporains s’arrêteraient à la surface des choses, passeraient leur temps à se mirer grâce à leurs téléphones mobiles et s’exposeraient sans retenue, sans discernement, sur les réseaux sociaux. Le Mobile Art est rarement tendre avec le selfie.

Human Food de Cédric Blanchon

Henry, portrait of a cereal killer, série Human Food, Cédric Blanchon, 2014.

Toutes les images de Cédric Blanchon sont entièrement réalisées avec un iPhone. Tantôt fantastiques, tantôt surréalistes, elles proposent des atmosphères étranges où l’homme est souvent seul face à sa condition. « J’ai commencé par de petites photos classiques que je travaillais avec des applications découvertes par hasard. J’aimais bien prendre les rues et les traiter en noir et blanc. Puis petit à petit, j’ai perfectionné mes connaissances et complexifié les retouches. J’étais à la recherche d’univers décalés. Certains thèmes se sont dégagés et j’ai poursuivi dans cette voie. » Inspiré par la littérature, la BD, le cinéma et la musique, le photographe est marqué particulièrement par les films de David Cronenberg, Stanley Kubrick,
Andreï Tarkovski, David Lynch, Takeshi Kitano et Brian De Palma, les bandes dessinées d’Alan Moore et la musique de David Bowie. « Mon travail photographique est une façon de digérer ce que je lis, regarde, écoute… tout en le dépassant. Il s’agit toujours de raconter une histoire. C’est pour cela que j’aime beaucoup les séries pour explorer l’univers de la photo et du concept que j’ai en tête. » Ainsi en est-il pour Human Food, née en période de fêtes de fin d’année, à un moment où les repas pantagruéliques se succèdent. « C’est le sentiment de trop plein qui a déclenché l’idée de la première photo avec le lait. » Les autres arrivent sans mal. L’artiste tire son fil. Face à chaque proposition, une double lecture est toujours possible. Si les mises en scène s’interrogent sérieusement sur notre rapport à la nourriture et à la consommation de masse, elles déploient également l’humour sans illusion de l’artiste. Peu importe la gravité de la situation, Cédric Blanchon ne renonce jamais à s’en amuser. Il aime jouer sur les mots et tente avec pugnacité de découvrir ce qui se cache sous notre « crâne d’œuf » !

iMarseille de Cristiana Thoux

Les quais du Vieux Port, série Marseille, Cristiana Thoux, 2010.

« Le meilleur appareil photo, c’est celui qu’il est possible d’emporter partout avec soi. » Cette phrase signa le début d’une aventure singulière pour la photographe Cristiana Thoux qui décide alors de partir pour New York avec son seul smartphone en poche. Nous sommes en 2009. L’appareil, technologiquement moins performant qu’aujourd’hui, contraint la photographe à se rapprocher du sujet, à surmonter toute forme de timidité. Les effets techniques sont, quant à eux, limités. « On ne maîtrise ni la luminosité, ni la vitesse. On ne peut pas travailler la nuit… De plus, l’image est déformée ! Au début, j’étais frustrée, puis ces contraintes m’ont obligée à changer d’approche. Je me suis relaxée et j’ai pris des photos différentes. » Dégagée par force de toute préoccupation de perfection technique, Cristiana Thoux laisse son œil guider sa main. Comme dans les rues de Marseille, où seules les formes comptent. Pour iMarseille (2011), l’artiste déclenche délibérément les prises de vue sans se soucier de l’exposition ou de la netteté. Ce n’est que plus tard, une fois les images sélectionnées, que le « vrai » travail commence. Celui de la couleur. L’ancienne élève des Beaux-Arts de Florence l’utilise pour forcer l’expressivité de son sujet, sublimer les faiblesses d’une technologie encore frustre. Chaque image est retravaillée afin d’orienter l’œil du regardeur. Pour l’artiste, la couleur donne le sentiment, elle est une « deuxième âme ». Mais l’utilisation du smartphone lui vaut parfois quelques sourires en coin, comme lors du Tour des Géants, une course d’endurance en vallée d’Aoste, où elle doit rivaliser avec une horde de reporters armés d’engins munis de téléobjectif, de grand angle et de pied. Il lui faut crapahuter dur pour surprendre les coureurs en pleine action. Cependant à l’arrivée, la distance abolie n’est pas seulement celle de l’espace physique entre elle et son sujet, mais plutôt celle qui empêche les hommes de s’apprécier. « Il est probable que si j’avais eu à ma disposition un appareil photo classique, je ne serais pas allée chercher les portraits que j’ai réalisés ce jour-là. » L’important est que le regard l’emporte. Pour réussir une image, « il faut être travaillé de l’intérieur, avoir des choses à dire. »

Contact :
Montluçon Art Mobile, jusqu’au 2 juin au Fonds d’art moderne et contemporain de Montluçon. Plus d’infos d’un clic !

Crédits photos :
Image d’ouverture : Vue de l’exposition Montluçon Art Mobile © Cédric Blanchon, Cristiana Thoux, photo Bérénice Serra – Henry, portrait of a cereal killer © Cédric Blanchon – Les quais du Vieux Port © Cristiana Thoux

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