« Ainsi, c’est depuis un temps aussi lointain qu’est implanté dans l’être humain l’amour qu’il a pour son semblable : l’amour rassembleur de notre primitive nature, l’amour qui de deux êtres tente d’en faire un seul, autrement dit de guérir l’humaine nature. Chacun de nous est donc la moitié complémentaire d’un autre qui, coupé comme il l’a été, ressemble à un être unique… » Extrait du Banquet de Platon. En regard de ces quelques lignes, une tapisserie aux couleurs chaudes et douces montre un homme et une femme symboliquement séparés par une ligne de coton blanc. Au-dessus d’eux, lévite un être hybride, à la fois féminin et masculin, dont on ne sait si les deux parties fusionnent ou au contraire s’éloignent. Sortie d’Eden ou jubilation des retrouvailles ? Plus loin, dans un enchevêtrement de formes dynamiques déclinant différentes tonalités de rouge, de petites scènes apparaissent comme dans un rêve : drakkar toutes voiles dehors, Sphinx alangui, Pégase accompagné d’une chimère… Les tapisseries de Marie-Claude Deshayes-Rodriguez puisent dans la mythologie et les mythes pour parler de l’homme. Invitée par le Centre d’étude de l’expression * à exposer, au début de l’été, au musée Singer-Polignac dans l’enceinte de l’hôpital Sainte-Anne, l’artiste textile, initiée à la tapisserie de haute lice dans les années 70, a présenté ses dernières créations sous le titre évocateur de L’autre et le même.
ArtsThree : – Pourquoi avoir choisi la tapisserie comme mode d’expression ?
Marie-Claude Deshayes-Rodriguez : – J’avais tâté auparavant d’autres techniques, comme la peinture, le dessin et la lithographie. Mais lorsque j’ai rencontré l’art de la tapisserie de haute lice dans l’atelier de Michèle Delaunay, j’ai su immédiatement que les fibres textiles pouvaient devenir un vecteur important de mes pensées. Je joue sur la diversité des fibres. Laine, lin, coton, chanvre ou rayonne sont autant de matériaux expressifs, sensuels qui, combinés, suscitent des émotions diverses. La technique des Gobelins est elle-même pleine de ressources. Il est possible, en la détournant – comme je l’ai fait dans Ruptures et secrets ou Les Amants d’Orwell où j’ai laissé libres des fils de chaîne derrière lesquels on entrevoit des encres sur calque, des dessins à la mine de plomb ou des pastels gras – d’obtenir des effets intéressants et de déboucher sur d’autres formes d’expression, moins classiques. En outre, allier des parties réalisées en haute lice à des tissus ou des dessins sur calque dans des sortes de « collages » textiles offre une grande palette de possibilités.
Pourquoi cette passion pour les mythes ?
Mon intérêt pour les mythes est né, dans les années 90, de la découverte d’Œdipe sur la route d’Henry Bauchau. La manière dont cet écrivain psychanalyste a traité ce sujet m’a éblouie. Il a su pénétrer dans les profondeurs archaïques de la création (Œdipe, sculpteur aveugle…) tout en écrivant un livre d’une grande modernité. Les mythes parlent évidemment de nous. Dès lors j’ai tenté de retrouver dans les mythes grecs, perses ou chrétiens ce qui en eux nous parle aujourd’hui. Je les lis et les interprète en suivant ma pente, en y tissant aussi une part de ma vie et de celle des êtres qui m’entourent. Parfois, je les « redresse » à ma façon, comme dans Pandore, par exemple, où c’est l’homme, Epiméthée, qui renverse la jarre alors que chez Hésiode, dans les Travaux et les jours, c’est Pandore qui soulève le couvercle de la jarre… Parfois, je fais dialoguer les mythes : le Narcisse des Grecs porte sur son épaule la Huppe, principale protagoniste du conte perse, et récit d’une quête mystique, la quête de soi, Le Langage des oiseaux. Deux mythes du miroir, de l’image renvoyée avec des sens opposés…
Comment faut-il interpréter le titre de votre exposition : L’autre et le même
Il renvoie à la constatation que celui que l’on croit autre est bien souvent le même. Les mythes nous montrent cela : l’homme et la femme de ma pièce Le rêve de l’androgyne font partie d’un même être scindé en deux par la volonté des dieux. Hermaphrodite manifeste que ce qu’on croit autre est aussi en soi : le mâle et la femelle sont intimement mêlés en chacun de nous et c’est ce que nous révèle Ovide dans les Métamorphoses. Les études actuelles montrent à quel point les « genres » peuvent se décliner de manières différentes et très complexes… Dans mes tapisseries, je réfute toute forme d’esprit manichéen, c’est la complexité des êtres et des relations avec eux-mêmes et entre eux qui me fascine.
Expose-t-on au musée Singer-Polignac comme ailleurs ?
Non, bien sûr, pas tout à fait. Si le musée a choisi de m’exposer, c’est parce que mes œuvres traitent de sujets qui laissent place à beaucoup de projections. Les thématiques que j’aborde sont propres à intéresser particulièrement ceux qui ont vocation de se pencher sur le sens des comportements humains. La visite des psychiatres, des psychanalystes et des art-thérapeutes ou futurs art-thérapeutes ainsi que de nombreux patients est une source de rencontres de sensibilités différentes ou infiniment proches. Beaucoup de patients m’ont dit que la tapisserie que je pratique a un effet à la fois apaisant et euphorisant sur eux. Mais ce musée est un lieu ouvert à un public beaucoup plus large.
* Au sein de l’hôpital Sainte-Anne, le Centre d’étude de l’expression (CEE) est né de la fusion du département d’art psychopathologique avec le Centre international de documentation concernant les arts plastiques. Outre la formation, la documentation, la recherche et l’organisation d’expositions, il a pour mission de conserver et de valoriser une collection de près de 70 000 œuvres de patients.