Depuis le 24 janvier dernier, Paris est l’épicentre d’un tremblement artistique peu ordinaire. Son grand ordonnateur se nomme Ilya Khrzhanovsky. Il est russe et réalisateur. Sa proposition est simple : s’immerger dans l’URSS de 1938 à 1968. Ses moyens spectaculaires. DAU, probablement écrit en capitales pour avoir une tonalité plus martiale, habite les théâtres de la Ville et du Châtelet. Si cette performance ne ressemble à nulle autre, les mondes du cinéma, du théâtre et des arts plastiques y reconnaissent pourtant des pratiques et des esthétiques au cœur desquelles la participation du public et sa capacité à transformer ce qui est donné à voir, à entendre, à faire, sont essentielles. Plus de 14 000 personnes ont d’ores et déjà obtenu un visa pour cette expérience accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Sachez qu’il est impossible de savoir exactement ce qui vous y attend. La trame de votre séjour est constituée de projections cinématographiques, de concerts, de conférences, de dispositifs, de rencontres… Elle s’ajuste de lieu en lieu et d’heure en heure. Les prix à la cantine peuvent varier, tandis que les films sont parfois sous-titrés, parfois accompagnés d’une voix-off enregistrée par des acteurs comme Isabelle Adjani, Isabelle Huppert, Fanny Ardant, Gérard Depardieu ou Charlotte Rampling. De la partie aussi, le Centre Pompidou. L’institution a notamment prêté quelque quarante œuvres nées en marge de l’art officiel soviétique. A l’étage des collections contemporaines, un appartement a été aménagé, véritable espace théâtral annexé, dans lequel se déroule des scènes de vie ordinaire offertes au regard à travers des glaces sans tain. Bienvenue au pays des soviets.
ACTE 1 Quelques éléments de compréhension
L’histoire débute il y a une quinzaine d’années, quand le jeune réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky décide de s’intéresser au physicien Lev Landau (1908-1968), Prix Nobel en 1962 pour ses théories avant-gardistes sur la matière condensée. De cet intérêt cinématographique, naît un projet herculéen financé par de nombreux organismes et sociétés de production basées tant en Ukraine qu’en Allemagne, en France, en Suède, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas. A Kharkov, deuxième ville d’Ukraine, sort alors de terre un bâtiment en provenance du passé, un institut dans lequel Landau (surnommé Dau) pourra poursuivre ses recherches, entouré d’autres scientifiques et des personnels indispensables pour faire tourner l’établissement. C’est ainsi qu’entre 2009 et 2011, plusieurs centaines de personnes – scientifiques, artistes, intellectuels mais aussi cuisiniers, balayeurs… – ont vécu costumées, revisitant les années soviétiques de 1938 à 1968, soit de la période des Grandes Purges orchestrées par Staline à la mort du physicien intervenu sous Brejnev et durant le Printemps de Prague. Derrière ces murs, à l’abri du XXIe siècle, une part de l’histoire de l’ancienne URSS se rejoue. Uniformes, vêtements, langage, cuisine, monnaie… tout est fait pour que l’illusion soit parfaite. Durant trois ans, les participants au projet DAU vivent en immersion dans une histoire passée qu’ils construisent au présent. 392 000 auditions sont tenues, 40 000 costumes réalisés, 10 000 figurants embauchés, 400 rôles principaux choisis. Des caméras placées partout dans l’Institut capturent les faits et gestes de cette réalité fictionnelle jusqu’à la destruction des lieux filmée en partie elle aussi. S’ensuivirent des années de montage pour extraire, des 700 heures de pellicule, 13 longs-métrages, des séries et des documentaires, ainsi qu’une réflexion sur la meilleure façon de restituer l’expérience. L’ensemble sous-tend la première mondiale de DAU, accessible à Paris jusqu’au 17 février.
