Art & Sciences – Olga Kisseleva et le monde change

Elle arrive parfois en cours suivie de près par une valise à roulettes. Olga Kisseleva ne recule devant aucun voyage pour porter la bonne parole de l’art associé à la science. Il y a quelques semaines, elle travaillait avec un groupe d’architectes chinois à Nanjing, puis assistait à un colloque à Riga, avant de s’envoler pour la Russie où elle a présenté une nouvelle version de Power Struggle. Coup de chapeau à cette inlassable globetrotteuse qui pense que l’artiste se doit d’être confronté au monde s’il veut « créer juste ».

Olga Kisseleva

Olga Kisseleva est née à Saint-Pétersbourg entourée de scientifiques. Ses parents sont physiciens. Sa mère est spécialiste des ondes électromagnétiques, son père, président de l’université de la ville. Tous les adultes de sa famille possèdent un doctorat. Tous sont chercheurs ! Il faut dire qu’en Union soviétique, la science est reine. Algèbre, géométrie, physique, chimie, botanique… sont les matières fondamentales de l’enseignement général. Difficile dans de telles conditions de faire exception. Si l’enfant excelle en mathématiques, il lui est toutefois impensable d’en faire sa profession. Un temps, elle regarde vers le journalisme, mais c’est finalement l’art qui l’emporte. Arrivée à Paris dans le cadre d’une thèse sur la tapisserie contemporaine, elle découvre les nouvelles technologies et décide de changer de sujet d’étude. Elle se passionne alors pour les nouveaux langages de l’art. Devenue une artiste internationalement reconnue, Olga Kisseleva poursuit tout de même une tradition familiale : la transmission. Elle enseigne depuis plusieurs années l’art contemporain et les nouveaux médias à la Sorbonne et dirige le laboratoire « Art & Sciences » à l’Institut Acte, structure mise en place par le CNRS et l’université Paris 1. Elle est aussi la rédactrice en chef de la revue Plastik, entièrement consacrée à l’art et la science. Inutile de chercher : vous ne trouverez personne qui puisse mieux symboliser cette relation intime et efficace entre les deux domaines. Les pièces présentées dans ce portfolio sont les témoins des préoccupations de l’artiste qui jamais n’utilise d’artifices technologiques pour impressionner. Les procédés scientifiques sont toujours soigneusement cachés pour laisser la place aux idées et aux émotions. « Etre artiste, c’est faire des proposition pour améliorer le monde », a-t-elle l’habitude de dire.

Pourquoi un artiste devrait-il avoir recours à la science ?

« Le rôle de l’artiste est de faire des propositions pour améliorer le monde. Quand tu en fais, qu’il s’agisse d’un objet ou d’un processus innovant, d’une mise en situation inédite, et que tu penses que c’est juste, l’objectif de ces propositions est d’avoir un impact dans la vie. Il faut donc en faire une étude du point de vue scientifique. Savoir comment elles se mettent en œuvre et quelle est la conséquence de cette dernière. Tout doit être vérifié. La chaîne scientifique est là pour aider l’artiste à préciser son projet et le rendre cohérent. Non pas par rapport à la science, mais par rapport à l’état du monde, son passé, son futur. »

Comment s’adjoindre la science sans perdre l’art de vue ?

« Certains artistes utilisent des manips de labos et les exposent. Même impressionnantes, étonnantes ou spectaculaires, transposées dans le milieu de l’art, elles ne revêtent pas d’autres sens que celui qu’elles ont au sein du laboratoire. Ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation de procédés scientifiques pour rendre visibles des raisonnements philosophiques et artistiques, souvent critiques, qui existent en dehors de la science. Je pense, par exemple, au Nuage vert du collectif Hehe, qui, à l’aide d’un laser, dessinait un nuage sur les émanations d’une usine et permettait aux habitants de faire évoluer sa taille en temps réel, en agissant sur leur consommation électrique. Belle réflexion sur l’utilisation individuelle de l’énergie et ses conséquences. »

Power Struggle

Sur l’écran accroché au mur, une bataille s’engage ! Plusieurs antivirus installés dans un même ordinateur s’adonnent à une lutte sans merci. Olga Kisseleva a donné une couleur à chacun d’entre eux afin de pouvoir observer la progression des uns, le recul des autres, leurs différentes stratégies pour prendre le pouvoir. Le dispositif informatique est accompagné par les commentaires d’un spécialiste. Qu’ils soient juristes, économistes, militaires ou philosophes, tous retrouvent dans Power Struggle les règles immuables qui gèrent n’importe quel conflit. « Récemment, aux Etats-Unis, j’ai invité un musicien et une danseuse à réaliser une interprétation selon leur art. C’était impressionnant », confie l’artiste.

