Il se jouait de la lumière comme de la couleur, des formes comme de la transparence, du visible comme de l’invisible. Il pouvait séduire ou envoûter, obséder ou transporter, le maître, à travers une peinture épurée, nous invite à jamais à un voyage vers l’essentiel.
Le peintre franco-italien Leonardo Cremonini, né à Bologne en 1925, s’est éteint à Paris le 12 avril 2010, à l’âge de 85 ans. Ses soixante-cinq années de carrière venaient d’être consacrées à Athènes, dans le cadre d’une exposition rétrospective Leonardo Cremonini – peintures 1965-2007, organisée par Athenaïs, le Centre culturel d’Athènes, et inaugurée le 25 février en présence de l’artiste. Commandeur des Arts et des Lettres en France, Leonardo Cremonini était également membre de l’Académie Royale de Belgique, de l’Académie nationale de San Luca à Rome, de l’Académie des beaux-arts à l’Institut de France et de l’Académie delle arti e del disegno à Florence.
Le peintre se partageait entre Paris et Bologne, sa ville natale où il sera inhumé.
Initialement formé à Milan, Leonardo Cremonini avait rejoint Paris en 1951, exposant à New York dès 1952. En 1969, il recevait les honneurs d’une rétrospective à l’Arc du musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Depuis, c’est le reste du monde qui a consacré l’Œuvre dans ses institutions et la galerie Claude Bernard qui, à Paris, représentait l’artiste depuis 1979. L’écrivain-essayiste français Jean-Philippe Domecq l’a constamment « défendu ».
Toute sa vie, Leonardo Cremonini a voyagé, retournant toujours, et très régulièrement, en Italie et en Sicile où il s’établissait ponctuellement pour y travailler pendant de longues périodes. Les voyages vers le Sud répondaient à cette quête de la « lumière-méditerranée » qui devait le marquer pour le reste de sa vie depuis le déménagement familial à Paola, en 1936. L’artiste avait onze ans. Cette lumière qu’il n’a eu de cesse de restituer en peinture et qui avait déjà conquis Nicolas de Staël au début des années 1950, devint le liant atmosphérique de l’œuvre de Leonardo Cremonini.
Sa peinture fut en France et dans les années 1970, rattachée au mouvement de la nouvelle figuration. Elle s’en éloigne par bien des détours, privilégiant le silence, la frontalité, le temps d’arrêt ; fixation en peinture d’instants de vie. Cremonini avait su utiliser les limites de la surface allouée aux peintres par la toile, pour élargir, ouvrir et offrir aux spectateurs la peinture à l’infini. Chaque œuvre fonctionne comme une fenêtre ouverte sur des scènes de genre sans incidences qui – une à une – se transforment, par le pinceau, avec une rare subtilité, en fragments d’éternité. Cette peinture chimérique : à la fois « réaliste » et poétique, de temps en temps surréaliste, éminemment figurative, nous invitait dans un univers extrêmement sensible et sensoriel, en termes d’équilibres conquis. Ses baigneuses, dont la représentation trahissait une appréhension sphérique et volumétrique, ne connaissaient pour antécédents que celles réalisées par Auguste Renoir à la fin de sa vie. Un parallèle troublant subsiste avec l’œuvre du peintre russe « réaliste socialiste », Alexandre Deïneka (1899-1969).
Le jeu de construction architectural des plans et de l’espace pictural concourait à multiplier, œuvre par œuvre, la présence systématique de liaisons intérieur-extérie qui invitent, aujourd’hui encore, à aller constamment au-delà. Cremonini avait l’habitude d’inverser les rapports spatiaux en vigueur, « rompant » les perspectives les plus élémentaires par des bandeaux colorés obstruant la trajectoire du regard et forçant le spectateur à contourner, emprunter ces chemins sinueux de prime abord invisibles. L’invitation poétique est baudelairienne. Invitation à franchir le seuil du visible et de la plus stricte réalité pour atteindre cet ailleurs où tout n’est que luxe, calme et volupté. Ses paysages et scènes de genre recelaient, par ces « formules » éprouvées, une dimension énigmatique, « hermétique » et transmettait un trouble proche de celui éprouvé face à l’œuvre de Piero della Francesca.