ACTE 2 La présentation de DAU à la presse
Mercredi 23 janvier au matin. Le fond de l’air est frais, mais pas trop. Sur la place du Châtelet, un kiosque de verre attire l’attention. Les journalistes présents s’y pressent. Ils sont curieux de ce qu’ils vont découvrir. Quelques articles ont déjà été publiés. Ils interrogent plus qu’ils n’expliquent, flinguent plus qu’ils n’incitent à réfléchir. Les plumes s’élèvent pour mettre en garde les bonnes gens. DAU serait un projet sulfureux, qui mélangerait réalité et fantasmes, histoire et fiction, sexe et violence. Le tout sur fond de collecte de données privées. Il est indispensable dit-on de répondre à un questionnaire osé pour obtenir son visa. Diantre ! Habituellement si prompte à encenser tout projet pourvu qu’il soit subversif et un tantinet élitiste, la presse culturelle émet des doutes, voire plus. Pour le moment, il n’est pas question de cela, juste de tendre le bras pour être estampillé DAU à l’encre rouge. La visite débute au Châtelet. Par groupe de 20, nous entrons par une porte sur le côté. Le bâtiment est en travaux. Escaliers, couloir blanc. Un miroir nous renvoie notre image. Nous sommes invités à entrer dans une pièce au papier peint à fleurs. Une table, un lit, un buffet, une foultitude de cadres et d’objets. En Union soviétique, comme dans tous les pays de l’ancien « bloc de l’Est », l’appartement est communautaire. Chaque famille ne dispose que d’une seule pièce personnelle, les autres, comme la cuisine, sont communes et occupent souvent une position centrale. Ici, s’accumulent les souvenirs de plusieurs vies. Tandis que le smartphone à la main capture des témoignages visuels, l’œil se fixe sur les photographies d’un couple en médaillon, un pierrot de porcelaine, un napperon en dentelle, un téléviseur probablement de la fin des années 1950, un fauteuil à l’assise brodée… Dans une salle, des peintres russes ont orné les murs de fresques aux couleurs chatoyantes, dont certaines s’inspirent des Ballet russes – troupe créée en 1909 par le mécène Serge de Diaghilev. On se souvient alors que c’est à Paris, en 1913 au Théâtre des Champs-Elysées, que Stravinski et Nijinski ont fait scandale avec Le Sacre du printemps, ballet qui chamboula complètement les habitudes du public. La référence est posée. La visite se poursuit. Les objets de DAU se sont immiscés dans la vie du théâtre jusque dans ses bureaux. Le contemporain côtoie l’ancien. Une mauvaise langue siffle qu’ils ne proviennent certainement pas tous d’Ukraine, mais plutôt du Bon Coin. Le décor n’est qu’un marchepied pour la fiction. Installé sur une scène, il ne poserait aucune question. Le rouge des murs et ce qui s’y trouve accroché sont réduits d’environ 1,50 m par une bande de peinture gris ciment. Comme si la culture, la diversité, la vie se retiraient, disparaissaient dans une zone sombre de l’histoire. Une paire de gants de boxe pend désespérément à un clou. Un personnage est figé devant un document de sécurité. A différents endroits un matériau réfléchissant recouvre on ne sait quoi. La coupe d’un cœur de mouton est enserrée dans un bloc de matière transparente. Un ancien passeport soviétique côtoie un rouleur de scotch. Des lettres d’or inscrivent sur une plaque de marbre noir : « Alexander Puschkin 1799-1837 ». L’imagination est à l’œuvre.
Nous traversons la place du Châtelet et visons droit entre deux clôtures mobiles de chantier. Les murs du Théâtre de la Ville sont tagués et les portes vitrées ne laissent passer aucune image. Dans le hall, des centaines de petits casiers forment un mur et attendent les smartphones des visiteurs. C’est ici que devront obligatoirement être déposés tous les appareils électroniques. La consigne n’est pas une surprise, elle est énoncée clairement au moment de l’achat d’un visa, mais certains n’y croient pas. Il fait un froid de canard dans le bâtiment. Nous avons à peine le temps d’apercevoir quelques lits en fer et matelas rayés qui évoquent en salve les dortoirs d’antan, les