Olga Kisseleva
Time Value, Olga Kisseleva

Urban Quick Response

Urban Quick Response est un projet mis en œuvre cette année par Olga Kisseleva à Saint-Pétersbourg. Des QRcodes installés à des endroits choisis par l’artiste délivrent aux passants munis de smartphones une analyse plastique du paysage urbain, des clefs de compréhension du lieu, sous forme de textes ou de vidéos. L’œuvre superpose différentes temporalités : celle dans laquelle s’inscrit le regardeur, celle qu’impose l’architecture environnante, celle abordée par les différents documents rendus accessibles par l’artiste. Une expérience renouvelée cet été à Nanjing, en Chine, avec la collaboration de 90 architectes. Chacun d’entre eux ayant la charge d’un quartier de cette ville de 15 millions d’habitants !

Comment se passe la relation entre artistes et scientifiques ?

« Etant donné le niveau d’études des uns et des autres, nous n’avons pas de difficulté à trouver un langage commun ! Je côtoie beaucoup de scientifiques très ouverts et très intéressés par les expériences proposées par les artistes. Quand ils voient qu’une synergie se met en place et que leur science devient la partie intégrante d’une œuvre d’art qui touche les émotions, ils sont satisfaits. C’est une relation à la fois très forte et très sérieuse.

Les artistes et les scientifiques ont-ils des qualités en commun ?

« D’une part, les deux sont des chercheurs. D’autre part, ils font en quelque sorte le même métier. L’art comme la science est une description du monde. Ainsi, ce dernier peut être décrit par la peinture, la sculpture, les mathématiques, la physique ou la chimie. Chaque description comporte son nombre d’erreurs et d’imprécisions. Tout le travail consiste à faire celle qui sera la plus juste et la plus précise possible, aussi bien pour les artistes que pour les scientifiques. »

Y a-t-il des difficultés particulières à travailler avec des scientifiques ?

« Les problèmes sont d’ordre matériel. Parfois, il faut accéder à des outils coûteux, demander des autorisations, se déplacer avec une équipe. Ça peut être un peu compliqué à mettre en place. Malgré ces difficultés, la collaboration est une bonne chose. Je ne crois pas en l’artiste solitaire. Seule dans mon atelier du matin au soir, je ne ferais rien. Pour créer, l’artiste doit être dans la vie, dans le monde. Il doit être confronté à toutes sortes d’événements et de personnes. »

Quid du rapport avec le public ?

« Je n’aime pas les installations qui montrent tout le dispositif technique. En ce qui me concerne, je fais attention à toujours le cacher. Le public ne doit pas avoir l’impression d’être dans un laboratoire.  Dans mes pièces, l’important est l’interface naturel : les yeux, le toucher, la respiration. C’est probablement pour cela que les visiteurs ne ressentent pas comme une barrière la technologie utilisée. »

La science est-elle la source d’inspiration ou le moyen de réalisation d’une œuvre ?

« J’ai d’abord une idée et ensuite je cherche comment la mettre en œuvre. Elle me vient en observant la société et en cherchant comment corriger ses dysfonctionnements. Alors je me tourne naturellement vers ce qui m’est le plus proche, le plus compréhensible : la science. »

 

Time Value

Des horloges pentagonales sont branchées sur les serveurs de n-value de différents pays et égrainent des chiffres à une vitesse proportionnelle au temps travaillé par une personne pour un euro ! Mais qu’est-ce donc que cette n-value ? Olga Kisseleva explique qu’il s’agit d’un système mis en place par les multinationales, qui leur permet d’optimiser l’emplacement de leurs filiales de production en fonction du rapport entre les coûts de main d’œuvre et les matières premières d’une part ; le coût des transports et des risques, d’autre part. Avec Time value, l’artiste propose une mise en perspective de l’économie mondialisée. Et s’interroge sur la place qu’elle laisse à l’homme.

GALERIE

Crédits photos
Custom Made © Olga Kisseleva,Collapsar © Olga Kisseleva,It’s Time © Olga Kisseleva,Urban Quick Response © Olga Kisseleva,Time Value © Olga Kisseleva, © Olga Kisseleva
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