Il râle un peu. Il dit qu’il n’a pas le temps, préparant le catalogue de la prochaine exposition du sculpteur Agnès Baillon, qui vient de rejoindre sa galerie. A la question d’une interview, il râle encore : « Non. Je suis dans l’intime et l’intime est discret. » Jean-Marie Felli présente actuellement Triptyque dans sa galerie du 3e arrondissement où sont réunies les œuvres d’Agnès Baillon, Jeanne Bouchart, Cherel, Bertrand Flachot, Ettore Frani, Laurent Hours, Katarina Axelson, Maes, Marc Perez, Eric Roux-Fontaine, Philippe Ségéral et Weinachter.
Cette exposition, comme son titre l’indique, expose trois œuvres d’un même format et n’en formant qu’une, composée pour l’occasion. Le « concept » est né au fil du temps et des attachements du galeriste qui reconnaît avoir souvent présenté des œuvres en triptyque sur les murs de sa galerie. Il ajoute : «Deux tableaux engendrent une symbiose ou révèlent une dualité. En outre, on n’entre pas dans l’univers de l’artiste, ou difficilement, qui plus est dans le cadre d’une collective. Le triptyque permet, lui, d’aborder avec toute la symbolique qui l’accompagne, la possibilité de sentir et de saisir une œuvre. » Sentir et saisir une œuvre, tel est l’objectif de la programmation. Chacune des expositions proposées par Jean-Marie Felli est une invitation au voyage.
C’est Marc Perez qui a rédigé le texte du catalogue : « Si un diptyque semble nous dire un début et une fin, un triptyque, lui, paraît plus ouvert, comme s’il cherchait à ne pas nous indiquer de fin, nous incitant chacun à l’inventer, comme le font trois points de suspension… Il y a réellement quelque chose qui fonctionne dans cette association de trois tableaux. On ne peut pas parler de série, ni même de séquence. C’est un tout, offrant un équilibre dynamique qui, en plus, parvient à préserver l’autonomie de chaque tableau. Les grands triptyques de Francis Bacon illustrent cela, magnifiquement. » Au-delà de l’évocation du beau rythme et de ces impressions esthétiques, et si la doctrine trinitaire théologique affirme que Dieu est un, qu’il se manifeste en trois personnes distinctes, ici c’est par trois œuvres distinctes que l’on accède au créateur, au peintre, au sculpteur et à son état d’esprit. Les univers battant la mesure de la galerie Felli sont ceux de la « réalité poétique », définition éprouvée par Claude Roger Marx dans les années d’après-guerre, au seuil de l’ère contemporaine.
A la question de l’effet miroir de l’art, à laquelle il est possible de répondre, a posteriori, et notamment le jour où l’on voit ses choix exposés ensemble, Jean Marie Felli répondra point par point. Un tel ensemble n’a-t-il pas aussi en commun ce qui lui ressemble ? Ne réfléchit-il pas des caractères qui sont les siens ? C’est au milieu de sa galerie, face aux œuvres, qu’il se livre au jeu de l’autoportrait réfléchi : « La matière n’est jamais propre. Elle paraît parfaite parce qu’elle est délicate mais elle est toujours nerveuse, personnelle, par la touche, la lumière… griffonnée. Ensuite il n’y a jamais d’effets, d’objets, d’anecdotes qui vont fixer le moment présent, qui vont fixer l’esprit du peintre dans le présent. Ce qui le fixe, c’est la rencontre de sa matière et de son esprit. »
Passé, présent, futur… C’est le drame du contemporain figuratif sculpté, peint ou photographié. En Occident, ce qui relie Lascaux à Jan Fabre ou à Anselm Kiefer, à Gérard Garouste et même à Fischli and Weiss, en passant par la Vénus de Willendorf, la statuaire étrusque, gréco-romaine, l’ange souriant de la cathédrale de Reims, Piero Della Francesca, Giotto, Bosch, Bonnard ou Ensor, nécessite toujours qu’on y mette un peu d’ordre. Il n’empêche qu’un fil d’Ariane s’est tissé avec le temps et les efforts de l’histoire de l’art.
La galerie Felli expose deux genres, celui de la figure humaine (Perez, Bouchart, Baillon, etc.), celui du paysage (Ségéral, Douady, Roux Fontaine, etc.) Il présente autant de peintures que de sculptures mais aussi de la photographie avec Bertrand Flachot. La richesse de la diversité est toujours là où on ne l’attend pas. Elle rivalise de nos jours avec la notion de nouveauté ancrée par le progressisme culturel, dont nous sommes les proies, dans les consciences collectives. Pour qu’une œuvre soit viable, il faut bien souvent qu’elle porte en elle une rupture radicale, non seulement avec le passé mais aussi avec le présent et qu’elle soit déjà dans l’avenir, sinon l’avenir. Il est toujours surprenant de constater que ces deux fils rouges de l’histoire de l’art n’ont toujours pas trouvé une aire de cohabitation.
Pour Jean-Marie Felli : « Un nuage, une lumière, un arbre, un personnage qui se promène seul peut apparaître un peu simple, dans un sens littéral. Au premier regard, il y a pour ces sujets un côté déjà fait, déjà vu, mais ce qui m’intéresse au-delà de participer à assurer la pérennité d’un vocabulaire formel et technique qui n’a jamais cessé et de se faire et de se renouveler simultanément, c’est la différence infime… le passé évolue continuellement et rares sont ceux qui s’en aperçoivent. » Il cherche dans ces différences, celle que l’on décèle au millimètre, et qui éprouve notre capacité à regarder le renouvellement, plus que la nouveauté.
En 1870, Arthur Rimbaud, dans un court poème intitulé Sensation, restituait ces états de grâce qui pourraient faire écho à l’état d’esprit de ce voyageur dans l’âme :
« Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue,
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irais loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, heureux comme avec une femme. »
Pour cette relation aussi intime et sensible à l’art et aux œuvres, le galeriste affirme, peut-être malgré lui, la persistance de l’humain dans un marché de l’art aux rouages et aux moteurs parfois douteux et dont le vernis culturel a vraisemblablement fondu. Jean-Marie Felli fonctionne comme cela, sans vagues, sans faux éclats et sans mirages depuis maintenant 20 ans (même si la galerie n’a que six ans). A Marc Perez la conclusion : « Certains artistes osent donc affirmer, peut-être trois fois plus encore, avec les triptyques et leur mystère, cette croyance persistante en une peinture, une peinture contemporaine que l’on voudrait peut-être voir se resacraliser… un peu… »