salles d’hôpital, les camps de rétention… que nous sommes dirigés vers l’immense plateau du théâtre. Ecran géant, gradins bruts en béton et le mot « futur » en anglais (donc avec un « e ») inscrit en majuscules lui aussi. Se succèdent alors au micro différentes personnalités dont la productrice exécutive, Martine d’Anglejan-Chatillon. Leur enthousiasme est palpable, une forme d’inquiétude aussi. Les lieux sont austères, les informations parcellaires et les mines dubitatives. L’immense projet est à quelques heures du lancement et tout n’est pas totalement cadré. Mais c’est à l’impossible que tous sont tenus. Le fond d’écran de l’ordinateur à partir duquel est piloté la projection vidéo apparaît et une dune de sable blanc s’efface derrière les premières images de DAU. Des photographies en noir et blanc se succèdent. Celles, notamment, qui seront dans le dossier de presse. Le silence est déchiré par quelques accords incongrus. Les tests son doivent continuer. Un teaser des films est lancé. Teodor Currentzis, dans la peau de Lev Landau, apparaît. Il marche dans une rue, croise une icône, assiste à une bagarre, voit le bourdon d’une église exploser au sol. Un cheval prend peur, un tramway passe, des gens courent. Dau est désormais en veste rouge, élégant sur le tarmac d’un aéroport où il retrouve un ami. Le plan suivant montre un camion, empli de cadavres, que des hommes en uniforme empêchent de tomber sur la voie publique. Des gens de dos marchent dans un environnement hostile. « Le bonheur n’existe pas, c’est une illusion. C’est l’opium que nous fumons pour ne pas mourir d’angoisse. Que dis-tu à cela ? », sert Dau à un amphithéâtre bondé. Sa voix est traduite en français au bas de l’écran. S’ensuit une scène de bal aux convives étrangement masqués. Une femme apparaît et la voix reprend : « Je pense que les choses les plus affreuses peuvent paraître belles si tu trouves une bonne approche ». « Si tu es toi-même », suggère une autre. « Oui », répond le professeur.
D’autres scènes, d’autres cut. Puis, des hommes en réunion échangent. Il y en a un qui s’interroge : « Je suis désolé, camarades, mais je ne comprends pas ce qui se passe dans cette maison de fous ». Il n’y a pas de point au bout des phrases, signifiant peut-être qu’elles ne contiennent qu’une part de ce qui est dit. Nous sommes à la veille de la guerre et les physiciens doivent donner ce qu’on leur demande. « Je veux vivre avec lui, je veux l’aimer et qu’il m’aime ». Sur l’écran, un bébé tout de blanc vêtu tient dans ses minuscules mains l’index droit de son père. Dau marche avec un ami sur un plancher de métal ajouré, des femmes parlent de lui dans une chambre. Science, sexe et politique. La mémoire bat la chamade. Elle exhume des bribes d’histoire. Le décor est planté. Un triangle surplombe la salle, il évoque probablement celui dont on nous dit qu’il est rouge et relie, de la tombée de la nuit à l’aube, les trois lieux de DAU. Avant de sortir, une dernière photo. Volée cette fois. Des rangées de conserves alignées. Interdit de photographier m’avertit un homme en costume de ville. A ce stade, une seule chose s’impose : prendre son visa. Avant même de découvrir les questions préalables à son obtention, une question se pose : « Etre honnête ou s’inventer ? » Les affirmations à choix multiples se succèdent : « J’ai eu une relation amoureuse dans laquelle le rapport de force était déséquilibré. 1. Pas du tout. 2 Très peu. 3. Peu. 4. Je ne sais pas. 5. Un peu. 6. Beaucoup. 7. Entièrement », « J’ai eu le sentiment qu’un état d’ébriété avancé avait pu me transformer en une autre personne. 1. Pas du tout. 2 Très peu. 3. Peu. 4. Je ne sais pas. 5. Un peu. 6. Beaucoup. 7. Entièrement », « Dans une situation donnée, n’importe qui pourrait avoir la capacité de tuer. 1. Pas du tout d’accord. 2 Pas d’accord. 3. Pas tout à fait d’accord. 4. Je ne sais pas. 5. Plutôt d’accord. 6. D’accord. 7. Entièrement d’accord ». Ainsi de suite. Etrange, mais pas de quoi fouetter un chat.