Leonardo Cremonini a aussi enseigné la peinture. De 1983 à 1992, il fut chef d’atelier de peinture à l’Ecole nationale des beaux-arts de Paris. Ses élèves, les Français Agnès Baillon, Olivier de Mazières, Didier Paquignon et Nora Douady, et les Grecs Stefanos Daskalakis, Edouard Sacaillan et Anna Maria Tsakali, Irini Iliopoulou et Alexis Veroucas (entre autres) ont tous fait carrière. Agnès Baillon étant la seule de l’ « atelier Cremonini » à avoir épousé la sculpture. Elle explique : « J’ai étudié la peinture avec Cremonini et c’était passionnant de l’entendre parler de la matière picturale et du sens du visible. Il parlait beaucoup du « dur » et du « tendre » qui devaient cohabiter dans l’œuvre comme deux entités à part entière, non fondues mais harmonisées, équilibrées et distinctement présentes. Ça, c’était son grand enseignement. Pour lui, on était fait de dur et de tendre (la chair et les os). Pour arriver à produire une émotion, à la transmettre, il fallait atteindre cet équilibre, en évitant la mollesse. Il avait aussi l’exigence de l’observation, éviter les automatismes et l’effet facile. Cette rigueur sur le sens de l’observation qu’il voulait nous transmettre et sur lequel il insistait, permettait selon lui d’accéder à ce qu’il appelait « l’intensité sensible ». Il voulait nous mener au développement et à la traduction d’une vision personnelle de la réalité. Il souhaitait que notre imaginaire s’enrichisse. Mais on ne pouvait faire appel à notre imagination qu’après avoir approfondi sérieusement et minutieusement l’observation du réel. C’était sa façon de nous amener avec subtilité à une forme de connaissance de soi.
Les gens qui arrivaient chez Cremonini étaient souvent très forts techniquement, mais il les coinçait toujours sur le fait qu’ils ne parvenaient pas à se libérer de cet acquis. Il savait toujours quand un élève n’était pas absolument convaincu de ce qu’il était en train de faire. Il avait le don de les mettre sur une voie qu’il entrevoyait et qui était véritablement la leur. L’habileté ne suffisait pas et en s’y cantonnant on perdait, selon lui, le doute (une certaine forme de vertige) nécessaire en peinture. Il enseignait à l’opposé de l’image préfabriquée, de consommation rapide. Et par ce sens très profond de l’observation, on parvenait à aller au-delà des apparences et atteignait ce degré de sensibilité dont il parlait constamment. Au niveau du sujet, il rejetait farouchement l’anecdote. En revoyant ses peintures à Athènes le mois dernier, j’ai retrouvé son plaisir de peindre, un plaisir proche de la gourmandise. »
Témoin généreux du travail de ses contemporains, il ne taisait jamais ses affections. Régulièrement interviewé sur l’œuvre de Jean Rustin, filmé dans l’atelier de Bagnolet, Cremonini, le verbe haut, à la gestuelle fantastique, avait le don de faire entendre et de donner à voir ce que le spectateur peinait à formuler. La peinture, en effet, et le plaisir de peindre dont parle Agnès Baillon, étaient magistralement exprimés en regard de l’œuvre de Rustin.
Cremonini a inscrit devant lui la peinture en héritage. Il avait déjà laissé, de son vivant, une empreinte très forte chez les talents qu’il a encouragés et contribué à faire éclore. Chacun à sa manière évoquait si régulièrement le maître, que l’importance et la force de son enseignement restent vivantes. Vingt ans après leur formation, ses élèves comptaient parmi ses fidèles. Fidélité sans faille puisqu’ils étaient tous venus saluer leur maître à l’inauguration de l’exposition d’Athènes. Certains rejoignent déjà Paris, afin de rendre à celui qui les vit prendre leur envol, un ultime hommage. Une façon de se souvenir que les artistes ne meurent jamais.