ACTE 3 Au commencement, le Centre Pompidou
Les jours suivants se passent dans l’attente. La préfecture de police de Paris n’ayant pas permis au Châtelet d’ouvrir ses portes pour des raisons de sécurité. Le 2 février, un mail annonce l’ouverture totale de DAU au public à partir de 18 h. Je récupère mon visa « 24 h » le lendemain autour de 10 h. Déception : pas de parcours personnalisé généré par un algorithme prenant en compte les réponses au questionnaire. Les développeurs sont dessus, ils ne désespèrent pas, mais aujourd’hui, il faudra faire sans. Puisqu’il n’y a pas de consignes, pas de règles du jeu, profitons de cette liberté. Nous sommes dimanche et mieux vaut commencer par le Centre Pompidou, qui respecte ses horaires habituels. La file d’attente s’étire sur toute la longueur du parvis. Les « dauistes » sont totalement dépassés en nombre pas les amateurs du cubisme. Pas de quoi les effrayer pour autant. Le contrôle : sac ouvert, clé dans la bannette, pas de casiers pour portables. C’est toujours ça de gagné. Puis il faut enchaîner les escalators jusqu’au cinquième, entrer dans les collections modernes, dire « Bonjour » au Bianco Bichon d’Ida Tursic & Wilfried Mille et dévaler l’escalier. Un doute. Est-il judicieux de galoper maintenant jusqu’au périmètre de DAU ? Impossible. La tentation des collections contemporaines est trop forte. Il ne faut en aucun cas y résister. Pour faire (trop) court, citons quelques œuvres qu’il est toujours heureux de (re)découvrir. A commencer par cette toile datée de 1981 et signée Claude Rutault, qui énonce sa propre définition, voire son mode d’emploi : « A VENDRE/toiles tendues sur châssis/A PEINDRE/ de la même couleur que le mur sur lequel elles doivent être accrochées/s’adresser ici » ; le magasin de Ben, indescriptible capharnaüm ouvert à Nice en 1958 et démonté en 1974 par l’artiste pour être installer au Musée national d’art moderne à Paris ; le travail féministe et radical de Renate Bertmann (Messersschnullerhände, 1981) ; l’emblématique et militante vidéo de la brésilienne Sonia Andrade (Sans titre, Fio, 1977) ou celle très économe de moyens et ultra-sensible d’Ismaïl Bahri (Eclipses, 2013) ou encore celle, spirituelle et poétique, de Mircea Cantor (Sic Transit Gloria Mundi, 2012). Les intérêts s’enchaînent, mais DAU réclame son dû. A quelques mètres, une toile d’Erik Bulatov (Entrée-pas d’entrée, 1974-1975) et deux banderoles en tissu signées Vitaly Komar et Aleksander Melamid (Gloire au travail et En avant vers la victoire du Communisme, 1972/2004) mettent dans l’ambiance malgré leur « anachronisme ». Dans DAU, un homme, un scientifique, est en train de lire un ouvrage. En cyrillique, évidemment. Des équations et formules mathématiques écrites à la craie couvrent un tableau noir. Il est interdit de toquer à sa porte. Seuls des gens en costumes viennent de temps à autre lui rendre visite. « Nous ne le voyons jamais ni entrer, ni sortir », explique une surveillante. « Pourtant ce n’est pas toujours la même personne. Il y a quelques jours, une femme était à sa place. » Sur un cartel, quelques lignes : « Les meubles et accessoires présentés dans cette salle, ainsi que le parquet, ont été conçus pour l’Institut de physique reconstitué à Kharkov dans le cadre du projet DAU. Scénographie et design : Denys Shibanov ». Pas question de rester une minute de plus à regarder quelqu’un vivre DAU. Il faut y entrer désormais.
ACTE 4 A l’intérieur de DAU
La façade du Châtelet est très animée mais les photos ne donnent rien. Il est 13 h et malgré un soleil discret, les panneaux LED sont difficiles à décrypter. Vidéos, textes, photos sont diffusés en continu en une chorégraphie inspirée par le mouvement constructiviste. Il est 13 h 23 quand se referme la porte du casier sur mon smartphone. J’enfouis la clé dans la petite poche de mon jean et m’assure plusieurs fois qu’elle ne pourra pas s’en extirper. Tout de même, laisser son outil de travail à la consigne, c’est beaucoup consentir. Retour au papier et au crayon. Espérons que la mémoire fera correctement son office. Avant de grimper l’escalier, l’œil reste un moment fixé sur la maquette d’un bâtiment réalisé avec des dominos. C’est une des œuvres prêtées par le Centre Pompidou : Mausolée en os (2008) de Yuri Avvakumov. Pas facile de lire le plan écrit en rouge sur fond noir. Des mots marquent les murs et guident le visiteur. LUST (luxure), SEX, WAR (guerre)… On se croise peu dans les couloirs. Plafond bas, sol grillagé qui laisse entrevoir un homme recroquevillé sur un lit, IDEOLOGY propose d’explorer une sorte de palais des glaces dans lequel notre image se démultiplie, se brouille et disparaît. A l’entrée, deux jeunes filles distribuent des numéros pour accéder dans une des cabines phoniquement isolées dans lesquelles il est possible de visionner des documents relatifs à DAU Ukraine. Il y a là des rushs, des photographies, des textes, des enregistrements. L’utilisation du multiscreen permet d’afficher 16 propositions. Il faut choisir d’un clic ou laisser le regard passer de l’une à l’autre, s’imprégner sans s’engager dans une scène précise. Cette errance visuelle supporte des exceptions. L’image sature alors l’écran et donne l’occasion de faire connaissance avec des personnages et leur environnement. Revient sans cesse à l’esprit qu’ils ne sont pas comédiens, mais des individus comme vous et moi qui vivent l’expérience d’une immersion dans un passé qu’ils n’ont pas connu. Il semble alors important de comprendre s’ils jouent ou s’ils vivent, d’essayer d’évaluer la dose de script et celle d’improvisation. DAU apparaît alors comme une métaphore un peu contrainte de toute existence. Quelles règles sommes-nous prêts à respecter pour vivre ou se sentir vivre ? YOUTH (jeunesse). BRAVERY (bravoure). Il est facile de tourner en rond.
SUBMISSION (soumission) sauve la mise. Enfin, un film. La jauge est de 51 personnes. Pas moyen de savoir de quel DAU, il s’agit. Il faut se laisser porter. Le film n’est pas doublé. Les haut-parleurs diffusent les dialogues en russe. « En physique théorique, il est important de comprendre les autres », entend-on dans les oreillettes. Pas des voix qui traduiraient chacune les phrases d’un personnage, mais une voix pour toutes. Féminine ou masculine en fonction des films, elle ne possède pas d’intonation seulement une intention. Elle ne traduit pas mot à mot, elle synthétise. Nous exclut de la réalité des dialogues, nous tient à distance du vocabulaire. Elle raconte ce qui se passe, ajoute un degré supplémentaire à la narration. ANXIETY, là le film est sous-titré en anglais. Lire ce n’est plus écouter, c’est en partie cesser de regarder. Certains ferment les yeux, s’imprègnent du rythme de la langue, d’autres décident de ne s’attacher qu’aux images. Savoir qu’il y a d’autres films, permet d’explorer la proposition sans peur de perdre. L’abondance offre une liberté. Sur l’écran, le film agit comme un opéra pour lequel nous n’aurions pas de livret. Les talons d’une serveuse claquent sur le sol de la cantine, la soupe refroidit. Une lampe verte identique à celle du bureau des visas s’inscrit dans le champ de la caméra. Il est question de gloire et de révolution. Chaque proposition cinématographique dure entre 1 h 20 et 4 heures. Chacun exploite un angle de la vie de Landau. Il n’y a pas de synopsis accessible et les films ne sont jamais donnés dans la même salle. La providence tient les rênes du jeu. A la sortie, un petit îlot de bois aggloméré et de verdure attire l’attention. Des toilettes sèches sont réparties dans DAU et battent en brèche les idées reçues sur la question.
Au SEX BAR, l’ambiance est feutrée. Une enseigne en néon annonce la couleur « SexKino », trois poupées gonflées probablement à l’hélium flottent, à moins qu’elles ne soient attachées, une myriade d’objets ayant appartenu à un sexshop en liquidation tapisse les murs rouges. La pièce, divisée en deux par des piliers en béton pour certains interrompus, est emplie de fauteuils. Derrière le bar, un jeune homme en combinaison grise (comme tous ceux qui ont un rôle de médiation) sert des boissons sans alcool, de la bière et de la vodka. Un échange s’engage et une question s’impose : « Comment atteindre les appartements visités lors de la présentation à la presse ? » Il ne voit pas de quoi il s’agit, il demande conseil à un supérieur via son appareil mobile en réseau fermé. « Ils ne sont pas accessibles. » Pourquoi ? C’est ainsi. Ilya Khrzhanovsky décide de ce qui s’offre ou non. L’appareil délivre une information à ce propos : un concert débutera à 16 h 30 dans FUTURE. C’est dans une petite demi-heure. Il faut reprendre les escaliers à toute pompe et retrouver la lumière du jour.
Au Théâtre de la Ville, il faut de nouveau montrer patte blanche. Les boîtes de conserves sont maintenant installées comme dans un magasin et partagent les rayonnages avec des cahiers et des livres, pour ce qu’on peut en distinguer de loin. Une jeune femme tient la caisse. DAU a donc aussi sa boutique de souvenirs. Un écran diffuse en temps réel des images du scientifique travaillant au Centre Pompidou. Toujours un livre à la main. Revient en mémoire un petit morceau de papier posé sur son bureau où était écrit en plusieurs langues : « téléportation ». Il reste encore du temps avant d’entrer dans (le) FUTURE, nos oreilles s’adonnent alors à l’envoûtement de Fantom DAU, une application sonore créée par le musicien anglais Brian Eno. Spectrale ! De nouveaux escaliers invitent à l’ascension. Sur un palier, un atelier s’ouvre. A l’intérieur deux personnes marquent des vêtements. Il s’agit de vestes appartenant au fonds de milliers de costumes réalisés pour l’expérience en Ukraine. A Paris, chacun peut en choisir une et repartir avec DAU écrit sur une manche ou ailleurs. Il en coûte 100 euros. Au dernier étage, nous pénétrons dans un appartement communautaire. Dans la cuisine, un couple discute en russe (évidemment). Svetlana et Christian sont mariés. Elle est ukrainienne. Il est français. Il a pris des vacances pour participer à DAU Paris. Un journaliste du Parisien et son photographe sont là aussi. Nous buvons un thé tous ensemble. Dans le couloir, un collectionneur de connaissance s’avance. « Qu’est-ce que vous en pensez ? » « Je ne pense pas, j’écris », ai-je l’habitude de répondre. Nous échangeons quelques minutes. Une femme tricote, tandis qu’une autre s’adonne à une réussite. Nous redescendons quatre à quatre les marches. Qu’allons-nous entendre. Mystère. Dans la fosse, un piano à queue. L’image nous est renvoyée par un immense miroir posé en biais au-dessus de lui. C’est Mikhail Rudy ! Quelle chance. Le pianiste français d’origine russe est né à Tachkent en Ouzbékistan, où sa famille avait été déportée par le régime soviétique. Les notes s’envolent dans un silence attentif et réjoui. Alors, c’est aussi ça DAU. Quelqu’un chuchote qu’un autre concert va débuter à Châtelet mais ne sait pas de qui. Les journalistes du Parisien filent. Je préfère rester. Le temps s’écoule sans peine. Rudy salue dos au public pour que le miroir renvoie son image de face. Indispensable paradoxe.
Un film est annoncé. Inutile de bouger. La musique claque. Deux hommes ratissent en une symétrique chorégraphie le gravier de l’institut. Il fait beau, une femme sort en chemisier sans manches. Dans la cuisine, une salade au chou. Staline est mort désormais. Les « ratisseurs » discutent avec d’autres travailleurs. Nous sommes en fin de journée et l’alcool coule à flots. Une femme vomit dans un seau. Si l’on en croit le pitch de départ. Tout ce qui est filmé est de l’ordre du réel et non du scénario. « Qui boit n’en-u-e pas ! » La vulgarité ne peut rivaliser avec la musique. Choquer l’autre l’oblige peut-être à réfléchir. Ou pas. Sur l’écran, les tableaux s’enchaînent. Deux hommes se caressent. L’ébriété perdure. Des personnes sortent, d’autres restent. Rien de surprenant. Pudeurs et fantasmes sont de la bataille. Au cinquième, ANIMAL se prépare pour un concert. Sergey Starostin, accompagné d’un contrebassiste et d’un percussionniste, fait son entrée. Le compositeur et interprète russe entonne des chants anciens. Son gousli, sorte de lyre tenue à l’horizontal, résonne. Puis s’immiscent flûte, grelots et autres instruments. Un esprit bienveillant plane. Tonnerre d’applaudissements. De part et d’autre de la scène, des œuvres du Centre Pompidou. On goûte particulièrement La Cène d’Andrei Filipov – des feuilles écrites à l’encre noire servent de cartels. Une table dressée avec une nappe rouge supporte 13 assiettes entourées en guise de fourchettes et de couteaux, des faucilles et des marteaux. 13 comme le nombre de longs-métrages. Mais peut-être ne faut-il pas chercher un sens à tout.
De retour dans l’appartement communautaire, une file d’attente s’est formée. Les chamanes consultent. Une notice appliquée au mur précise que « Le problème ou la question que vous voulez exposer aux chamanes doivent vous concerner personnellement (santé, travail, famille, etc.) donc pas de questions philosophiques ou politiques. Si vous n’avez pas de problèmes de ce genre ou si vous êtes sceptiques, il vaut mieux pour vous ne pas déranger les esprits ». Après une petite introspection, chacun choisit. Dans la pièce d’à côté, un couple d’Anglais joue aux cartes. Par la fenêtre, la façade du Châtelet est bavarde. Des mots blancs et rouges s’affichent. Dans le salon des jeux d’échecs attendent. Au mur, une toile d’Oscar Rabine. Quelle joie ! Deux hommes échangent un regard. Une conversation démarre. Il y est question de paradoxes. Encore. Il s’agit d’un des dialogues de Platon. Socrate y affronte Gorgias. Le philosophe se paie, oserait-on dire, le rhéteur. Le fond affronte la forme. La compréhension naît de la saine contradiction. « Savoir ou ne pas savoir qui est heureux ou ne l’est pas ? » « Est-ce que ce qui est beau est bon ? » Une question chasse l’autre. Socrate vaincra assurément. Il se joue de son adversaire. « Le juste est toujours beau » et « Je pense que la rhétorique ne sert à rien », assène-t-il. Stéphane Poliakov (Spectacle-Laboratoire) et Hugues Badet (Studio clandestin) sont metteurs en scène. Ensemble, ils jouent depuis 2016 Ion, Euthyphron et le Gorgias de Platon. Dans la cuisine, des gens de passage grignotent des graines de tournesol. Dans un couloir, une porte s’entrouvre. Un homme et une femme discutent de chaque côté d’un bureau. Un poster de cerveau, un cactus et une main bleue supportant un globe servent de déco. Personne n’est en costume. Ils sortent et se glissent dans une autre pièce pleine d’ordinateurs. Une salle des machines de DAU peut-être. Retour dans (le) FUTURE. Sur l’écran, des journalistes arrivent de l’extérieur. Ils sont accueillis par des homologues appartenant à l’Institut et doivent écrire et signer un certificat de confidentialité… « La presse porte une grande responsabilité. (…) Il faut travailler sur nous-mêmes, lire Lénine et Staline. » Leçon de journalisme à la mode soviétique.
Dans BETRAYAL, des cabines à deux places ne désemplissent pas. Des « écoutants » attendent les volontaires à l’intérieur. « Le sujet, c’est vous ! », me balance le jeune homme en souriant. Le dialogue est plaisant. Elie est écrivain. Il écoute toute la journée des gens qui lui racontent parfois des choses très intimes, mais jamais rien d’inintéressant. L’auteur qu’il est se félicite sûrement d’une telle aubaine de matière. La réalité dépasse toujours la fiction, dit-on. Nous parlons d’art et de la parole des artistes. Sans blague. Plus de bière au bar, mais encore des pleines marmites de bortsch servi dans des assiettes en alu fer-blanc. Deux euros et du pain noir. Top ! Il est plus de deux heures du matin. La place du Châtelet est désertée. Au SEX BAR, des jeunes rigolent avec le barman. Kevin, étudiant en sociologie à Nanterre, vient taper la discussion. Rejoint bientôt par Andrea, étudiant en cinéma à Saint-Denis. Ils sont contents. Un peu éméchés aussi. Kevin raconte qu’il n’a pas apprécié d’emblée la proposition, mais qu’elle a infusé au fil des heures et l’a fait réfléchir à ce que notre société vit aujourd’hui. DAU comme miroir. Il annonce vouloir revenir le week-end prochain et se félicite d’être resté plus longtemps que son visa ne l’y autorisait. Dans SUBMISSION, DAU 12 se donne à voir. Deux femmes aiment le physicien. L’une d’elles est son épouse et enjoint à l’autre de renoncer. Le héros cherche le sexe autant que l’amour. Les films sont régulièrement traversés par des scènes érotiques. Le vase clos de l’Institut est propice au rapprochement des corps qui sont montrés dans leur ordinaire. Crûment, simplement. En lisant cela, il faut avoir conscience de l’appréhension parcellaire que chacun a de DAU. Mon œil a échappé à certaines scènes violentes et choquantes relatées par d’autres participants. Tout témoignage est le fruit d’un concours de circonstances singulier.
Retour à ANIMAL pour un concert sans musiciens de Brian Eno. La nuit est bien avancée et les rangs sont clairsemés. Il ne reste presque plus que des individus évoluant seuls. 45 minutes plus tard dans BETRAYAL (trahison), la cantine compte plus de personnages fictifs que de clients en chair et en os. Une jeune fille asiatique aux cheveux bleus fait des tests. Il n’y a plus d’images en provenance du Centre Pompidou. DAU se « reboute » comme disaient les informaticiens d’antan. Une assiette de purée à l’œuf après (toujours à 2 euros), DAU 7 se lance dans INHERITING (héritant). De chaque côté de la salle, pendent des costumes. Fantômes de l’Institut. Il n’est pas impossible que les trois personnes présentes se soient assoupies un peu. Il est 6 heures. Quand la porte du casier s’ouvre, le smartphone affiche une batterie en capilotade. Il faut sortir et reprendre une « vie normale ».
ACTE 5 L’effet DAU
Deux jours plus tard, quelques personnes discutent autour d’une table du Café-Livres, non loin du Châtelet. Antoine leur raconte « son » DAU. Il accepte de vous en dire quelques mots. Il est facilitateur, accompagne des collectifs qui cherchent à monter ensemble des projets associatifs ou d’entreprise. « Un ami m’en a parlé. Je n’avais pas très bien compris de quoi il s’agissait. Le côté très “marketé” me freinait. Ce qui m’a convaincu, c’est la présence de Marina Abramović parmi ceux qui ont participé à l’expérience. J’avais un forfait 6 heures mais je suis resté beaucoup plus longtemps. D’emblée j’ai vu un film qui mettait en scène le personnage de Dau et Maria, une ancienne histoire d’amour. Je ne savais pas vraiment ce que je regardais. Le film est très lent. Je me suis demandé si je resterais si j’étais au cinéma et en même temps, cela m’a plongé dans une sorte de disponibilité. De manière générale, j’ai apprécié l’accueil. Les personnes censées nous renseigner expliquaient spontanément ne pas très bien savoir elles-mêmes ce qui se passait. Elles engageaient à essayer. Dans la vie courante, tout est cadré, le temps est optimisé. Là, tout est explosé. On laisse son téléphone, on se perd dans le temps. Je suis allé voir les chamanes. C’était intéressant mais ce qui m’a le plus marqué, ce sont les personnes qui écoutent. Ce fût un moment très fort. Je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un d’aussi disponible et pertinent. Une transformation s’est opérée. Puis, au fil de la soirée, j’ai rencontré pas mal de monde dans les appartements. Des participantes ont improvisé des chants russes. J’ai discuté avec une monteuse qui a bossé trois ans sur le projet. Il y avait une ambiance rare. Qualifier DAU ? C’est un espace qui propose de se relier à la fois aux autres et à soi, un espace de liberté et de profondeur, qui incite à prendre un risque, celui d’être vivant. » Alain, un ami cinéaste, a fait lui aussi l’expérience. Il est frappé par l’utilisation frénétique des images. Il raconte comment il s’est laissé guider par les rushs, son agacement de ne pas toujours savoir s’orienter, le temps qui peu à peu s’étire. Il parle trop vite. Je n’arrive pas à tout noter. Une foule de questions se posent. A la sortie d’une des projections, il a discuté du bien-fondé de montrer la violence pour la faire comprendre. La joute verbale a été serrée. Il ne pense pas que donner à voir des scènes intolérables fassent avancer la conscience. L’autre est convaincu du contraire. Dans le flot de son témoignage, DAU devient une immense chambre d’écho, mot que l’on a envie d’écrire au pluriel. Il évoque entre autres L’Invention de Morel de l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casares (1914‐1999), ami de Jorge Luis Borges, et s’interroge sur la réalité des images, sur leur immatérialité. « Peut-on en tomber amoureux ? » Le jardin des chemins qui bifurquent s’offre lui aussi. Et l’échange se poursuit. Encore et encore. Avec DAU, tout est une question de temps.